Les historiens sont-ils trop spécialisés ?

Le reproche émane fréquemment des sphères conservatrices, voire réactionnaires : les historiens d’aujourd’hui, en plus d’être de vils « déconstructeurs » s’attaquant au glorieux récit national, s’intéresseraient uniquement à des points de détail, et perdraient toute forme de vision d’ensemble et de hauteur de vue. Il y a déjà une quinzaine d’années, alors que je militais dans les rues de Limoges contre – déjà – la casse de la recherche, un brave papy m’avait ainsi doctement expliqué qu’en fac de sciences humaines, on se « branlait la tête » pour savoir « si Marie-Antoinette avait des règles douloureuses ». La trivialité de la formule pourrait pousser à balayer la question du revers de la main, mais elle en appelle en réalité d’autres, qui touchent à l’essence même de la discipline historique et sont éminemment politiques.

Le mythe du « savant complet »

Vous le savez si vous suivez les écrits de ce site, un point régulier des discours réactionnaires sur l’écriture contemporaine de l’histoire est la critique de sa pratique universitaire : elle serait le fait de mandarins déconnectés des réalités, reclus dans leur fameuse « tour d’ivoire », politiquement tout puissants et traquant toute pensée subversive (quand bien même ladite pensée subversive aurait, en réalité, bien plus de facilités d’audience que tout discours universitaire, mais passons). Dans ce contexte, l’accusation d’hyper-spécialisation permet un procès en incompétence dont ne se prive pas, par exemple, un certain candidat à la présidentielle aux tendances fascisantes. Quel modèle est-il alors opposé ? Celui de l’historien « complet », à l’érudition illimitée, auteur de grandes synthèses, d’une histoire de France à la Jules Michelet ou, mieux encore, Jacques Bainville, ou encore des ouvrages scolaires de Lavisse. L’image publique du candidat sus-cité est ainsi forgée : un érudit « qui lit beaucoup », capable de parler tant de Vichy que de l’affaire Dreyfus ou de la Saint-Barthélémy. Or, une telle posture fait forcément hausser les sourcils des historiens professionnels. Pourquoi donc ?

Au début d’une excellente conférence donnée au CHRD, Jean-François Muracciole, spécialiste de l’Occupation, revient sur la masse d’ouvrages publiés sur la Seconde Guerre mondiale en proposant une image simple : un homme lisant à plein temps ne pourrait venir à bout de cette bibliographie en plusieurs vies. Il donne un autre exemple en complément : les archives du ministère des Finances pour la IVe République (qui ne s’illustra pourtant pas par sa longévité) représentent une plus grande quantité documentaire que l’ensemble des sources de l’histoire grecque antique… que personne n’oserait prétendre avoir toutes lues. Si l’on ajoute à cela les questions de langue, de déchiffrage, d’expertise technique nécessaire à la compréhension de certains domaines, une conclusion s’impose donc : connaître, de première ou seconde main, un sujet vaste à la perfection est une impossibilité matérielle, et quiconque prétend le contraire est au mieux un naïf, au pire un charlatan.

Une page de mon inventaire de cotes
Lors de mon master, j’ai réalisé un inventaire de 260 pages sur les cotes que j’ai explorées pendant douze semaines, dans des conditions royales dont bénéficient peu de chercheurs. Ces cotes concernaient le seul paquebot Normandie. Tout étudier en détail a, déjà, de quoi occuper des années.

Tout chercheur ayant pratiqué un séjour en archive le sait : rares sont les domaines où la masse documentaire peut être exhaustivement traitée par un homme seul. C’est pour cela que les sujets sont extrêmement découpés. Que l’on pense seulement au fait que les discours et écrits du seul Robespierre occupent ainsi douze volumes. Que l’on imagine la quantité d’articles de la presse révolutionnaire, dont Gallica et Retronews nous donnent un aperçu. Qui, dans ces conditions, pourrait prétendre avoir tout lu, tout compris, ne plus rien pouvoir découvrir ? C’est ce qui explique que, paradoxalement, les plus grands spécialistes soient aussi les premiers à reconnaître les limites de leur compétence : plus on creuse un sujet, plus on sait ce qu’il reste encore à creuser, qui occupera encore des vies entières. Cette connaissance est aussi frustrante que fascinante, car c’est elle qui nourrit ensuite une profusion de recherche souvent passionnante. Une recherche qui, comme on va le voir, ne peut être que spécialisée.

 

Les chevaliers-paysans de l’an mil au lac de Paladru ont des choses à vous dire

En entrant en master, les chercheurs débutants sont amenés à choisir un sujet. J’ai déjà parlé de mon propre parcours en la matière. Certains s’en voient imposer un d’office, d’autres savent déjà où ils vont, la plupart, enfin, se situent dans un entre-deux né de discussions avec leur directeur de recherche. Car produire une recherche en un ou deux ans (et même en trois ou quatre, pour une thèse) implique de savoir où on va, et de bien estimer le chemin à parcourir. Un sujet trop large, avec une avalanche de sources et de bibliographie, ne pourra tout simplement pas être traité dans ce cadre. Pour le dire simplement, donc, on n’entre pas en master en demandant à travailler sur « Les Romains », « Louis XIV » ou « La Seconde Guerre mondiale ».

Ceci peut créer un rapport particulier au sujet de recherche que Jaoui et Bacri ont parfaitement mis en scène dans On connaît la chanson avec la célèbre scène de « la thèse sur rien ». À force d’avoir la tête dans un sujet très spécifique, on finit par le percevoir comme inintéressant pour d’autres, trop spécialisé, voire illégitime par rapport à ce que travaillent les collègues. Illusion et syndrome de l’imposteur, généralement, mais un sentiment réel ! Dans le film, le sujet de thèse évoqué, « les chevaliers-paysans de l’an mil au lac de Paladru » peut prêter à sourire pour son côté pittoresque, ultra-spécifique et détaillé, comme bien des sujets de thèse à vrai dire ; mais il s’agit d’un sujet réel, qu’Agnès Jaoui avait découvert en lisant L’Histoire. Et pour cause : il y a là des choses en réalité passionnantes : un habitat lacustre du XIe siècle, fouillé pendant plusieurs décennies, et aujourd’hui mis en valeur par un musée. Et du reste, « chevaliers-paysans » : sans être médiéviste, le simple intitulé peut m’interpeller : bien sagement, en cinquième, j’ai appris que l’on pouvait être l’un ou l’autre. Ceux de Paladru cumulaient-ils les postes ? De quoi débattre pendant des années !

Couverture des chevaliers-paysans de l'an mil au lac de Paladru
Non seulement les chevaliers paysans de l’an mil au lac de Paladru sont un vrai sujet, mais en plus, il est possible de leur consacrer plus d’une centaine de pages !

C’est bien là la particularité de l’étude de détail : en confrontant au réel, au concret, plutôt qu’aux grandes généralisations, elle impose les nuances, les contre-exemples et les rectifications. J’évoquais précédemment le cas des Lefebvre, famille de troisième classe à bord du Titanic. Ce qui est intéressant, c’est que les mettre en parallèle avec nombre d’autres passagers de troisième classe, multiplier les études de cas, remet en cause la vision généralement donnée de ces passagers, uniformément dépeints comme des migrants pauvres en quête d’une vie meilleure. Le détail montre bien des subtilités : beaucoup ne « quittent » pas une ancienne vie, mais enchaînent les allers retours d’un continent à l’autre. Tous ne sont pas uniformément démunis, certains ayant par exemple des emplois d’ingénieurs qualifiés et voyageant avant tout en troisième du fait de leur famille nombreuse. De même, comme je l’avais montré ici, une étude détaillée de la façon dont sont partis les canots permet de nuancer l’idée simpliste d’un sacrifice des plus pauvres.

On pourrait multiplier les exemples, ne serait-ce qu’à travers les vidéos publiées ici : vote des pleins pouvoirs à Pétain, persécution des juifs en France sous l’Occupation, datation du baptême de Clovis ou même étude du mythe des origines troyennes de la France… À chaque fois, l’étude plus détaillée permet de remettre en cause les fausses évidences et les généralités abusives. Probablement est-ce pour ça que « déconstructeurs » et « trop spécialisés » sont des critiques qui vont de pair quand il s’agit de dénoncer les historiens d’aujourd’hui. Confronté à la réalité des faits examinés à la loupe, l’historien ne peut se contenter de simplifications et de mythes, ce qui ne plait pas à tout le monde…

 

De la difficulté de faire de bonnes synthèses scientifiques

Pourtant, il est bien évident que les travaux spécialisés ne peuvent se suffire à eux-mêmes. Mais, à vrai dire, il n’y a que dans le monde très fantasmé de ceux qui se moquent des titres de thèse qu’ils ne comprennent pas que la spécialisation est incompatible avec des connaissances plus larges. Dans les faits, tout chercheur est amené à balayer bien plus loin, en particulier lorsqu’il est aussi enseignant. Vient alors la question de la synthèse de travaux spécialisés, qui est un exercice plus ardu qu’on pourrait le penser.

Les bons ouvrages de synthèse sont nombreux en librairie. Les très mauvais aussi. La différence entre les deux tient généralement à la capacité des auteurs à bien maîtriser l’historiographie récente du sujet, tout en étant capables de reconnaître leurs limites. De ce point de vue, il est peu étonnant que fort peu d’historiens professionnels s’attaquent seuls à la rédaction d’une vaste histoire de France, par exemple : vu l’ampleur des lectures pour réaliser un travail de qualité, ce ne peut être qu’une entreprise collective, et souvent en plusieurs volumes. Même ainsi, il est fréquent, pour ne pas dire normal et tout à fait logique que, dans de tels ouvrages, des passages soient moins bons que d’autres, ou vieillissent plus rapidement, lorsque leur champ est très dynamique. Trouver des erreurs ou simplifications manifestes dans l’introduction d’un ouvrage ne signifie donc pas forcément qu’il est à jeter : l’auteur est peut-être bien meilleur dans certains chapitres, dont il est plus connaisseur, soit pour les avoir travaillés de première main, soit pour mieux en maîtriser la bibliographie. La critique d’une synthèse scientifique ne peut donc que rarement être toute noire ou toute blanche, et c’est l’essence même du débat scientifique.

Couverture de l'histoire de France dirigée par Claude Gauvard
L’histoire de France dirigée par Claude Gauvard est un bon exemple : c’est la synthèse de plusieurs volumes écrits par différents auteurs, qui tous reconnaissent le caractère très personnel et imparfait de leur synthèse.

Les meilleurs auteurs en sont d’ailleurs conscients au point de faire vivre la question dans leur texte lui-même. Cela passe par plusieurs techniques. Faire un point historiographique (souvent en introduction) peut en être une, mais généralement, les meilleurs commentaires de ce genre sont ceux qui, au fil du texte, savent faire apparaître les travaux récents les plus intéressants, citer les controverses du moment et montrer comment l’histoire est vivante à toute étape de l’ouvrage. Enfin, lorsque l’ouvrage a la chance d’être réédité plusieurs années ou décennies après, il peut faire avec un grand bénéfice l’objet d’une préface ou postface revenant sur les nouveautés apparues depuis la première publication, nuançant certains points, en renforçant d’autres. J’ai déjà évoqué sur ces pages la très belle préface de Robert Paxton à sa France de Vichy rééditée en 1997. Mais de même, la postface qu’Alain Demurger a ajoutée à ses Templiers en 2014 est un bel exemple de cette démarche : sans avoir retouché le texte de l’ouvrage, il revient ici sur ce qui a mal vieilli, ce qu’il changerait, et ce qu’il conserverait. Les meilleurs historiens sont ceux qui savent réfléchir sur leur travail, ce qui, évidemment, est la base de la démarche scientifique.

Surtout, la genèse des grands ouvrages de synthèse collectifs illustre bien les difficultés et défis posés par une telle entreprise. La série de podcasts réalisés récemment par André Loez sur l’aventure de L’Histoire des femmes en Occident dirigée par Georges Duby et Michelle Perrot est ainsi très instructive : implication nécessaire des éditeurs (et questions que cela soulève), répartition des tâches, synchronisation de personnalités pas toujours d’accord, gestion des controverses historiographiques potentielles, et surtout, maintien de la cohésion d’un travail d’équipe de longue haleine qui demande parfois aux coordinatrices de volume de devenir de véritables managersTous ces facteurs rappellent que bien des séries de références sont le fruit d’une démarche particulièrement complexe.

Il faut enfin noter que toute bonne synthèse ne peut que découler de travaux de détail préalables : en ce sens, même lorsque l’auteur travail en solitaire, par ses lectures, il fait toujours une œuvre collective. La très bonne synthèse (tirée de sa thèse) de Guillaume Pollack sur les réseaux de Résistance, L’armée du silence fournit un bon exemple de cet enjeu : elle n’est rendue possible que par maintes monographies et autres travaux sur des réseaux spécifiques qui, mis en regard, étudiés collectivement, complétés par les propres recherches de l’auteur, finissent par permettre une vision plus globale. De ce point de vue, la grande spécialisation des chercheurs ne s’oppose donc pas à la rédaction des grandes synthèses : elle est au contraire la condition nécessaire à leur qualité et, sans elle, il n’y aurait pas de production historique, juste du recyclage, ce qui ne serait pas forcément pour déplaire à certains polémistes réactionnaires. Ceci étant dit, le fonctionnement actuel de l’Université n’est pas sans effets pervers, malgré tout.

 

Les dérives de l’institution

Il est significatif que j’aie mentionné en introduction des manifestations autour de l’état de l’Université : des dérives durables ont en effet profondément dégradé les conditions de travail des chercheurs et, au-delà de ça, la philosophie même de la recherche. On peut par exemple écouter ce que plusieurs ont à dire sur la tristement célèbre LPPR qui n’est qu’un nouveau coup dans une entreprise de démolition bien amorcée. Je n’aborderai pas ici, donc, les questions du financement de la recherche, du besoin de sans cesse démontrer leur pertinence dans le cadre de grands axes décidés selon les tendances du moment, de quérir des fonds parfois peu gages d’indépendance et ainsi de suite : ce sujet mériterait un traitement à part, et bien des ressources existent déjà à ce propos.

Mais une des plus belles incarnations de la dérive managériale de l’Université, en France comme ailleurs, est le fameux « Publish or perish », « publier ou mourir ». Dans une société ou tout n’est raisonné que de manière quantifiable, la recherche doit à la fois être utile (faisant perdre par-là les découvertes de hasard) et quantifiable (quitte à ce que ce soit au détriment de la qualité). Le « bon chercheur » publie beaucoup, peu importe quoi. Dans les pires des cas – les exploits du « savant de Marseille » et de son IHU en témoignent – cela aboutit, en médecine, à des essais fort peu éthiques et des publications de complaisance dans des journaux douteux. Dans les presque moins pires, on recycle un chapitre de thèse pour en faire un article ou une communication de colloque, voire les deux, ni vu ni connu, histoire de gonfler un peu. L’idée même qu’un chercheur puisse passer du temps à … chercher sans trouver immédiatement semble être insupportable aux petits comptables. Dans ce contexte, la production de gros ouvrages, de synthèses de qualité et autres travaux ambitieux est bien peu rentable, sans parler de la vulgarisation…

Il y a quelques temps, sur Twitter, André Loez avait remarqué que la mode était de plus en plus à des ouvrages thématiques prenant la forme de chronologies, chaque date symbolique devenant prétexte à un article. L’Histoire mondiale de la France dirigée par Patrick Boucheron est probablement le prototype en la matière, mais il a depuis été maintes fois imité. Il faut dire que ce genre de compilation d’articles (dont la qualité n’est pas ici remise en question, loin de là !) s’inscrit beaucoup plus facilement dans le planning chargé des enseignants-chercheurs que l’écriture concertée d’un ouvrage plus construit. Je suis d’ailleurs moi-même en attente à l’heure actuelle de la sortie d’un ouvrage de ce type auquel j’ai contribué. Fournir un article sur un sujet que l’on connaît spécifiquement n’est jamais une grande difficulté. De la même manière, on pourrait parler des actes de colloques, qui sont là aussi une façon aisée d’accroître sa productivité : ces compilations d’articles ont, somme toute, peu d’unité. J’ai personnellement dû écrire la conclusion d’un de ces ouvrages que j’avais codirigé, et la tâche s’apparente souvent à donner un semblant d’unité à ce qui en a peu (au point que, parfois, tous les textes ne sont pas publiés dans la même langue !)… quelle que soit par ailleurs la qualité du contenu, qui, ici encore, n’est pas en cause.

Lors d’une AG de laboratoire à laquelle j’avais assisté, un professeur émérite (élégante manière de parler d’un retraité encore actif dans le milieu) s’était d’ailleurs lamenté que l’organisme ne cherche pas plutôt à publier des synthèses plus construites. Il faut dire qu’un ouvrage très hétéroclite et peu cohérent comme le sont souvent les actes de colloques est peu satisfaisant pour le lecteur lambda : on le consulte souvent pour un article et, à l’heure d’internet, le format numérique se prête bien plus à ce genre de publication (il est d’ailleurs fréquent que ces ouvrages soient aussi édités sur Internet, parfois gratuitement). Mais ce brave professeur avait justement l’avantage d’avoir sa carrière derrière lui : on le sait, il est bien plus facile de publier ce genre de compilation qu’un ouvrage pour lequel les directeurs devront élaborer un plan beaucoup plus organisé, s’assurer que les contributions s’emboîtent bien, et où les auteurs devront souvent sortir de leur « zone de confort » pour fournir une synthèse. De tels travaux, très ambitieux, existent fort heureusement. Les Mondes en guerre publiés chez Passés composés, plusieurs volumes collectifs des Mondes anciens de Belin, témoignent de ce que peut donner une telle initiative. Ils sont, à mon avis, bien plus satisfaisants, tant pour les auteurs que pour les lecteurs. Mais force est de constater que la structure y encourage peu. Ceci est certainement un facteur expliquant qu’une bonne part de la production universitaire passe totalement sous le radar du lectorat grand public, ce qui nous amène à la question ô combien cruciale de la vulgarisation.

 

L’enjeu de la vulgarisation

J’ai déjà détaillé dans deux articles que je vous conseille mon point de vue sur la vulgarisation et ses enjeux. Je vais ici revenir sur le rôle que peuvent et doivent jouer les vulgarisateurs dans le sujet qui nous occupe aujourd’hui. En matière de vulgarisation, j’occupe une position compliquée : si je fais partie du troupeau des vulgarisateurs historiques sur YouTube, je suis parfois étiqueté, du fait de mon format, comme « le seul vulgarisateur qui vaille le coup », chose que je rejette totalement. D’une part, car il existe plusieurs autres chaînes avec des formats aussi denses et fouillés que les miens (Hérodot’com et Sur le champ me viennent immédiatement à l’esprit, mais il y en a bien d’autres, de plus en plus), d’autre part car cette façon de faire de la vulgarisation (sujets traités en longueur, grandes réflexions historiographiques, format peu dynamique) ne peut pas et ne doit pas être la seule.

Dès le début de la chaîne, j’ai ainsi pu être opposé par certains à Nota Bene, qui serait un contenu plus superficiel, plus grand public, et donc de moindre qualité. Or, si la superficialité et le grand public sont un fait, cela n’implique pas forcément une moindre qualité : tout le monde ne pouvant commencer par des séries de plusieurs heures d’un gars qui parle devant une caméra, il faut de la vulgarisation plus superficielle, pour faire office de porte d’entrée, de même que mes propres vidéos sont pensées comme des portes d’entrées vers les travaux d’universitaires. Dans le cas de Nota Bene, la démarche est d’autant plus assumée que Benjamin Brillaud invite des universitaires à parler devant sa caméra sur Twitch et à coécrire ses scripts. J’ai vu tantôt quelqu’un se demander pourquoi des spécialistes acceptaient de « s’abaisser » à participer à cela, quitte à risquer de se retrouver au milieu de vidéos de moindre qualité (chose inévitable vu la production astronomique de la chaîne). Mais la question est mal posée, car dans l’affaire, ce n’est pas le vidéaste qui exploite les chercheurs, mais bien l’inverse : ces derniers y trouvent un espace d’expression qui leur offre une audience qu’ils n’auront nulle part ailleurs avec autant de latitude dans le discours. La seule alternative est en effet la télé, qui ne les tolèrera que hachés dans des formats trop rapides.

J’ai dit plus haut que bien peu d’historiens de métier s’attaqueraient à une histoire de France, connaissant bien la difficulté de l’exercice. Ce n’est pas pour autant qu’il ne faut pas d’histoires de France dans les librairies : du point de vue de la vulgarisation, l’exercice est nécessaire. Simplement, la vulgarisation doit être acceptée pour ce qu’elle est : forcément simplificatrice et imparfaite. J’en entends s’inquiéter : c’est là la défense de certains imposteurs, Deutsch et Ferrand par exemple, aux critiques qui leur sont faites ! Je vais donc poser ici ce qui me paraît être une règle d’or : la vulgarisation de qualité doit être une porte d’entrée, et non une voie de garage.

Deutsch et Bern posant en brandissant Hexagone
S’il existe un Enfer pour les historiens, il doit ressembler à ceci.

Je m’explique. Deutsch et Ferrand ont pour point commun de rejeter en bloc l’histoire universitaire : loin de guider leur public vers elle, ils le rendent au contraire captif en se présentant comme passeurs d’une vérité refusée par les chercheurs pour des raisons politiques. J’aurais été porté à être plus indulgent vis-à-vis de Stéphane Bern, jusqu’à de récentes déclarations de sa part : une chercheuse ayant dénoncé la façon dont le montage du Secrets d’histoire sur Molière lui faisait dire l’inverse de ce qu’elle voulait démontrer, une enquête plus approfondie a été menée par le site Arrêts sur images. Plusieurs chercheurs sollicités par l’émission ont confirmé ce caractère imparfait du format : le hachage des propos, qui fait que souvent, un chercheur ne dit pas une phrase complète, le fait que les intervieweurs sachent à l’avance ce qu’ils veulent faire dire, la juxtaposition des différents invités… Tout se prête à la falsification de la parole. Faut-il alors y aller malgré tout pour sauver les meubles, ou refuser et s’isoler plus encore ? La question n’a pas de bonne réponse. Mais face à ces remarques, Bern en avait une autre : les chercheurs ne sont que des ingrats pourtant bien contents de venir dans son émission pour leurs deux minutes de célébrité. Cette vulgarisation médiatique qui se construit sans respect de la recherche est donc à jeter, et il en va de même, sur Internet, pour celle qui plagie sans vergogne ou ne cite jamais la moindre source.

En revanche, lorsque la vulgarisation fait le choix, tout en assumant ses simplifications et raccourcis, d’être une porte d’entrée vers un univers plus vaste, renvoyant soit vers d’autres travaux de vulgarisation plus pointus, soit directement vers les chercheurs et, mieux encore, leur donnant la parole, elle fait, à mon avis, une œuvre civique qui relativise toutes ses imperfections. Comme je l’évoquais dans mes précédents articles, la critique de la vulgarisation est légitime. Encore doit-elle se faire en prenant en compte ses conditions d’élaboration, ses enjeux, et surtout, doit-elle se faire avec honnêteté et recul. Le rejet en bloc dont font preuve certains (qui sont d’ailleurs loin de venir en majorité du monde de la recherche qui, lui, saisit bien une partie de ces enjeux épistémologiques) n’est rien de plus qu’un élitisme un peu bancal.

 

Les ressorts politiques de l’affaire

Reste enfin un point à évoquer : derrière ce débat sur l’hyperspécialisation des chercheurs se cache en réalité un clivage politique bien réel sur ce qu’est l’histoire et, au-delà, sur la méthode scientifique. La question n’est, à vrai dire, pas nouvelle : on sait que, déjà, à l’époque de l’affaire Dreyfus, tandis que nombre de scientifiques et notamment d’historiens, adeptes de la méthode critique, avaient rejoint le camp des défenseurs du capitaine face à l’analyse très parlante des éléments matériels de l’affaire, les forces réactionnaires se roulaient dans l’antidreyfusisme, dénonçant les « intellectuels » (ce qui, venant de gens qui étaient loin de vivre de la sueur de leur front, ne manquait pas toujours de sel), et niant des évidences quitte à soutenir le « faux patriotique » du colonel Henry.

Il y a en effet une filiation réelle dans les courants réactionnaires, du refus catégorique, par les catholiques intransigeants du XIXe siècle, de la rationalité scientifique, au refus actuel de certains penseurs bien à droite d’une histoire scientifique. Leur ligne de défense est parfois toute trouvée : l’histoire n’est pas une science mais un art. La ficelle est grosse : s’il ne s’agit « que » d’art, tout est relatif, tous les avis se valent, tout n’est question que d’opinion. Lorsque les historiens dénoncent les mensonges du petit pamphlétaire malheureux à la présidentielle, ses soutiens zélés rétorquent qu’il s’agit d’un affrontement idéologique. Or, non : au-delà de toute divergence politique, il y a des erreurs factuels, des détournements de faits, des fautes de méthode.

Asselineau fait une conférence comparant Vercingétorix et Jean Moulin, et lui, accessoirement.
Cette conférence d’Asselineau reste un cas d’école pour comprendre l’usage de l’histoire par la droite, et comment il est à la racine du discours réactionnaire : il s’agit de définir une France dont la nature serait continue et immuable (ici, de Vercingétorix à Jean Moulin).

Ceux qui dénoncent les « déconstructeurs » sont avant tout attachés à une histoire figée, un roman qui ne bouge pas (en témoigne leurs références souvent poussiéreuses, leur révérence à l’égard de telle ou telle grande plume du passé). Dans ce contexte, la recherche, qui, par principe, par définition, remet sans cesse sur le métier son ouvrage, ne peut qu’être destructrice à leurs yeux. Or, en réalité les méchants « déconstructeurs » bâtissent, bien plus qu’ils ne détruisent. En apportant de nouveaux champs de recherche, ils élaborent non pas un récit figé, mais une enthousiasmante œuvre permanente, qui nourrit la réflexion. Certains de ces champs, en remettant en question de – fausses – évidences, peuvent déranger, chatouiller le ronron d’un récit bien huilé et d’un passé tellement idéalisé qu’il n’a jamais existé. Mais c’est là la vertu première de l’histoire qui, comme l’explique si bien Gérard Noiriel, doit avant tout apprendre à « se rendre étranger à soi-même ».

Lorsqu’on en fait une discipline construite, scientifique, et donc qui entre dans les détails les plus minimes, l’histoire est en effet une invitation à aborder des modes de pensée qui, même lorsqu’ils semblent familiers, sont en réalité fort différents des nôtres. Elle nous confronte à une altérité parfois dérangeante. Au pire et au meilleur, parfois mêlés de telle sorte qu’on peine à les séparer. Bref, l’histoire se satisfait peu des récits figés et du manichéisme imposé. Discipline en mouvement, elle se nourrit de contradiction permanente, nécessaire à la démarche scientifique : cela ne peut que chagriner, faire grincer des dents, quiconque a des tendances autoritaires, car dans le répertoire scientifique, l’argument d’autorité et les dogmes n’ont aucune place, sauf chez les cuistres.

En somme, le travail de l’historien est aussi, surtout, de sortir sa loupe grossissante, de se livrer à des jeux d’échelle, d’utiliser le particulier pour douter des vérités générales trop confortables, pour apporter toujours plus de nuances à ses constats. L’histoire ne rentre ni dans des cases étroites, ni dans des récits trop parfaits pour être honnêtes. Il est probable que, chez les nostalgiques d’un passé fantasmé, ces considérations soient souvent trop difficile à digérer, et que l’essence même de la discipline soit définitivement hors de portée de nombre d’entre eux. Il serait dommageable qu’il en aille de même dans le camp de ceux qui sont ordinairement tournés vers les lendemains qui chantent : ceux-ci devraient se tenir éloignés de tout dogme et de tout récit idéalisé, au risque, sinon, de finir comme ceux qu’ils combattent…

 

Pour aller plus loin

Impossible de citer ici tous les travaux dont la lecture a contribué à la formation de cet article, tant les apports ont été nombreux. Je peux donc plus largement renvoyer à la bibliographie de tous les articles publiés jusqu’ici, et plus largement, conseiller l’écoute d’historiens, que ce soit sur Paroles d’histoire, Passion médiévistes et ses frères modernistes et antiquisants, ou encore Ça coule de sources et les interviews de Nota Bonus. Lire des ouvrages de méthode historique peut également élargir les horizons, à commencer par le très mon manuel d’Initiation aux études historiques, disponible en ligne.

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