L’histoire, et les images

Les habitués de nos vidéos n’accordent pas forcément grande attention aux images. Souvent, on nous écoute ou nous lit plus qu’on nous regarde, et le fond prime sur ce qui ne paraît être qu’illustration. Pourtant, pour l’historien, l’image n’est évidemment pas que décorative. Source, devant être analysée au même titre que le texte, elle a une puissance mémorielle et émotionnelle bien supérieure à lui. Cette dynamite doit donc se manier avec précaution…

Images et vulgarisation

Depuis le premier volet sorti en 2009, la série Apocalypse de Danielle Costelle et Isabelle Clarke fait polémique, à plusieurs titres. Passons sur les erreurs et approximations soulignées par de nombreux critiques, ainsi que sur le mépris affiché de Costelle à l’égard des historiens de profession pour nous focaliser sur la question des images. Celles d’Apocalypse ont en effet été universellement restaurées et colorisées, ce qui a pu en titiller plus d’un. Simple tatillonnage de puristes réacs jamais contents ? Non, car ce faisant, le documentaire nivelle les images, qui perdent leurs spécificités et leur contexte. Lesquelles viennent de la propagande, du cinéma ? Lesquelles relèvent de l’amateurisme ou de l’image volée ? Le spectateur n’en saura rien, et pour lui, tout finit par se valoir. Or, ce biais contribue à enraciner des clichés. Ainsi, la mise en scène mythifiée des charges de cavalerie polonaise contre les blindés allemands, fruit de la propagande nazie, devient dans le documentaire un simple fait admis : après tout, il y a des images…

Cavaliers polonais chargeant dans les années 1930
Aujourd’hui un peu simplifiée comme une arme arriérée, la cavalerie occupait en réalité encore une grande place dans les armées de 1939, et son usage par la Pologne n’était pas aussi anachronique qu’on le présente souvent…

C’est là tout l’enjeu des choix en matière de réalisation et de mise en image. Pour Veni Vidi Sensi, nous avons rapidement fait un choix qui relevait pour nous de l’évidence : il n’y aurait pas d’images animées. D’une part pour des questions de droits, et d’autre part pour ne pas détourner les spectateurs eu propos tenu. Ainsi, contrairement à bien des documentaires, nous n’utilisons pas à titre d’illustration des extraits de films qui, souvent, figent une vision de l’histoire dans la conscience populaire. D’autre part, nous avons peu à peu pris l’habitude de légender aussi précisément que possible les images utilisées dans les vidéos, afin notamment de les dater, et de les contextualiser. C’est un détail, certes, mais qui rappelle que les images ne viennent pas de nulle part et ont un contexte propre.

Un tel choix n’est pas le seul possible. D’autres vulgarisateurs peuvent choisir, à l’inverse, de se reposer sur l’image, quitte à la decontextualiser, pour rendre leur format plus accessible au plus grand nombre. Ceci d’autant plus qu’à moins de consacrer une partie du propos à l’analyse de l’image (ce que nous faisons rarement dans VVS), les informations contextuelles sont facilement oubliées, voire simplement ignorées. En définitive, donc, il n’y a pas de bonne manière de faire. Mais il est important de rappeler que l’image est un outil dangereux, qui se manie avec précaution.

 

Les historiens face à l’image

L’image pose un problème : on l’utilise souvent à des fins d’illustration, dans une démarche qui tient plus de la décoration que de l’analyse. La source par excellence reste le texte, et l’image, trop souvent, n’est qu’un complément qui vient confirmer et illustrer ce que l’on sait déjà. Ce défaut d’analyse se retrouve jusque dans la formation des historiens, du moins en France, où le commentaire d’image est souvent le parent pauvre parmi les exercices. Et de fait, des enseignants qui y ont mal été formés peinent ensuite à le transmettre à leurs étudiants… Fort heureusement, cet état des choses évolue de plus en plus.

En effet, l’image, qu’elle soit animée ou fixe, est un document comme un autre, qui peut faire office de source, et qui doit être analysé avec les mêmes précautions qu’un texte. Toute image, qu’elle soit peinture, photographie, film, produite dans des conditions professionnelles ou en amateur a un contexte, une grille de lecture. Les intentions de son auteur, la perception de son public doivent donc être également prises en compte. Même ses conditions de production doivent donner à réfléchir : dans notre monde, les images sont omniprésentes, et un clic suffit à reproduire et diffuser mondialement une photographie en haute résolution. Cela n’a pas toujours été le cas, transformant fatalement le rapport des uns et des autres à l’image, dans le temps et dans l’espace.

Aussi, donc, une image se commente et s’analyse, tant pour ce qu’elle représente que dans la manière dont elle a été produite. C’est par exemple la démarche du site L’Histoire par l’image. Prenons un exemple que j’ai pu faire étudier lors de TD, tant il porte cela à l’extrême : la peinture fort pompière de Guillaume Alphonse Cabasson, L’Apothéose de Napoléon III. Ce tableau exposé à Compiègne, peint en 1854, était en réalité une esquisse d’une peinture ornant un plafond de l’Hôtel de Ville de Paris, incendié en 1871. Se pose donc la question du message et de son destinataire : si, ici, on a un véritable programme impérial, le message est très manifestement destiné à des gens capables de l’interpréter, fréquentant les hauts cercles du régime. On est donc plus dans l’autosatisfaction que dans la réelle propagande, car l’image prêche certainement avant tout des convertis.

Peinture pompière représentant, dans les nuages, le char de Napoléon III (également occupé par une allégorie de la France), accompagné d'allégories et de symboles (urne du suffrage universel, figures mythologies, allégories des arts...), ainsi que, dans les nuages, de Napoléon et ses maréchaux.
Cette Apothéose de Napoléon III pousse presque à l’extrême l’accumulation de références et symboles dans un grand programme d’autosatisfaction. Un cas d’école !

Si l’on se penche sur ce qu’elle représente, on y distingue un mélange de figures contemporaines (Napoléon III, au centre), allégoriques (la femme qui l’accompagne sur le char est la France elle-même, tenant le drapeau tricolore), et mythologiques (Athéna et Héraclès mènent l’attelage). Bien d’autres allégories encombrent cette composition pompière : on reconnaît notamment la Justice, avec sa balance, les arts, la Victoire couronnant le souverain. Surtout, le registre supérieur fait apparaître les deux sources de légitimité du régime : deux chérubins portent l’urne du suffrage universel, rappelant le plébiscite, tandis que dans les nuages, Napoléon, premier du nom, tire son chapeau à son neveu, et est accompagné de ses maréchaux. Si le message n’était pas assez clair, l’envol de l’aigle couronne l’ensemble…

Soyons clairs : toute image n’ouvre pas des pistes de commentaires si transparentes. Bien souvent, le message arrive avec de moins gros sabots. Plus encore, si ici, l’auteur a tout calibré et pensé, bien souvent, les images montrent aussi ce qui a pu totalement échapper à leur auteur. Bref, comme on le verra à travers bien des exemples, toute image peut nous dire beaucoup plus que ce qu’on y voit initialement.

 

Peintures… pas toujours selon modèle

Dans le tome inaugurant l’excellente Histoire dessinée de la France, Sylvain Venayre et Étienne Davodeau nous entraînent dans une curieuse Balade nationale réfléchissant à ce qu’est réellement l’histoire de France, et présentant en somme la démarche intellectuelle de la série. Six personnages se retrouvent embarqués dans un étrange road-trip français, chacun incarnant une vision de la France et de son histoire, dont aucune n’est évidemment la bonne, toutes devant dialoguer. Montent ainsi dans la camionnette Jules Michelet, Molière, Marie Curie, le général Alexandre Dumas (père) et Jeanne d’Arc, accompagnés d’un dernier invité, le maréchal Pétain, bien vivant mais refusant de sortir de son cercueil (manière, en soit originale de représenter celui qui, de la petite bande, est probablement le plus photographié !). À peine partis en route, Jeanne d’Arc s’observe dans le miroir de la voiture, et s’indigne : “Tout de même… je ne ressemblais pas vraiment à ça.” Et Michelet de lui faire remarquer que, de tous, elle est la seule à ne jamais avoir été représentée par quelqu’un qui l’avait vue. Plus tard, de même, Michelet, de passage à Gergovie, se lamente d’avoir raté une conversation avec Vercingétorix : il ne saura jamais à quoi ressemblait le célèbre arverne…

Couverture de La Balade nationale. Sur un flanc de colline, Michelet, Jeanne d'Arc, Dumas, Molière et marie Curie observent dans le ciel la silhouette de la France, tandis que leur camionnette se tient toutes portes ouvertes en contrebas.
S’il y a une bande-dessinée à ne pas manquer pour réfléchir sur l’histoire et sa nature, c’est bien la Balade nationale. Plus largement, toute la série (encore inachevée à l’heure actuelle) est plus que recommandée.

Et de fait, pendant très longtemps, la représentation des personnages, même les plus célèbres, est tout à fait stylisée, et vise rarement au réalisme. Vercingétorix, pour ne pas le quitter, en statue ou en peinture, est ainsi représenté à maintes reprises avec une moustache touffue et un casque bien anachronique, au point qu’on peinerait à le reconnaître autrement. La célèbre peinture de Lionel Royer le représentant jetant ses armes aux pieds de César n’a peut-être rien de réaliste, elle n’en reste pas moins l’image gravée dans bien des têtes, jusque dans Astérix. Dans ses excellentes Confessions d’histoire, Ugo Bimar en joue d’ailleurs en collant à Vercingétorix une moustache postiche, qu’il finit par s’arracher en protestant, pour qu’un technicien vienne finalement la lui recoller : l’image est devenue plus vraie que l’original.

Vercingétorix, sur son cheval, avec cheveux longs et grosses moustaches, dépose les armes au pied de César
De Lionel Royer à Uderzo et Gosciny, la reddition de Vercingétorix suscite des représentations aussi grandiloquentes que peu historiques…

C’est ainsi que bien des figures anciennes nous resteront à jamais inconnues, et sont donc propices au mythe. Jeanne d’Arc en est évidemment l’incarnation parfaite, mais on pourrait également parler des rois des Francs, puis de France, qui, jusqu’à la fin du Moyen Âge, n’ont jamais fait l’objet de représentations se voulant réalistes. Sur Clovis, Charlemagne ou même Philippe le Bel, on se retrouve donc libre d’imposer l’image que l’on souhaite. Mais, du reste, le réalisme n’y change pas grand-chose : les portraits officiels des derniers rois, s’ils se font d’après modèle, cherchent à passer un image, et Louis XVIII en costume de sacre, peint par François Gérard en 1815, a probablement peu à voir avec “le gros cochon” obèse et malade que moque le peuple. La photo elle-même ne résout pas le problème, comme en témoignent les portraits officiels présidentiels, qui portent eux aussi un programme. Celui de Giscard, se voulant jeune et dynamique, n’a pas totalement gommé l’image aristocratique et guindée de ce président, tandis que le portrait aux accents gaulliens de Nicolas Sarkozy contraste particulièrement avec une présidence “people” marquée par des outrances langagières…

 

La photo comme source

La photographie peut cependant avoir bien d’autres utilités, qu’elle ait été prise avec des intentions précises ou non (et, parfois même, quand elle n’a pas été prise du tout !). Je dois ici en revenir à ma marotte : le Titanic. Le navire a une particularité : ses intérieurs ont été très peu photographiés. Quant aux films, ils se limitent à… un seul, pris dans les chantiers. Or, bien souvent, des photos et films de l’Olympic, son jumeau, voire de tout autres navires, sont utilisés pour figurer le Titanic dans les documentaires notamment. Des indices permettent généralement de démêler le vrai du faux. Lorsqu’un film est donné comme représentant de façon inédite le capitaine Smith avant le départ du Titanic, sur la passerelle de navigation, un indice trahit la mauvaise attribution : l’uniforme qu’il porte est blanc, contrairement au noir qu’il portait lors de ce voyage. Le film date de juin 1911, et a été pris sur l’Olympic. De même, bien des photos présentant les pièces mythiques du navire (Grand escalier, fumoir, salon), ont été prises uniquement à bord de son jumeau. Mais au-delà de cette question d’identification des images, l’absence de leurs équivalents à bord du Titanic et l’erreur d’identification qui s’en suit est en soit une source d’information : si personne n’a pris la peine de photographier le Titanic sous toutes ses coutures, si aucune caméra n’a filmé Smith sur sa passerelle le 10 avril 1912, c’est parce que le véritable événement, à l’époque, avait été le voyage inaugural de l’Olympic. Le Titanic passait alors pour secondaire, et seul son naufrage l’a placé sous les projecteurs.

Parfois, les erreurs d’identification se répercutent très durablement. Ainsi, une photographie reprise dans de nombreux livres est censée montrer les officiers du Titanic, posant avant le départ. De fait, on reconnaît bien, au premier rang, le capitaine Smith. De là, utilisant les galons comme point de repère, bien des auteurs ont attribué une identité aux autres personnes, reliant chacun à un des officiers du Titanic. Plusieurs problèmes se posent, cependant. Si le commissaire de bord McElroy et le premier officier Murdoch correspondent bien, les autres ne collent manifestement pas aux autres clichés d’eux que nous possédons. D’autre part, si les uniformes portés sont cette fois-ci bien noirs, correspondant à la tenue d’hiver portée à bord du Titanic lors de son unique voyage, les casquettes restent blanches. Or, une photo de Smith et McElroy prise le jour du départ du Titanic montre qu’ils portaient alors une casquette noire. La photo ne date pas de ce moment-là. En réalité, il s’agit ici des officiers de l’Olympic, prise plusieurs mois auparavant. Ici encore, une analyse de détail a permis de rendre à chacun sa véritable identité… mais le succès n’est que relatif, car la photo, bien trop diffusée depuis 1912, reste mal identifiée en de nombreux endroits.

Juxtaposition d'une photo originale d'officiers de l'Olympic, avec six hommes ; et montage ne montrant que les quatre présents sur le Titanic
Comme dans la propagande stalinienne, le gommage d’individus indésirables a ici une fonction mémorielle d’hommage. Initialement prise sur l’Olympic, la photo est attribuée au Titanic en gommant deux hommes qui n’étaient pas présents à bord, pour ne garder que les quatre victimes du naufrage.

Enfin, il arrive qu’un cliché nous donne une information très éloignée de ce que donnent à penser des sources textuelles plus normatives. Il en va ainsi de la séparation des classes à bord, que l’on pense généralement être extrêmement rigide. Impossible, dit-on souvent, qu’un passager de troisième puisse se faufiler dans les classes supérieures ! Or, une photo prise à Queenstown par un journaliste donne une étonnante nuance à ce principe. Pour l’œil non averti, il ne s’agit que d’une vue classique du pont de poupe du navire pendant l’escale : c’est ainsi que je l’ai longtemps vue sans la regarder. Mais le méticuleux travail de Matthew DeWinkeleer pour Titanic: Honor and Glory, qui l’a poussé à établir des plans très détaillés, a mis en évidence un détail en apparence anodin. Derrière la passerelle de manœuvre, on aperçoit un homme allongé sur un transat. Insignifiant au premier abord, ce détail est pourtant très parlant : il n’y avait normalement pas de transats sur cette partie réservée à la troisième classe. On est donc forcés d’en déduire que cet homme, vraisemblablement un passager, a réussi à se glisser jusqu’en deuxième classe, et en a ramener un encombrant transat, sans que les membres d’équipage présents ne viennent s’opposer à sa démarche. Que s’est-il réellement passé ? A-t-il fini par se faire vertement réprimander ? Ou fermait-on au contraire les yeux sur ce genre de démarche ? À moins que, pour une raison quelconque, il y ait été autorisé, voire qu’on lui ait apporté ce transat ? Nous ne le saurons évidemment jamais, mais la photo nous montre ici que la séparation entre classes était, de toute évidence, moins rigide qu’on veut le croire. Devant l’objectif d’un appareil qui n’en demandait pas tant, vient se glisser un grain de sable gênant dans la représentation bien ordonnée que l’on aspire à avoir de l’histoire. C’est souvent le cas, dans des situations bien moins innocentes !

Photo de la poupe du Titanic. Sous la passerelle se trouve la silhouette d'un homme sur un transat.
Le journaliste irlandais qui a pris cette photo était loin de se douter qu’elle serait l’un des rares témoignages de la vie à bord du Titanic pour son unique traversée. Plus encore, il faut un œil d’aigle pour repérer le fameux transat qui n’aurait jamais dû se trouver là !

 

Quand les photos cachent ce qu’elles montrent

Un ouvrage se prête tout particulièrement à une telle étude de cas, l’Album d’Auschwitz de Lili Jacob, récemment édité dans une version densément commentée par Tal Bruttmann, Stefan Hördler et Christoph Kreutzmüller. Principal témoignage visuel du génocide perpétré à Auschwitz, cet album a été utilisé à de très nombreuses reprises pour illustrer ce qu’a pu être ce crime. Mais comme le soulignent les auteurs (notamment Bruttmann dans ce passionnant entretien), il s’agit d’un objet à manier avec des précautions qui n’ont pas toujours été prises.

Couverture de l'édition commentée de l'album. Elle juxtapose d'une part la couverture originale de l'album, et de l'autre les nazis photographes, avec en sous-titre "Comment les nazis ont photographié leurs crimes.
Véritable leçon d’histoire, cet ouvrage est une lecture douloureuse, mais formatrice.

Ainsi, l’album répond à un dessein précis. Réalisé au printemps/été 1944, il devait documenter la massive déportation des juifs de Hongrie, opération d’une ampleur inédite sur le site. Pour Höss, qui en était chargé, il s’agissait donc de faire parvenir à ses supérieurs un rapport illustré montrant que tout s’était bien déroulé. En d’autres termes, les nazis ont ici photographié leurs crimes en les mettant en scène dans une vision idéalisée. La violence, notamment, y est euphémisée. Sachant que le principal destinataire serait Himmler, connu pour son dégoût du sang, les photographes savaient qu’il serait contreproductif de faire transparaître cette forme de violence. Les coups ne sont donc visibles qu’à la marge, le but étant de représenter des juifs systématiquement montrés vaincus, soumis, se rendant à la mort de façon consentie, conformément à la propagande nazie les présentant en victimes dociles et stupides d’un système de duperie parfaitement mis en place.

En réalité, la violence est omniprésente, malgré tout, à condition de savoir la lire. On la retrouve ainsi dans les humiliations vécues par les juifs photographiés, certains juifs orthodoxes cachant leur barbe rasée de force sous un torchon pour dissimuler cette nudité, tandis que des femmes se couvrent le nez pour échapper à la puanteur des crématoires. Un contraste peut d’ailleurs apparaître entre des photos aux airs de pique-nique, qui, une fois contextualisées, montrent au contraire des hommes et femmes récupérant après un voyage atroce, sans forcément savoir ce qui les attend. Les photographes jouent d’ailleurs avec leurs victimes, sélectionnant des juifs “typiques” pour les photographier, nourrissant ainsi la vision du “Juif” selon la propagande, ou se focalisant sur des individus lourdement handicapés afin de nourrir leur imagerie raciste. Ils peuvent aussi prendre plaisir à forcer les futures victimes à sourire devant le lieu de leur exécution à venir… De ce point de vue, comme le soulignent les trois auteurs, l’album n’est pas seulement une trace du crime ; il est un crime en soit.

Une foule de femmes est photographiée. Une se couvre le nez avec un mouchoir, une autre tire la langue au photographe.
Si un regard rapide ne donne à voir qu’une foule de femmes, l’analyse de détail révèle toute la violence de la scène. À gauche, une femme se couvre le nez pour dissiper la puanteur du lieu, et notamment des fours crématoires. Au centre, dans un geste de défi face à ses bourreaux, une femme tire la langue.

Mais les photos montrent aussi ce qui passe malgré la volonté du photographe. Cet album longtemps présenté comme détaillant une arrivée unique est en réalité, quand on l’étudie en détail, un mélange de plusieurs journées étalées sur des mois. Ce n’est pas anodin : si des photos ont dû être reprises sur le tard, c’est notamment parce que la démarche de sélection d’une quantité de plus en plus importante de juifs pour partir travailler à l’effort de guerre n’avait pas assez été suivie au départ, les nazis du camp rechignant à ce qui était un changement de direction par rapport à la totale extermination qu’ils espéraient. De même, on aperçoit à plusieurs reprises des civils, travaillant notamment sur la rampe en construction, rappelant que, contrairement à une idée répandue, Auschwitz était loin d’être un milieu clos et sans témoins.

Enfin, les photos sont significatives par ce qu’elles choisissent de ne pas montrer. Pour des besoins techniques, les arrivées photographiées l’ont été de jour, alors que l’on sait que la plupart se faisaient de nuit, transformant totalement le rapport au lieu et aux incertitudes, comme le montre par exemple le témoignage de Primo Levi. La rampe sur laquelle sont prises les photos date d’ailleurs, elle-même, du printemps 1944 seulement, et ne peut donc illustrer ce qu’était jusque-là l’arrivée des convois. Comme le disent les historiens commentant le document, cet album ne peut pas illustrer Auschwitz en général, mais simplement un événement précis : l’arrivée des juifs de Hongrie en 1944. Surtout, la volonté des photographes d’idéaliser l’événement, de gommer les incidents et violences, les gestes de rébellion (pourtant documentés, tant par les victimes survivantes que par les SS eux-mêmes), fait que les photos sont trompeuses. À ce titre, comme le souligne Tal Bruttmann, certains dessins produits par des victimes offrent une image bien plus réalistes que ces photographies prises par des bourreaux, pour des bourreaux. Que le dessin soit moins subjectif que la photo peut étonner, et c’est pourtant ici une évidence : même sans montage, la photographie peut, aussi, tromper son monde…

Dessin représentant une foule longeant un train à Auschwitz. Dans les mains des soldats, les armes sont omniprésentes et prêtes à l'emploi
Ici, le dessin montre de manière bien plus évidente l’omniprésence des armes, menaçantes et prêtes à l’emploi ; une vision que les nazis ont volontairement atténuée dans leurs photos.

 

Des images qu’il ne faut pas montrer ?

Ceci pose logiquement la question de l’usage de ces images. Dans la mesure où elles ont été produites par des nazis, pour des nazis, afin d’étayer leur vision du monde, peut-on encore les utiliser comme de simples illustrations ? Faut-il au contraire totalement les occulter ? Le travail des trois auteurs de cette édition commentée montre bien que, recontextualisées, elles offrent un document historique important. Encore faut-il qu’elles le soient. Au-delà de ça, on peut également relever que les images ne sont pas irrémédiablement liées à l’intention de leurs auteurs initiaux. Pour Lili Jacob, qui a trouvé l’album en 1945 lors de sa libération des camps, l’objet est devenu éminemment précieux : dedans figuraient d’inestimables dernières photos de membres de sa famille, et elle s’est réapproprié l’album, en y ajoutant deux photos de la libération des camps, et en en donnant certaines à des personnes y ayant reconnu des proches. Bref, d’outil de propagande antisémite, les photos ont pu être transformées en outils de deuil. Tout objet discursif évolue aussi selon ce qu’en font ses destinataires.

De fait, la question de la représentation de la Shoah a suscité d’immenses débats. On sait que Claude Lanzmann avait fait le choix, dans son très long film sur le sujet, de se reposer uniquement sur des témoignages, en refusant l’archive visuelle, considérant qu’elle ne peut en aucun cas restituer l’horreur du génocide. À l’inverse, Georges Didi-Huberman a fait le choix de centrer son livre Images malgré tout sur quatre photographies prises clandestinement depuis les chambres à gaz, suscitant une critique sévère de Lanzmann. Pour Didi-Huberman, au contraire, ces photos montrent qu’il est trop aisé de s’enfermer dans le dogme absolu de l’immontrable. Il n’y a, évidemment, pas de bonne ou de mauvaise réponse à ces questions, car on sort ici du champ de la science historique pour parler de mémoire, donc d’intime et d’émotion. Notre ligne, pour Veni Vidi Sensi, reste que ce genre d’image ne doit pas être utilisé gratuitement et sans respect, et doit étayer une véritable réflexion. C’est un principe auquel nous essayons de nous tenir.

Affiche de Shoah
Avec Shoah, Lanzmann pose l’idée selon laquelle le crime ne peut être montré ; une position extrêmement débattue.

Le même problème a éclaté de façon encore plus visible peut-être en 2018 avec la publication de l’imposant ouvrage collectif Sexe, race et colonies, dénonçant les crimes sexuels de la colonisation. Si les auteurs s’inscrivent clairement dans un discours anticolonial, il leur a malgré tout été reproché de perpétuer le crime, en diffusant des photos qui étaient, en elles-mêmes, criminelles. L’accusation a ensuite été étendue à la presse se faisant l’écho du livre. De fait, avec son format de “beau livre” et son titre en néons rappelant les sex-shops, l’ouvrage jouait sur un mélange des genres au mieux maladroit. Plusieurs articles ont par ailleurs pu souligner des lacunes de certaines parties de l’ouvrage, et dénoncer un biais ethnocentrique. Les auteurs ont, pour leur part, défendu leur travail. Impossible pour moi de juger ici le font de l’affaire, ce qui ne serait de toute façon pas particulièrement intéressant : l’essentiel est ailleurs. Peut-on, en effet, montrer des images relevant elles-mêmes du crime ? Oui, répondent les auteurs : c’est une étape essentielle pour dénoncer ledit crime. D’un autre côté, cela contribue aussi à le perpétuer : quelles que soient leurs intentions, on peut craindre qu’une part du public consomme lesdites images de la manière dont elles ont été conçues, comme support érotique. Les auteurs ne peuvent en aucun cas être responsables de la manière dont leur production est détournée ; ceci étant, on peut juger que la forme du livre risquait d’encourager une telle dérive. En somme, ici aussi, aucun dogme ne paraît convaincant : plutôt que de devoir trancher entre le “montrer” et le “ne pas montrer”, se pose surtout la bien plus épineuse question du “comment montrer pour que cela soit constructif ?” Et la réponse n’est, évidemment, jamais simple ; car elle n’est probablement pas la même pour tout le monde.

 

Reconstituer une vision du passé

Revenons vers un univers plus innocent avec la question de la reconstruction du passé. Le numérique permet en effet de redonner vie à des lieux disparus ou transformés, ce qui ne va pas, là non plus, sans poser la question de notre vision du passé. Prenons l’exemple d’Assassin’s Creed Unity. Il ne s’agit pas ici de revenir sur le propos historique du jeu, déjà analysé dans un autre article, mais sur sa reconstitution de Paris. Si beaucoup d’efforts ont été mis dans cette reconstitution, comment en témoigne le travail de Laurent Turcot, certains points ont en effet pu titiller les puristes : que dire des drapeaux tricolores flottant dans les rues de Versailles avant même le début des États généraux ! De même, la flèche de Notre Dame est bien là, quand bien même elle était justement en cours de démolition à l’époque, avant d’être rebâtie par Violet-le-Duc au siècle suivant. Dans les deux cas, une explication simple vient justifier ces choix : il ne faut pas déstabiliser le public, et lui servir ce qu’il attend. Ce choix est tout à fait assumé par les créateurs, qui en parlent dans l’excellente série History Creed de Benjamin Brillaud.

Robespierre, sombre et inquiétant dans Assassin's Creed
On pourrait aussi parler de la représentation des personnages historiques dans Assassin’s Creed Unity… mais la question de la tête de Robespierre est un peu réchauffée, ici.

Un autre enjeu se présente également : Assassin’s Creed étant un jeu, dans lequel le joueur doit faire évoluer son personnage, il faut également que les lieux soient stimulants à explorer, et correspondent au défi déterminé par les développeurs. Ainsi, si, de loin, le château de Versailles exploré au début du jeu ressemble effectivement au vrai, avec notamment sa galerie des glaces incontournable, son agencement est en réalité assez éloigné du vrai. Et pour cause : il ne s’agit pas d’un musée virtuel, mais d’un jeu, avec d’autres enjeux. À l’inverse, le Versailles de Cryo Interactive, conçu en 1996 avec la Réunion des musées nationaux, a une indéniable visée culturelle, l’aspect ludique passant au second plan. Ceci a permis à l’équipe de se focaliser avant tout sur une reconstitution la plus fiable possible, quitte à dépayser le joueur : le Versailles présenté est celui de 1685, dont l’agencement n’est pas celui d’aujourd’hui. Ici, l’exigence scientifique a primé, mais le public visé est évidemment différent. Les moyens, techniques et matériels, le sont également : la petite équipe ayant conçu Versailles n’a évidemment rien à voir avec les colossaux studios d’Ubisoft…

D’autres enjeux se posent aussi si l’on explore la reconstitution d’un lieu parfaitement délimité, le Titanic. Comme on l’a déjà vu, la documentation est beaucoup plus limitée qu’on pourrait le penser, et de nombreux espaces du navire nous sont inconnus. Pourtant, sa portée mythique en rend la reconstitution très attractive. C’est ainsi qu’en 1996, également, le studio Cyberflix a publié Titanic, une aventure hors du temps, proposant une enquête bien ficelée dans une reconstitution du paquebot, réalisée à l’aide de photos (venant souvent de l’Olympic). Le résultat est immersif et convaincant… Mais près de trente ans après, ses limites, non pas techniques mais historiques, sont plus nettes. Il en va ainsi de la reconstitution des coursives de première classe qui, dans le jeu, en arrivent presque à être plus luxueuses que les autres : boiseries peintes, épaisses moquettes au sol comme au mur, larges portes… On est définitivement chez les riches ! C’est là un travail d’invention, car il n’existe pas de photos de ces coursives. Mais, en observant d’autres clichés, on peut les entrevoir, derrière une porte ouverte par exemple. Et le résultat est bien différent : les couloirs réels, même en première, étaient étroits, beaucoup plus sobres, et la moquette était en fait… du lino ! Une telle décoration n’aurait certainement pas évoqué le luxe aux yeux du public ; l’imagination des créateurs les a en tout cas conduits bien plus loin.

Juxtaposition de la coursive large et couverte de moquettes et tentures du jeu de 1996, et de la coursive étroite et plus sobre d'Honor & Glory
En haut, la large et somptueuse coursive du pont C dans le jeu de 1996. En bas, la version à la fois bien plus fidèle à la réalité et plus modeste de Titanic: Honor & Glory. Soyons honnêtes, cependant : celle d’en haut évoque certainement bien plus le navire au grand public que l’authentique !

À l’inverse, les créateurs du projet indépendant Titanic: Honor and Glory recherchent avant tout la fidélité historique à tout prix. Ils se basent donc sur tous les documents possibles : photos, restes de l’épave, objets de l’Olympic vendus aux enchères, documentation technique… Comme le dit l’animateur de leurs lives, James Penca, il leur faut bien souvent “détitaniquer le Titanic” ! En effet, là où le public attend en permanence du grandiose, on trouve en fait souvent quelque chose qui s’apparente plus à un décor de théâtre, où le somptueux côtoie le fonctionnellement brut. Bien des passagers de première n’avaient aucune gêne à utiliser des sanitaires communs, qui, aujourd’hui, ne nous convaincraient peut-être pas même sur une aire d’autoroute ! L’équipe indépendante fait ici le choix de restituer cette différence de ton, aussi précisément que possible, considérant que le dépaysement fait partie de l’expérience : remonter dans le passé, c’est, définitivement, voyager en terre étrangère. Encore cela est-il permis, justement, parce que l’équipe est indépendante, et financée (de façon très précaire, et avec maintes embûches sur le chemin) par des passionnés. De fait, reconstituer l’histoire a aussi un coût, qui peut parfois influer sur le résultat…

 

Les films historiques doivent-ils être fiables ?

Finissons avec les représentations les plus répandues de l’histoire : les films. Trop souvent, on me pose la question en commentaire : tel film “est-il fiable ?” Il est rare que je les aie vus, n’étant pas friand de films historique. Je recommande, pour des analyses plus poussées, l’excellent travail de la chaîne Hérodot’com sur certains films sur les croisades, par exemple. Mais surtout, un film historique n’est pas une leçon d’histoire, et il ne peut être fiable. En effet, l’histoire, c’est avant tout des questions aux réponses multiples, des incertitudes, des différences d’analyses. Je l’ai déjà dit, l’histoire ne peut se résumer aux seuls enchaînements de faits. Comment, alors, représenter dans un film ces doutes, ces difficultés ? C’est souvent impossible.

D’autre part, les films et séries imposent logiquement une vision actuelle sur le passé. D’Alexandre à 300, par exemple, l’Antiquité grecque se mêle au monde de la guerre en Irak, avec une représentation de l’Orient toute teintée de l’actualité américaine. Cette imagerie se retrouve aussi dans la série Rome, où l’Égypte de Cléopâtre est particulièrement exotique, mais surtout dont les deux personnages principaux, légionnaires de retour des campagnes de César en Gaule, pourraient rappeler des vétérans américains peinant à trouver leur place dans la vie civile. Plus largement, les représentations y sont forcément plus proches de notre rapport au monde que de celui des Romains : comment pourrait-on faire passer à l’écran toute la subtilités des différences de leur sexualité vis-à-vis de la nôtre, sans totalement briser l’immersion du public, par exemple ?

D’autre part, il est fréquent qu’un film historique ait un discours d’actualité assumé. 300 a ainsi pu être décrit comme tendant au fascisme, ce qui prend son sens au regard des prises de position assumées par l’auteur de la bande dessinée originale. De même, quand Roman Polanski adapte au cinéma l’affaire Dreyfus en disant y retrouver son vécu judiciaire, il donne de fait une certaine tonalité à son film (qui frise à l’indécence, le capitaine ayant purgé une peine pour un crime qu’il n’avait pas commis, tout en étant blâmé par la société entière, tandis que le réalisateur, condamné et fuyant la justice, continue de bénéficier de nombreux soutiens…).

Cela se retrouve particulièrement dans la représentation de la Révolution française, qui n’est jamais innocente. Ainsi, le Danton de Wajda n’est pas tant un film sur 1793 qu’une dénonciation des républiques soviétiques, un parallèle commun que l’on a pu également retrouver lorsque Soljenitsyne s’est rendu au Puy du Fou pour commémorer les guerres de Vendée. À l’inverse, dans Un peuple et son roi, Pierre Schoeller livre une vision très personnelle, et empreinte d’une certaine sympathie, de la Révolution, quitte parfois à susciter la confusion chez un public connaissant mal la période. Entre les deux, le diptyque produit pour le bicentenaire, avec son impressionnante distribution, est conforme à l’esprit de la période, cherchant à la fois à célébrer la Révolution et à en dénoncer les excès, soufflant le chaud et le froid, et se limitant finalement à une fresque assez pédagogique, mais historiquement datée et un peu paresseuse.

De fait, représenter l’histoire implique donc de faire des choix, parfois acrobatiques. C’est ce que j’ai pu analyser ici il y a bien longtemps avec le cas de La Chute. Le propos, se focaliser sur les derniers jours d’Hitler et le réhumaniser pour mieux faire ressortir l’horreur du personnage, est audacieux et pertinent. Mais l’exécution pose parfois problème, en particulier car il faut malgré tout des personnages positifs, auquel le public puisse en partie s’identifier, pour les besoins du film. Or, nous parlons ici d’un bunker rempli de fervents nazis, et même les “moins pires” restent malgré tout problématiques. Le résultat aboutit à gommer les crimes de certains, d’une façon peu satisfaisante.

Enfin, le cinéma permet aussi de restituer et transmettre des ambiances, qui ressortent forcément de façon biaisée des sources. Mais de ce fait, comment reconstituer ce qui est difficilement tangible et estimable ? Revenons ainsi au Titanic. Dans ses séquences de naufrage, James Cameron nous plonge directement dans un sentiment d’urgence : musique haletante, séquences tenant du Fort Boyard à Aqua Park, scènes d’action… Dès le départ, le spectateur sait que le naufrage est imminent, et que tout est question de vie et de mort. Le choix est relativement logique : tout le monde connaît la fin de l’histoire. Oui, mais ! Si les témoignages font ressortir une chose, c’est que cette fin, les protagonistes ne la connaissaient pas ! Nombreux sont ceux qui expliquent n’avoir pris conscience du drame que très tard, souvent après avoir quitté le navire, ce qui créait une ambiance calme surréaliste. Si Cameron essaie de restituer ce calme dans quelques scènes, il est vite noyé par le rythme du récit (d’autant que le naufrage n’occupe pas la moitié du film). À l’inverse, en 1958, le film A Night to Remember insistait bien plus sur cette tension dramatique, ce calme surréaliste, faisant souvent l’impasse sur la musique (hormis celle de l’orchestre), ne montrant que rarement la progression de l’eau (omniprésente chez Cameron). On peut ainsi comparer deux scènes similaires, où un père dit adieu à ses enfants et sa femme placés dans un canot. Chez Cameron, dans la mesure où son héroïne est également à bord, la scène est accompagnée d’une musique émouvante, de plans ralentis, de pleurs. Dans le film de 1958, au contraire, la scène se déroule dans une ambiance presque décalée, le père étant le seul à connaître l’issue du drame, avec l’officier à qui il confie son enfant. Il affiche donc une certaine contenance, dit paisiblement au revoir à sa femme et ses enfants, et ce n’est qu’à son fils endormi qu’il se permet de murmurer un adieu, tout en échangeant un regard lourd de sens avec l’officier à qui il le remet ensuite. Le tout se déroule sans musique ni artifices. Deux moyens opposés de restituer une même scène, donc, et qui touchent finalement deux publics différents selon leur sensibilité. Question d’époque, peut-être, aussi. Des deux films ressortent en tout cas deux visions très différentes de ce qu’a été le naufrage, tout comme, à vrai dire, deux rescapés pouvaient aussi avoir des vécus opposés.

Dans A Night to Remember, un homme remet son bébé aux occupants d'un canot.
Le calme apparent de cette scène emblématique du film de 1958 tranche avec le drame qui s’y noue. Ce choix de réalisation très éloigné de celui de James Cameron aboutit à une autre vision du naufrage.

De fait, il est donc impossible d’être fiable lorsque l’on représente l’histoire. Au contraire, une part de subjectivité peut-être assumée avec pertinence, ce qui produit souvent les meilleurs films. En déconstruisant méthodiquement le mythe arthurien, le Sacré Graal des Monty Python et le Kaamelott d’Astier ont créé des œuvres probablement plus mythiques que bien des films trop sérieux. Astier peut ainsi jouer avec les clichés, mélanger les temporalités, faire se côtoyer Romains, Vikings et Burgondes dans un joyeux et jouissif bordel, tandis que Terry Gilliam et Terry Jones (par ailleurs médiéviste averti) s’amusent à imaginer une communauté anarcho-syndicaliste médiévale et à revisiter à outrance le mythe de la pucelle en détresse. On aurait donc tort d’y voir de simples blagues, car les auteurs sont par ailleurs tout à fait conscients des enjeux culturels avec lesquels ils jonglent. Les travaux de Justine Breton, Florian Besson et William Blanc sur le sujet, pour ne citer qu’eux, montrent bien que, finalement, ceux qui s’amusent avec l’histoire peuvent aussi nous en apprendre beaucoup sur elle…

Arthur et ses chevaliers dans Sacré Graal
« Le film à côté duquel Ben Hur ressemble à un documentaire » a beaucoup à nous apprendre sur notre vision du Moyen Âge. Entre deux débats sur la portance des hirondelles et la migration des noix de coco.

 

Pour aller plus loin

S’il faut commencer quelque part, sur cette question vaste, ce sera probablement par l’Initiation aux Études historiques déjà évoquée ici, qui comprend deux chapitres consacrés aux images (animées et fixes) et à leur analyse.

Concernant les thèmes évoqués au fil de l’article et les ouvrages cités, on peut recommander La Balade nationale (Sylvain Venayre et Étienne Davodeau, La Découverte, 2017), Titanic in Photographs, de Daniel Klistorner, Steve Hall, Bruce Beveridge, Art Braunschweiger et Scott Andrews (The History Press, 2012) et Un album d’Auschwitz, comment les nazis ont photographié leurs crimes, de Tal Bruttmann, Stefan Hördler et Christoph Kreutzmüller (Seuil, 2023).

Sur les reconstitutions et le cinéma, citons, dans une liste loin d’être exhaustive, Au coeur de la Révolution par Jean-Clément Martin et Laurent Turcot sur le cas Assassin’s Creed (Vendémiaire, 2015), Kaamelott, un livre d’histoire dirigé par Florian Besson et Justine Breton (Vendémiaire, 2018), ou encore Monty Python : Sacré Graal ! de Justine Breton (Vendémiaire, 2021).

2 commentaires sur “L’histoire, et les images

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  1. Vous m’avez manqué Veni Vidi Sensi, et le paysage national et international s’est, il n’est que trop vrai, bien trop « droitisé » durant ce long « interstice ».

    Pour embrasser plus largement l’ensemble des problèmes posés dans le monde contemporain par le foisonnement de l’image et du visuel (la nécessité de les mieux maitriser, de les rendre en Occident plus complémentaires au verbe, à la parole, à l’intelligence abstraite etc.), je me permets de vous suggérer de lire les écrits du poète Pierre Emmanuel (qui fut entre l’autre l’initiateur de la Vidéothèque de Paris).

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