En lisant mon numéro mensuel du Monde diplomatique, je n’ai pu manquer de m’étrangler de rire devant l’attitude improbable du réalisateur Daniel Costelle, des documentaires Apocalypse. Face à Pierre Grosser, professeur d’université spécialiste de l’histoire de l’Asie contemporaine, qui critiquait le fond de la dernière série documentaire sur la Guerre froide, Costelle n’a pu s’empêcher de s’emporter, agitant le « collège d’historiens » ayant participé à sa préparation, qualifiant son opposant de « nul », de « complice du goulag », et menaçant à mots à peine voilés de procès. Pourtant, ce n’est pas la première fois que la série Apocalypse est pointée du doigt ! Lionel Richard et Vincent Artuso, tous deux spécialistes du nazisme, avaient ainsi pu pointer du doigt les nombreuses failles de la série sur la Deuxième Guerre mondiale, tandis qu’Edouard Husson, lui-aussi spécialiste de la période, avait critiqué le contenu inégal proposé par la série sur Hitler. Plus largement, Laurent Véray, intéressé à l’histoire de l’image, notamment filmée, avait questionné la pertinence de coloriser et utiliser sans contexte des images qui sont pourtant des documents historiques que l’on ne peut comprendre sans remise en perspective.
On l’aura donc compris, cette série de séries documentaires portée aux nues sur le service public français depuis pas mal d’années maintenant est d’une qualité pour le moins discutable, sans même parler des partis pris idéologiques des auteurs, de moins en moins dissimulés du reste. N’ayant pas vu les séries et encore moins envie de me livrer à un difficile débunkage, sur des périodes dont, qui plus est, je ne suis pas expert, je ne vais pas traiter ici d’Apocalypse, qui a déjà été bien décortiqué. Je voudrais en revanche utiliser ma propre expérience d’historien, de vidéaste, mais aussi d’intervenant dans des documentaires sur mon sujet d’étude, pour réfléchir à cette terrible question : peut-on faire de bons documentaires du point de vue historique ?

Un état des lieux peu engageant
Si on regarde la production documentaire, force est souvent d’avouer que, pour reprendre les paroles du charmant UP’Air, « aujourd’hui le constat est amer, est amer ». Je me suis déjà amplement étalé sur le cas Stéphane Bern et la mécanique bien huilée de Secrets d’histoire, ainsi que ses failles, mais il se passe peu de temps sans que l’on voie sur Twitter des historiens et historiennes spécialiste de tel ou tel sujet, se révélant désespérés du traitement de celui-ci par une production télévisée. Car c’est avant tout sur l’avis des spécialistes qu’il faut se pencher pour évaluer cette qualité globale : le propre du documentaire télévisé est d’être convainquant pour le public qui le regarde dans sa grande majorité, et seules les personnes plus expertes peuvent en général en saisir les failles, quand ce ne sont pas des gouffres béants. Cela en rend la critique d’autant plus difficile que nous pouvons facilement passer pour des gens trop pinailleurs, s’acharnant contre des détails, quand, en réalité, c’est toute une charpente pourrie que nous pointons du doigt.

Aussi n’est-il pas possible de se prononcer sur la qualité de tous les documentaires, ni même de ceux d’une même chaîne, ou d’une même agence de production, tant les choses peuvent être très inégales. Je prendrai avant tout pour exemple les sujets que je connais, à savoir, pour ce premier article, les documentaires sur mon sujet de prédilection (les transatlantiques, en particulier le Titanic).
Le Titanic (et plus largement la question des transatlantiques) est un exemple parfait car le sujet entraîne une succession infinie de documentaires qui sortent régulièrement et font notamment le miel d’une chaîne comme RMC Découvertes. On peut globalement classer les documentaires en trois catégories, à mon sens, même si cette classification est toute artificielle et incomplète : d’ailleurs, certaines catégories se recouvrent en réalité. La première est ce que l’on pourrait qualifier de documentaire classique : il s’agit de raconter l’événement, généralement de façon chronologique, en étayant le tout d’interventions d’historiens plus ou moins compétents et, quand c’est encore possible, de témoins plus ou moins directs (rescapés, leur famille…). Le deuxième type est le docu-fiction : ici, on raconte, mais on montre avant tout : décor, acteurs ; il s’agit donc de se focaliser sur des histoires (dont on respectera plus ou moins l’authenticité), des décors, des personnages. Enfin, citons le « reportage enquête », qui, lui, va chercher à élaborer une théorie explicative et à mettre en scène avec plus ou moins de bonheur son élucidation. Dans le meilleur des cas, le documentaire accompagnera alors une plongée sur l’épave (sans trop s’engager sur les enjeux économiques qui entourent le site, et donc sa mise en scène), ou suivra des chercheurs… Dans le pire, il donnera la parole à des charlatans.
Inutile de dire qu’en vingt ans d’intérêt pour le sujet, j’ai vu beaucoup de documentaires des trois types. Certains étaient plutôt bons ; certains étaient sans intérêt, mais pas bien méchants ; et d’autres étaient complétement catastrophiques, bourrés d’erreurs, de clichés, voire d’inventions. Alors que, jusqu’à mes vingt ans, j’essayais de ne pas rater un documentaire sur mon sujet de prédilection, j’ai rapidement laissé tomber ensuite tant, plus mon expertise sur le sujet s’accroissait, plus le visionnage devenait aussi dommageable pour mon cœur qu’assez peu intéressant. Au mieux, je revoyais quelque chose de convenable, voire bon, mais déjà vu. Au pire, je tombais sur un torchon qui, souvent, se trouvait être celui qui était diffusé avec le plus d’audience. De ces heures de souffrance, j’ai surtout pu recenser quelques travers un peu trop répandus dans ce genre de production.
L’histoire peut-elle être représentée fidèlement ?
Le premier problème, je pense, touche typiquement au genre du « docu-fiction », c’est celui qui découle du principe qu’une bonne idée ne reste pas bonne si on la met mal en pratique. Combien de documentaires ont essayé de mettre en scène un événement pour finalement le faire avec de mauvais acteurs, des reconstitutions 3D extrêmement sales (je ne parle pas tant ici de fidélité, ce qui est encore un autre sujet, mais bien de qualité technique et artistique), et d’écriture extrêmement mauvaise ? Montrer pour enseigner est une très bonne chose, si ce qui est montré est de qualité ; sans même parler de la fidélité à l’histoire. Cette question de la fidélité historique peut être posée pour la fiction car, après tout, on est libre de jouer avec l’histoire en fiction (je l’ai déjà dit à propos d’Assassin’s Creed Unity, notamment). Mais ici, le souci vient de l’étiquette de « documentaire-fiction » qui rend difficile de faire la part des choses. En d’autres termes, le docu-fiction ne devrait pas être une création bâtarde, entre les deux. Dans la mesure où l’étiquette savante du documentaire prédomine et imbibe la partie fictionnelle, celle-ci se doit d’avoir le meilleur niveau d’exigence possible, quitte à ce que ce soit au détriment de la mise en scène. Peut-être, alors, celle-ci doit-elle être abonnée pour quelque chose de plus sobre si rien ne peut être fait qui soit à la fois fidèle et de bonne qualité. De ce point de vue, il faut espérer que la mode du docu-fiction pour le docu-fiction touche vite à son terme, et que les créations de ce genre soient plus rares, mais aussi plus réfléchies et plus honnêtes vis-à-vis du public. Il ne serait du reste pas problématique qu’un documentaire intègre de la fiction pure : encore faut-il alors qu’elle soit clairement indiquée comme ce qu’elle est, une prise de liberté artistique. Il est assez frustrant, lorsque l’on ne connaît pas le sujet, de terminer un documentaire de ce genre en ne sachant plus ce qui était vrai et ce qui l’était moins.

Or, le souci est ici celui de la compatibilité de l’histoire avec sa représentation. Écrire l’histoire en tant qu’historien, c’est souvent formuler des hypothèses, les pondérer, jongler entre elles, souligner les zones de vide et faire comprendre que La Vérité n’existera jamais totalement. C’est ce qui est passionnant. Mais en matière de représentation, un problème se pose : on ne peut justement pas laisser de vide. Comment représenter ce qui n’est pas documenté ? C’est tout le travail passionnant de l’équipe du jeu vidéo Titanic : Honor & Glory qui tente de reconstituer en détail le paquebot. Comme l’expliquent les concepteurs, le souci est que le Titanic, malgré l’énorme coup de projecteur dont il fait l’objet, est un navire peu connu, même s’il est l’un des plus célèbres. On a des photographies de ses extérieurs, mais dès qu’il s’agit de rentrer dedans, c’est plus compliqué : certains lieux ont été photographiés… D’autres ne l’ont été que sur son (faux) jumeau, l’Olympic, mais parfois seulement dans les années 1920, avec les évolutions que cela implique. Et certains ne l’ont jamais été. Comment, alors, les représenter ? Parfois par un travail de déduction, en recoupant des sources, en allant voir des navires similaires pour supposer. Mais, de fait, et quelle que soit la rigueur qui sera mise dans cette restitution (qui sera certainement la plus rigoureuse que l’on puisse faire), ce ne sera pas le Titanic, mais une vision du Titanic telle qu’on peut le déduire de telle ou telle source. Or, cette vision touche vite sa limite lorsque l’on parle de faits sur lesquels les témoignages ne concordent pas : lorsque l’iceberg a été vu, a-t-on choisi de faire machine arrière ou de s’arrêter ? Un officier s’est-il suicidé, et si oui, lequel ? Et l’orchestre, où faut-il le représenter en train de jouer « jusqu’au bout » ? Et où placer ce « bout » par rapport aux témoignages discordants ? Là où, en tant qu’historien, on peut se permettre d’énoncer différentes versions, la représentation ne peut pas, par exemple, représenter l’officier Murdoch à la fois en train de se suicider et de nager pour sa survie. À moins d’innover en imaginant une sorte « d’officier de Schrödinger », qui serait d’ailleurs un parti pris artistique assez intéressant.

C’est donc là le premier point qui pose problème dans beaucoup de documentaires : en voulant raconter une histoire, ils occultent tous les débats qui la sous-tendent. C’est du reste un défaut que l’on peut reprocher également à bien des vulgarisateurs, voire à des chercheurs qui, même en présence d’hypothèses concurrentes difficiles à départager, vont n’en citer qu’une sur des critères pas toujours scientifiques. Le documentaire, je pense, est un format qui se prête encore moins que le livre à ce débat : le temps est limité, et toute incertitude nuit au récit. C’est là un des gros travers dénoncés chez Apocalypse : la série ne peut pas débattre des causes du nazisme ou de la guerre : elle doit en pointer de façon rapide et efficace dans le récit qu’elle veut exposer. Et tant pis si, en racontant sa version, elle privilégie une hypothèse sur une autre, consacre plus de temps à démontrer l’ascendance juive d’Hitler (pourtant bien sujette à caution) qu’à étudier le contexte économique de son ascension. Et tant pis si elle montre les images de cavalier polonais chargeant des Panzer sans expliquer qu’il s’agit avant tout d’une vision véhiculée par la propagande allemande qui n’est pas du tout représentative de l’offensive de 1939. Dans le montage (trop) dynamique qui est inhérent au documentaire, il n’y a que peu de place au débat et à la controverse… pas plus qu’à la nuance.
Du coup, face aux documentaires historiques, une première précaution à prendre est certainement de se méfier de quiconque prétend offrir une vérité extrêmement précise, que ce soit dans la représentation détaillée des faits, des décors, des protagonistes. L’histoire est un puzzle dont il manque des pièces. On peut, certes, se contenter de zoomer sur les pièces pour faire croire à une histoire complète, ou bien ajouter des pièces créées sur mesure pour boucher les trous ; mais ce ne sera jamais le puzzle tel qu’il était originellement. Il est important d’en rester conscient et, en règle général, de se méfier des marchands de vérité. Pour la petite histoire, celui qui était sans contexte le plus minable des documentaires que j’ai vus sur le Titanic s’appelait… La véritable histoire. Mauvais acteurs, reconstitutions médiocres, discours grandiloquents et faux, histoires « vraies » mais en réalité totalement montées en épingle… Toutes les cases du bingo étaient ici cochées.

Les experts et le documentaire : mon expérience personnelle
Déjà lorsque j’avais parlé de Secrets d’Histoire, j’avais eu l’occasion de dénoncer un travers constant de ce format, les intervenants au discours haché. Un épisode de Secrets d’Histoire fait souvent intervenir quelques pointures universitaires de bonne qualité ; et pourtant, on ne les entend que très peu. Pire, elles se contentent souvent de reformuler ce que la voix-off a déjà dit (ou s’apprête à redire) et parfois même, un intervenant termine la phrase que le précédent venait de commencer, pour donner au montage son dynamisme selon la règle qui veut que jamais personne ne dise plus d’une ou deux phrases. Sait-on jamais, le téléspectateur pourrait s’endormir si un propos devenait un peu trop long.
J’ai eu la chance, depuis, de participer à trois documentaires télévisés sur mon domaine de recherche, tous pour RMC Découvertes. Le premier est l’épisode de la série Hors de contrôle consacré au naufrage du Titanic. Le second est Le Normandie, un géant à la française. Quant au dernier, je ne sais même pas s’il a finalement été diffusé, et je le garderai donc pour la fin. Les deux premiers, dans tous les cas, ont été réalisés par des équipes qui m’ont semblé avoir bien travaillé leur sujet ; les autres personnes interrogées étaient des gens compétents et il n’y avait de ce point de vue pas de fausse note à mon avis. N’ayant pas eu le courage de regarder les documentaires pour la bonne et simple raison que je ne supporte pas de m’entendre parler, à plus forte raison quand je ne sais pas ce qui subsiste de mes propos, je ne me prononcerai pas sur la qualité intrinsèque des documentaires. L’avis que m’en ont donné des amis connaissant le sujet est que l’un comme l’autre étaient bons, mais finalement peu novateurs par rapport à ce qui avait déjà pu être fait parmi les bons documentaires. Bref, des documentaires qui ne feraient pas date dans les mémoires des passionnés ce qui est un compliment que l’on peut faire aux réalisateurs tant, en général, on se souvient du pire.
Mais c’est sur mon expérience d’interviewé que je voudrais revenir. Début 2018, donc, une équipe est venue à mon domicile pour m’interviewer ; grand chambardement dans l’appartement, évidemment : il faut que le décor rende bien. Comprenez par là qu’on a un peu tout bouleversé, mis « naturellement mais pas trop » mes plus beaux livres sur le sujet dans ma bibliothèque et prié pour que les voisins ne fassent pas trop de bruit sur le palier (pas de bol, ils en ont fait !). Puis le tournage proprement dit ; j’ai très vite compris que l’équipe savait déjà l’histoire qu’elle souhaitait raconter. On ne vous dira jamais « dites-nous telle phrase pour que ça sonne bien », mais on comprend rapidement que c’est en fait le but de l’exercice. Les questions sont très précises et orientées pour que le bon client réponde par une phrase claire et simple qui ne sorte pas trop de la narration déjà prévue. De ce point de vue, je n’ai pas été, je crois, un mauvais client ce jour-là. Ma compagne, par contre, n’a pas passé ce « crash test » : dans la mesure où elle est experte de la question de l’épave du Titanic, j’avais insisté auprès de l’équipe pour qu’elle prenne ma place sur le sujet (tout cela dans un fol espoir de ma part, également, pour féminiser un peu le monde très masculin des experts du monde maritime !). Malheureusement, là où j’avais déjà une bonne expérience de la parlotte devant caméra, sans parler de mes quelques années d’enseignement, elle n’était pas aussi à son aise et a dû faire des phrases trop longues, trop techniques, bref, pas assez dans les clous. Résultat ? Sur l’heure et demie que j’ai enregistrée, il m’a été rapporté qu’au moins quelques minutes de ma personne avaient été conservées (ce qui est fort honorable sur un documentaire de 50 minutes avec plusieurs invités et beaucoup d’images/voix-off). Quant à Mme Histony, ses trois bons quarts d’heure d’enregistrement ne donnèrent lieu à rien, ce qui ne nous surprit pas vraiment.
L’équipe fut en tout cas suffisamment satisfaite de mon cas pour que des collègues à eux, un an plus tard, me contactent par rapport au Normandie. Sujet qui m’est on ne peut plus familier : j’ai tout de même passé mes deux années de master dans les archives qui y sont relatives. Mon appartement exigu avait cependant dû échauder l’équipe précédente et nous voici donc dans un lieu public nantais au style Art Deco raccord avec la période. Même principe : phrases courtes, récit au présent de narration, questions très directives. On me dit clairement que je serai une sorte de « fil rouge » du documentaire : un de ceux dont les interventions rythment le récit sur la durée, en opposition à ceux dont les interventions plus pointues sont cantonnées à un temps donné. Malheureusement, étant en période de dépression carabinée, épuisé par un week-end particulièrement chargé, je suis cette fois-ci pour le moins mauvais et, a priori, seules quelques phrases ont été conservées sur la bonne heure d’entretien. Cette fois-ci, je n’ai pas été un « bon client ».
Mais, au final, quel est le but de ces entretiens assez longs, où on parle d’énormément de choses, quand on sait que si peu va en être conservé ? Dans ce deuxième cas, c’étaient tout de même une dizaine d’intervenants qui étaient sollicités, donc au moins autant d’heures d’entretiens. Certains très techniques (donc peu utilisables à l’écran), d’autres plus convenus. Ce qui est intéressant, c’est la manière dont les intervieweurs (qui avaient fait du bon travail de préparation, c’est indéniable) savaient à l’avance ce qu’ils souhaitaient m’entendre dire. Je n’étais pas là pour apporter une expertise, mais bien pour jouer le rôle de l’expert, ce qui est différent. Il ne s’agissait donc pas d’aider à élaborer le discours historique, mais plutôt de servir de caution à un discours déjà élaboré en amont. Ce rôle est à mon sens assez frustrant pour un expert : d’une part, il est impossible de savoir ce qui sera gardé. Conservera-t-on quelques phrases particulièrement pertinentes et peu entendues habituellement, ou au contraire cette banalité énorme, voire cette confusion, que j’ai dite sous le coup de la fatigue ? D’autre part, la forme de l’entretien limite fortement les possibilités d’apporter un nouvel éclairage ; de sortir des clous. Oui, il est tout à fait possible de prendre la question à revers pour apporter une autre version, d’apporter une nuance sur un point. Auquel cas la réalisation aura toujours la possibilité, au montage, de choisir un intervenant plus complaisant (ou pas d’intervenant du tout !). Je suis donc assez mitigé sur cette expérience : je comprends et partage l’idée exprimée par certains selon laquelle il vaut mieux y être et faire de son mieux, que prendre le risque de laisser le terrain à d’autres invités, potentiellement mauvais. Et puis ça m’a permis, dans les jours qui ont suivi, de recevoir un ou deux mails d’enfants passionnés me demandant comment ils pourraient devenir, à leur tour, « historien du Titanic », et ça, il faut l’apprécier à sa juste valeur.
Et le troisième documentaire, me demanderez-vous si vous avez tout suivi ? Il devait lui aussi porter sur le Titanic, deux mois après le tournage précédent sur le même sujet, et pour un format deux fois plus court. Interview en extérieur, dans un lieu où il fallait reprendre trois fois chaque phrase pour cause de bruit. Malgré cela, l’équipe a certainement passé autant de temps à me filmer en train de regarder pensivement la Loire et de marcher sur les quais, pour les plans de coupe, qu’à m’interroger. Le documentaire a-t-il vu le jour ? Un an et demi après, je n’ai en tout cas pas eu de nouvelles… et ce n’est peut-être pas plus mal.
Dans tous les cas, donc, cette expérience m’a surtout conforté dans cette impression que si les interviews sont menées de bonne fois par des gens qui, souvent, on pris la peine de bien étudier le sujet, elles n’ont dans les faits pas grand intérêt à part pour varier le montage et donner une caution au propos. En fait, rien de ce que j’ai dit n’aurait pu l’être – et sûrement avec plus d’aisance – par une voix off. Inversement, j’ai regretté, dans chacun des cas, de ne pas avoir été sollicité lors des phases de pré production : les équipes s’étaient manifestement documentées, et c’est durant ce temps-là, je pense, que des experts seraient pertinents pour les faire sortir des sentiers battus et les emmener dans des directions inédites, bien plus qu’en intervenant alors que la narration est déjà pensée et calée dans les têtes. Cela permettrait certainement d’éviter le sentiment de répétition, d’un documentaire à l’autre, qui est souvent net.
L’enquête force
Et puis il y a les documentaires inénarrables, les « documentaires à thèse », ceux qui, pour le coup, sortent beaucoup trop des sentiers battus pour faire du hors-piste sans frein ni direction. Le Titanic a malheureusement bon nombre de théoriciens du complot et autres Géo Trouvetout qui ont LA théorie qui change tout. Le Normandie aussi, du reste, mais avec moins d’impact populaire. Je suis déjà revenu sur ce sujet en vidéo, et j’ai déjà expliqué comment, à mon sens, les médias étaient fautifs dans leur incapacité à vérifier les propos avant de les diffuser.

Concernant les documentaires plus spécifiquement, j’ajouterai qu’il est facile de faire passer une thèse pour très sérieuse. La mise en scène de l’enquêteur que l’on suit dans ses recherches est assez fréquente, et permet au spectateur d’avoir l’impression d’être guidé dans le raisonnement étapes par étapes. Impression seulement puisque, en réalité, on lui montre uniquement ce qui va dans le sens de la démonstration. L’avantage de ce genre de discours, c’est que l’on est soi-même juge et partie : la seule contradiction qui apparaîtra est celle que l’on acceptera de mettre en scène… ou pas. Cet artifice qui est constant chez un Henri Guillemin par exemple, est également très présent à la télévision. Plus d’une fois, j’ai vu des confrères être sollicités puis laissés de côté quand leur version ne collait pas à la théorie ou, plus vicieux, être gardés au montage pour les parties plus consensuelles du programme, afin de donner une caution intellectuelle à l’ensemble. Le cas d’école est ainsi la présence de Jean-Clément Martin dans l’immonde documentaire Robespierre, bourreau de la Vendée (?) de l’émission de Franck Ferrand. Éminent spécialiste de la question, J.-C. Martin n’était finalement conservé que pour des propos assez consensuels tandis que les Reynald Sécher et autres partisans de l’hypothèse génocidaire, scientifiquement démolie, avaient une plus grande latitude. Les producteurs pouvaient alors avoir beau jeu de dire qu’ils avaient interrogé tous les bords (ce qui est vrai) : le résultat final n’en était pas moins biaisé. Alors, dans ces cas-là, faut-il y aller ou refuser ? On pourra dire qu’en y allant, l’éminent Jean-Clément Martin a prêté caution à un documentaire franchement discutable, et l’a légitimé. On pourrait cependant rétorquer que ledit documentaire était déjà légitimé en soi par sa diffusion sur le service public, et que la présence d’un historien compétent dans l’ensemble aura pu, au moins, renvoyer les plus curieux du public vers ses écrits.
Peut-être est-ce là la principale chose que l’on peut attendre d’un documentaire : non pas d’apprendre, mais de susciter la curiosité, d’hameçonner. Les documentaires conspirationnistes sont alors une plaie car ils diffusent des idées fausses. Mais les documentaires convenus, médiocres, et même les mauvais, lorsqu’ils donnent la parole à des gens compétents (même pour leur faire dire des banalités) peuvent déjà faire sortir ces gens compétents de l’anonymat et guider de nouveaux passionnés vers du bon. Ce phénomène est certainement minoritaire, mais c’est la principale chose que j’en attends désormais… En général.
Car des fois, je suis en joie
Je dois malgré tout rendre justice aux exceptions, ces moments où j’ai pu terminer un documentaire en me disant que j’avais appris quelque chose, ou du moins gagné l’envie de m’y plonger plus en profondeur. Le cas d’école est pour moi le documentaire Titanic : Birth of a Legend (sa version française porte un autre titre beaucoup plus bateau, Titanic : La légende), qui raconte la construction du navire en s’intéressant à différents acteurs, en se fondant sur leur témoignage, sur pas mal d’archives… Je n’irai pas jusqu’à dire que le docu-fiction est parfait : il y a des partis pris, des points qui pourraient se nuancer, ce que, comme je l’ai dit plus haut, le choix du docu-fiction ne permet pas. Mais dans l’ensemble, le tout est rigoureux, et témoigne de recherches assez poussées. Visuellement, l’ensemble a recherché une fidélité assez certaine, par exemple en faisant des clins d’œil aux photographies prises sur le chantier par Robert Welch, et l’ensemble est agréable à regarder, assez loin des docus-fiction où la fiction est aussi mauvaise sur la forme que sur le fond.
Mais surtout, en prenant le parti de s’intéresser à un temps précis de l’histoire, rarement traité dans les documentaires (ou seulement en passant), Birth of a Legend faisait un choix de l’originalité qui était plus qu’honorable : ce n’était pas une énième redite de ce qui avait déjà été montré. Je crois qu’Internet renforce encore plus ce constat : alors qu’il est possible aujourd’hui de voir des documentaires quasiment sur demande sur Internet, ce qui n’était pas possible il y a vingt ans, quand leur passage à la télé était en soi un événement, on ne peut plus se contenter de redites et de répétitions, de documentaires qui se ressemblent tous, respectent tous le même cahier des charges ou, pire, qui prétendent réinventer la roue. C’est, je crois, ce qui m’a le plus déçu lors de mon expérience d’interviewé, cette impression de participer à refaire du déjà fait, du déjà vu, quand il y aurait tant d’autres choses à voir, à dire, à creuser. Je ne pourrais jeter la pierre aux réalisateurs, qui répondaient à des exigences venues de plus haut et à des cahiers des charges stricts. Mais je jetterai volontiers quelques parpaings aux commanditaires : vous pouvez faire le choix de l’audace et de la rigueur. Vous pouvez solliciter des chercheurs et chercheuses au travail sérieux pour aborder de nouveaux angles qui n’en seront pas moins intéressants pour le public. Vous pouvez proposer des formats audacieux et divers pour vous distinguer sans artifices.

L’immonde Titanic, la Véritable histoire était présenté à sa sortie comme extrêmement novateur par son réalisateur, qui se masturbait dans les interviews sur son parti pris artistique très intelligent d’avoir « adopté le point de vue de l’eau » dans son documentaire, ce qui ne ressortait même pas au visionnage, contrairement aux poncifs, aux erreurs et aux scènes ridicules. Les réalisateurs d’Apocalypse ont beaucoup vanté leurs images colorisées et leur caractère inédit quand les images étaient souvent loin d’être exclusives et quand, surtout, le discours était bourré de poncifs habituels et d’approximations. Nous méritons mieux.
De ce point de vue, une forme d’avenir se dessine certainement avec Internet, notamment via YouTube. L’équipe de Titanic : Honor & Glory a, par exemple, pu proposer des thèmes et manières innovantes d’aborder le sujet avec des spécialistes ; non seulement sur le Titanic, mais aussi sur d’autres naufrages extrêmement méconnus comme celui de l’Atlantic, auquel ils ont consacré plusieurs vidéos très fouillées, ou encore à l’histoire de la White Star Line. Et le succès est au rendez-vous ! Le résultat n’est pas toujours parfait mais l’ensemble est toujours enthousiasmant pour le passionné que je suis… et bien plus : on parle de dizaines, voire centaines de milliers de vues.
Un documentaire de qualité sur un naufrage extrêmement méconnu : Internet a parfois le don de m’apporter ce que la télé n’a jamais pu m’offrir. Dommage que ce soit coincé entre le dernier défi débile à la mode et quelques vidéos de fascistes bas de gamme !
Alors, l’avenir de la vulgarisation vidéo est-il sur YouTube ? C’est une excellente question, que je me remercie de m’être posée. Mais cet article est déjà long, et j’ai beaucoup à dire sur le sujet alors… Ce sera pour plus tard !
« un titre beaucoup plus bateau » c’était fait exprès ? 😀
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Évidemment. 😀
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Salut Histony,
Je me délecte de tous les articles et vidéos que j’ai découverts depuis peu sur ce site et sur YouTube.
Sacré boulot !!
Si je te trouve très, très, très « a charge » sur Guillemin – voire même de mauvaise fois de temps en temps, bien que tu t’en défendes, et j’ai des éléments à mettre à l’appui de ce jugement – toutes tes productions sont pour moi des sucreries intellectuelles.
Encore bravo !
C’est ma passion pour la révolution française qui m’a conduit par hasard à découvrir les fruits de ton travail.
Et justement, à ce propos, et en résonance avec ce que tu écris dans cet article s’agissant des documentaires historiques, j’aimerai beaucoup avoir ton avis sur les fictions historiques de Robert Enrico et Richard T. Heffron, sorties en 1989, intitulée « Révolution française – les années lumières » et « Révolution française – les années terribles ».
Quelle qualité historique leur concède-tu ? Est-ce de l' »histoire officielle » ? Ou du « Roman historique » ?
Je me contenterai avec plaisir de quelques mots car je pense ton temps précieux.
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Merci ! Je pense qu’avec ces films, on est dans de l’historiographie très classique, donc datée, c’est assez pompier comme film, un peu comme les tableaux du XIXe. Mais ça marche plutôt pas mal, donc si ça peut être un point d’entrée pour découvrir la période… Pourquoi pas !
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Merci pour cet article.
Pas facile pour des intervenants « sérieux » de maîtriser le découpage qui est fait de la forme de leur discours… Et pas facile de tolérer jusqu’où ça peut aller…
J’ai été marqué par un propos de Virginie Despentes lors d’une émission « La Grande Librairie », disant (approximativement, commentaire fractal) qu’elle avait été prostituée pendant pas mal d’année mais qu’elle ne s’était pas sentie salie intimement par ce fait, du moins pas autant qu’elle ne s’était sentie salie une des première fois où ─ devenue écrivain à succès ─ elle a constaté à quel point son propos lors d’une interview filmée avait été déformé à cause du montage qui en a été fait.
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Merci pour votre témoignage qui recoupe parfaitement ce qu’a décrit le journaliste Erwan Seznec pour la revue Science & Pseudosciences dans « Comment se construit une enquête en télévision » (pp. 65-68, n° 331, janvier-mars 2020. Il sera sans doute un jour consultable en ligne sur le site de l’AFIS). Il évoque notamment le « synopsis » à partir duquel la production décide de financer le projet.
« Un journaliste de télévision qui prendrait rendez-vous avec un scientifique sans savoir ce qu’il veut lui faire dire s’exposerait à des remontrances de sa hiérarchie, car elle considérerait qu’il perd du temps et de l’argent. En conséquence, quand un journaliste de télévision assure à un chercheur qu’il n’a pas d’a priori sur son sujet, il est permis de s’interroger sur sa sincérité ou sur son professionnalisme. Le synopsis le pousse, au contraire, à rechercher l’illustration de l’idée préconçue et il a déjà imaginé assez précisément comment le scientifique interviewé pouvait l’y aider. »
PS : une coquille peut-être dans « fascistes pas de gamme » (bas de gamme ?).
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L’article que je citais est désormais librement accessible en ligne : https://www.pseudo-sciences.org/Comment-se-construit-une-enquete-en-television
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