Les Romains, le sexe et nous… le remake

Il y a déjà presque huit ans, le sujet de la sexualité au temps des Romains a été traité ici, avec déjà comme objectif de comprendre quelles traces ce rapport au sexe avait laissées chez nous. Déjà, il s’agissait d’étudier le sujet en comprenant quelles sont les limites et biais des sources de l’époque, mais aussi ceux des historiens et historiennes qui se sont penchés dessus depuis lors. Seulement, voilà : la chaîne était récente, et l’épisode bien court au vu de l’ampleur du sujet. Qui plus est, le son était bien mauvais, et l’épisode est aujourd’hui assez irregardable. Or, et cela a été plusieurs fois souligné en commentaires, le sujet mérite une meilleure mise en valeur. Alors, avec plus d’expérience, et probablement plus de détail, c’est parti pour un retour sur la question !

Pourquoi faire l’histoire des sexualités ?

La sexualité relève-t-elle seulement du privé et de l’anecdotique ? Ne peut-on l’aborder que sous l’angle de l’anecdote grivoise ou de la coucherie princière ? Non, évidemment ! D’une part, car la sexualité, comme l’alimentation, l’hygiène, le sommeil, occupe une place centrale dans la vie des êtres humains (il paraît même que notre existence découle directement d’actes sexuels, ce qui est bien entendu très choquant). Cette histoire du privé, de l’intime, n’est donc pas secondaire, et bien des historiens et historiennes se sont posés la question du rapport au corps, aux émotions, aux sens. La classique Histoire de la vie privée en cinq volumes publiée chez Seuil dans les années 1980 n’est que le sommet d’un champ immense et passionnant.

Couvertures des cinq tomes de l'Histoire de la vie privée, en édition poche.
Anecdotique, l’histoire de la vie privée ? Allons ! Il y a longtemps que des pointures s’y sont penchées !

D’autre part, la sexualité est un sujet bien plus politique qu’il n’y paraît aux naïfs (et à ceux qui décident de jouer les autruches). En permanence, dans l’histoire et à travers le monde, elle peut être prétexte à stigmatiser et réprimer. Ainsi, ceux qui crient un peu trop ardemment que les sexualités sortant de la classique hétérosexualité ne doivent relever que de « la vie privée » et sont un « non sujet » cherchent avant tout à faire disparaître ce qu’ils se refusent à voir et accepter. Mais voilà, déjà à Rome, et encore chez nous, le sexe, ses standards et ses tabous peuvent faire et défaire des réputations, des carrières politiques, ou encore susciter autant de souffrances et de violences que de plaisir et d’amour. Cette histoire n’est donc ni secondaire ni superficielle.

Ce champ est ainsi particulièrement stimulant dans la recherche, quoique parfois regardé avec un certain dédain, doublé de paternalisme goguenard (voire vicelard) quand la recherche en histoire des sexualités est menée par des femmes… Au-delà de la seule sphère romaine, il faut pourtant rendre hommage à ces travaux qui dépassent de loin le cas du seul « touche-pipi » Dans le podcast Paroles d’histoire, vous pourrez ainsi découvrir les travaux de Myriam Deniel Ternant sur les « débauches ecclésiastiques » du XVIIIe siècle, ou encore ceux de Caroline Muller sur le rapport des catholiques au corps et à l’intime au XIXe siècle. Autant de thématiques qui forcent à sortir des clichés et grandes généralités pour tisser une toile plus subtile d’un rapport au sexe décidément bien compliqué.

 

Avec quelles sources comprendre le sexe à la romaine ?

Mais venons-en à nos Romains, dont la sexualité est un sujet depuis longtemps étudié, notamment dans la lignée des travaux pionniers de Paul Veyne. Sur quoi nous basons-nous pour étudier ce sujet ? En matière d’histoire romaine, comme sur tous sujets à vrai dire, les sources textuelles nous viennent en premier lieu. Mais plusieurs points doivent tout de même être soulignés. D’une part, elles sont évidemment biaisées. De façon quasi exclusive, nos textes émanent d’hommes, et même lorsqu’ils parlent de femmes, voire les font parler, il n’en reste pas moins qu’ils appliquent là une vision d’hommes au regard féminin, qui nous reste bien inaccessible. D’autre part, ces hommes sont issus des couches supérieures de la société, ont des intérêts propres, et nous connaissons avant tout le ressenti de Romains de Rome, bien plus que de la périphérie. Tout cela nous offre déjà un tableau bien limité.

Il faut ajouter que les fameux textes classiques de Tacite, Suétone, Dion Cassius et bien d’autres ne nous sont pas arrivés directement de la plume (ou était-ce un stylet ?) de l’auteur à notre édition de poche en traduction française. Il est rare que le texte d’origine nous soit parfaitement connu ; il a été maintes fois retranscrit, et au passage, parfois, corrigé (et donc faussé), déformé, interprété. Ajoutons à cela l’étape de la traduction, qui ne peut être que trahison, un sujet sur lequel il me faudra un jour revenir. Alors oui, fort heureusement, nous ne manquons pas de fins lettrés, capables de revenir au texte latin ; nous ne manquons pas non plus d’éditions critiques, tant très tôt, les érudits ont eu conscience de la nécessité de chercher à revenir au plus près du texte d’origine, désormais perdu. Il n’en reste pas moins que cette littérature ne peut être prise sans recul, d’autant plus quand se pose la question des motifs qui ont conduit leurs auteurs à les écrire, en premier lieu.

Ouvrage imprimé de la Vie des XIIe Césars de Suétone datant du XVIe siècle.
Cette édition de Suétone date de 1559 et a été imprimée à Lyon, en français. Que d’étapes pour remonter jusqu’au texte original ! (Photo de Lyokoï, Wikimedia Commons)

Restent alors d’autres types d’écrits, ceux que nous livre l’archéologie. Graffitis, épitaphes, tablettes de défixion, et même balles de fronde dédicacées sont autant d’écrits du quotidien qui nous donnent un autre accès à la culture romaine. Ils peuvent nous révéler des émotions très fortes (rancœurs, haines, déceptions amoureuses), de banales satisfactions (certains Romains sont ainsi assez alphabétisés pour écrire qu’ils ont « chié ici » ou, pour les plus vantards, « bien baisé »)… Mais ils sont parfois tout aussi formels que les textes littéraires : une épitaphe ou une inscription officielle peut ainsi répondre à des codes bien stéréotypés qui ne nous révèleront pas les ressentis profonds de leurs auteurs.

Plus encore, il faut parfois se méfier de leur interprétation, plus difficile qu’il n’y paraît. Mary Beard cite ainsi l’exemple d’un graffiti retrouvé près de Pompéi, et disant « Cucuta a rationibus Neronis », qui est souvent traduit par « Cucuta, comptable de Néron ». Ce serait alors la signature d’un homme au nom inhabituel, qui témoignerait du passage d’un proche de l’empereur dans les environs. Mais Beard signale que « Cucuta » peut aussi être une variante du mot « Cicuta », le poison. « Le poison, comptable de Néron » ? L’inscription perd tout mystère si l’on pense qu’à l’époque, Néron était accusé de s’enrichir en assassinant des hommes fortunés pour récupérer leurs fonds. De témoignage incongru du passage d’un notable, le graffiti devient un trait d’esprit politique, à mon sens bien plus convaincant. Une fois ceci exposé, on comprend donc qu’un graffiti disant, par exemple, qu’une jeune femme « suce pour 2 as » doit être pris avec des pincettes : publicité pour les services d’une prostituée ou insulte gratuite ? Chacun peut vite y voir ce qu’il cherche…

On doit enfin parler des sources non textuelles, en premier lieu desquels les œuvres d’art. Comme les écrits, l’iconographie se doit d’être abordée avec recul et critique. De même qu’aujourd’hui, la peinture et la sculpture romaines ne cherchent évidemment pas toujours à représenter la réalité, ou même la norme. L’artiste a-t-il représenté des pratiques banales, ou au contraire des fantasmes rarement mis en action dans la vraie vie ? Prendre les peintures érotiques de Pompéi pour une illustration de la vie sexuelle du Romain moyen est peut-être aussi pertinent que voir dans Pornhub le quotidien de Mme Michu. Reste que l’art peut aussi nous renseigner sur les tabous et malaises de la culture romaine : on remarque par exemple que la nudité est souvent évitée, les femmes gardant par exemple leurs seins couverts dans des positions par ailleurs pour le moins audacieuses, voire acrobatiques…

 

Interpréter les traces archéologiques

Ce problème de l’art peut vite être élargi à l’archéologie dans son ensemble, qui se doit d’être contextualisée. En effet, les traces en elles-mêmes ne nous disent parfois que ce que nous décidons d’y voir, si elles ne sont pas lues avec précaution et un certain niveau de doute. Mary Beard donne, dans son Pompéi, des exemples précieux, en rappelant en introduction que le récit habituel selon lequel la ville aurait été « fauchée » sur le vif par l’éruption est à nuancer : tout donne au contraire à supposer qu’elle avait déjà été en partie désertée dans les temps précédents. De même, lorsque guides et documentaires rapportent le cas d’une femme riche retrouvée dans une caserne de gladiateurs, et laissent penser qu’elle y était morte avec son amant, ils oublient de préciser que plus d’une dizaine de morts ont été trouvés ici, ce qui laisse surtout supposer que le lieu servit de refuge à quelques désespérés… Enfin, parfois, l’archéologie peut au contraire venir démentir des faits tenus pour acquis : ainsi, plusieurs éléments retrouvés, notamment des monnaies, remettent en question la date classique du 24 août 79 pour l’éruption du Vésuve, et tendent au contraire à indiquer qu’elle eut lieu durant l’automne.

Surtout, l’archéologie suppose toujours interprétation, qui n’est pas toujours aisée, en particulier lorsqu’on a affaire à de l’art. Celui-ci est-il normatif, ou au contraire iconoclaste ? Représente-t-il un vécu réel, ou des normes admises ? À moins qu’il n’aille au contraire totalement à l’encontre de celles-ci ? Si l’on a parfois un certain outillage théorique pour décrypter les œuvres, restent bien des cas complexes. C’est le cas de l’omniprésence de la symbolique du phallus, que l’on retrouve partout. L’explication est vite trouvée : c’est un porte-bonheur. Comme le fait remarquer avec humour Mary Beard, dès que l’on peine à expliquer quelque chose, on le qualifie de religieux ! Mais, signe de bonheur et de chance ou pas, un phallus reste un phallus, et la portée sexuelle de l’objet n’en est pas atténuée. Que faire, alors, lorsque l’on trouve par exemple dans un bar une statue représentant un pygmée à pénis géant, en train d’essayer de se le trancher, ou encore un pénis volant à clochettes ? Est-ce une simple œuvre d’art sans arrière-pensée ? Un porte-bonheur ? Un trait d’humour ? Ou encore l’indication que le lieu peut servir à des relations sexuelles tarifées ? L’explication n’est que rarement définitive et certaine…

Deux tintinnabula ; phallus en bronze suspendus, avec ailes et phallus.
Le cabinet secret du musée archéologique de Naples regorge d’objets pour le moins difficiles à analyser ! (photo de Sailko, Wikimedia Commons)

C’est ainsi que la question de l’identification des lupanars pompéiens se révèle bien complexe. Si l’on se restreint à des lieux combinant trois critères nets : peintures érotiques, graffitis obscènes et lits en pierre, un seul lieu se démarque comme un évident bordel. Mais en étant plus souple, on peut au contraire finir par voir des lieux de prostitution partout, y compris peut-être à la place de logements populaires (l’un n’excluant pas l’autre, cependant, la prostitution pouvant parfois être une activité annexe pour les plus pauvres). On se retrouve ainsi face à des situations où il est tentant d’appliquer la grille de lecture que l’on décide par avance. Ainsi, dans la maison des Vettii, à côté de la cuisine, se trouve une chambre avec un lit et des peintures érotiques. Non loin, on a également retrouvé un graffiti indiquant qu’une certaine « Eutychis baise pour 2 as ». Faut-il en déduire que cette pièce aurait été utilisée par les propriétaires ou le cuisinier pour arrondir leurs fins de mois en prostituant une esclave ? Ou le cuisinier a-t-il simplement décoré sa chambre à son goût, tandis que la pauvre Eutychis n’aurait rien à voir avec le local, voire serait simplement insultée dans le graffiti ? Aucune réponse définitive ne peut évidemment être apportée, rappelant la prudence nécessaire à ce genre d’analyse.

Enfin, l’archéologie ne peut pas toujours nous en dire beaucoup. Concernant le bordel identifié, les inconnues demeurent nombreuses. L’étage servait-il de logement pour les travailleuses ? Celles-ci étaient-elles esclaves ou non ? Les noms que l’on a retrouvé dans les graffitis, manifestement exotiques, ne nous disent pas grand-chose : rien ne dit qu’il ne s’agissait pas de pseudonymes. De même, si certains guides se plaisent à dépeindre un bordel où des étrangères ne parlant pas la langue locale sont obligées de se faire indiquer sur les peintures les services qu’elles doivent rendre, nous n’en savons rien, en réalité. Enfin, l’archéologie ne nous permet en rien de cerner une prostitution moins formalisée, celle de vendeuses et artisanes complétant leur revenu de façon occasionnelle en vendant leur corps, sans pour autant partager l’ostracisme et le statut des prostituées de métier… En bref, tout est à prendre avec bien des pincettes.

 

Rome, paradis bisexuel ou monde sans orientation ?

Pour rajouter encore un peu de difficulté, il nous faut ici poser la question des mots et de leur possible anachronisme ; une question qui peut être résumée par celle-ci : Jules César était-il bisexuel ? C’est une question à laquelle les réponses « oui » et « non » sont tout aussi exactes, et donc fausses. Oui, car il est attesté et certain que, comme la majorité des Romains de son temps, manifestement, César avait des relations avec hommes et femmes, ce que l’on nomme aujourd’hui la bisexualité. Mais on doit aussi répondre négativement, car César n’aurait probablement pas compris la notion même de bisexualité, les Romains n’ayant, comme on le verra, pas de mots pour penser la notion même d’orientation sexuelle. Le désigner comme bisexuel, c’est donc lui imposer une catégorie de pensée qu’il n’aurait ni comprise, ni utilisée, mais qui nous est pourtant bien pratique. Le rejet massif et sans distinction des termes anachroniques n’est pas forcément pertinent : le fait est qu’ils ont souvent une vertu pédagogique évidente. Mais, inversement, le refus d’envisager la question de l’anachronisme enferme vite dans nos propres catégories de pensée, en se fermant au fait qu’elles ne sont pas universelles. La voie médiane consiste donc à accepter l’usage de ces termes anachroniques, s’ils simplifient le propos, à condition d’en affirmer et accepter l’imperfection et les limites. En somme, on peut donc bien dire que César était ce que l’on appellerait aujourd’hui bisexuel, mais qu’il ne se serait pas posé la question.

Tableau représentant Calpurnia suppliant César de ne pas aller au Sénat.
L’image de Calpurnia, fidèle épouse suppliant César de ne pas se rendre au Sénat le jour de son assassinat (ici peint par Francis Bernard Dicksee en 1875) tranche évidemment beaucoup avec le portrait du « séducteur chauve », « mari de toutes les femmes et femme de tous les maris »… À Rome, les deux ne sont pas incompatibles.

Le problème fonctionne dans les deux sens : si certains de nos mots n’ont pas d’équivalent en latin, certains mots latins perdent leur sens profond une fois traduits. On ne peut pas toujours se limiter au seul passage par le célèbre Gaffiot ! Ainsi, un mot comme pedicator (celui qui sodomise) sera parfois maladroitement traduit par « sodomite » ou « homosexuel », perdant la notion primordiale du rôle actif occupé ici. De même, les mots fellator (« celui qui suce ») et « cunnilinctor » (« celui qui lèche des vulves ») n’ont pas vraiment d’équivalent en français qui puissent faire ressortir le tabou social comporté par ces positions. Enfin, des mots comme « pudor » peuvent nous tromper, tant notre simple « pudeur » est très éloignée de la profonde honte sociale liée à la notion latine.

De même, notre notion de genre et nos catégories sont assez peu transposables au monde romain. Si hommes et femmes y sont différenciés sur critères biologiques, cette différence reste très minime par rapport à la question du rapport de domination, qui distingue l’homme dominant (« vir »), viril et masculin, de tous ses inférieurs, qu’il s’agisse de femmes, d’esclaves, de subalternes, ou de tout homme s’étant abaissé à se laisser pénétrer. Dans ces conditions, même le mieux pourvu des esclaves ne saurait être viril.

Ceci explique que les Romains n’aient pas de mots pour désigner les orientations sexuelles : la bisexualité est, en quelque sorte, la sexualité par défaut de l’homme dominant, qui peut pénétrer ses inférieurs des deux sexes. Il existe bien des gens que nous désignerions comme hétérosexuels : Suétone explique ainsi que l’empereur Claude aimait beaucoup les femmes mais n’avait pas de relations avec les hommes. Mais le simple fait qu’il le précise (là où, dans notre société, il s’agirait de la sexualité « par défaut ») et qu’il n’ait pas de mot simple pour l’expliquer nous montre bien qu’on a ici affaire à une chose suffisamment inhabituelle pour qu’il s’y attarde.

Pour sa part, l’homosexualité (donc le fait d’avoir exclusivement des relations du même sexe) ne pose pas plus question : tout homme dominant se doit de devenir père tôt ou tard s’il veut devenir un citoyen honoré contribuant à la prospérité de Rome. Un mariage avec une femme sera donc inévitable, quel que soit le goût profond du marié (qui, comme on le verra, n’est pas censé prendre plaisir au mariage). Pour le reste, sa sexualité de « loisir » restera fort libre. De fait, les sources parlent peu de relations homosexuelles suivies, en particulier entre hommes du même âge. L’empereur Galba est une relative exception parmi les empereurs, car il aurait entretenu une telle relation. Mais c’est un exemple qui reste marginal.

Le lesbianisme est pour sa part hors de question. Le désir des femmes effraie les auteurs et est vu comme une transgression. Aussi, au mieux les relations lesbiennes sont-elles moquées comme une tentative d’imiter les hommes. Au pire, il s’agit d’une tentative de renverser les hiérarchies sociales, qui ne peut que terrifier la morale romaine. Dans les faits, les relations homosexuelles féminines laissent donc peu d’écho hors de la satire.

Rome offre donc l’occasion de penser un monde où la question même de l’orientation sexuelle n’existe pas, ce qui pourrait donner à croire à une grande ouverture d’esprit par rapport à la société moderne, qui a atteint des sommets en matière de classification des relations. Mais en réalité, la société romaine est extrêmement fermée, car le problème des normes et tabous se déplace ailleurs, dans les rapports de pouvoir.

 

Normes et transgressions

Parler de sexualité, comme plus largement des comportements humains quotidiens, revient à comprendre quelles sont les normes sociales acceptées en un temps donné, qui évoluent évidemment. Ainsi, les latrines où les Romains pouvaient manifestement parler affaires tout en faisant la leur sont en profond décalage avec notre propre conception de l’intimité. Ce qui nous paraît être un dégoût, et une pudeur, ancrés dans notre nature sont en réalité des constructions sociales, ce qui ne signifie pas que ces sentiments sont artificiels ou à rejeter, mais simplement qu’ils sont relatifs à un modèle de société, le nôtre.

D’autre part, les normes d’une société ne sont pas forcément aussi universelles qu’on peut le croire à la vue des traces laissées, qu’elles soient documentaires ou archéologique : une bonne part de la banalité du quotidien relève, après tout, du non-dit tellement elle est évidente. Ainsi, si l’on simplifie parfois en disant que « les Romains mangeaient couchés », ce que tout triclinium atteste, Mary Beard rappelle qu’il serait plus exact de dire que certains Romains (les plus riches) mangeaient ainsi dans leur triclinium, sans qu’on puisse être certain qu’il s’agissait de tous les repas. De même, la « maison romaine » standardisée n’existe pas, et n’est qu’un idéal pédagogique qui dissimule bien des variantes. Il en va également ainsi de notre vision très codifiée des thermes romains, où chaque salle a son nom, et où l’usage est précisément ordonné, qui est probablement une construction postérieure, ou ne recouvre en tout cas pas un usage totalement universel. Les bains romains portent d’ailleurs un paradoxe : ils sont omniprésents, représentent à nos yeux la quintessence de la culture romaine… et sont pourtant dénoncés par bien des auteurs de l’époque comme lieux de débauche malsaine. On voit bien ici que cette dénonciation n’était pas suffisante pour aller à l’encontre d’un usage généralisé des bains, assez appréciés pour qu’on en bâtisse partout !

Peinture d'un somptueux banquet dans un triclinium extérieur, avec danseuse et musiciens
Si la gastronomie romaine est entrée dans les mémoires, à l’image des extravagants festins de Lucullus (ici peint en 1873 par Gustave Boulanger), la réalité quotidienne était indéniablement plus modeste…

Dans les faits, certains traits saillants ressortent tout de même des normes en matière de sexualité. La société romaine est, de toute évidence, phallique. Comme on l’a déjà vu, les symboles omniprésents ne sont pas anodins, porte-bonheur ou non : ils indiquent bien que le sexe masculin est tenu pour supérieur. La femme romaine, quelle que soit la latitude dont elle dispose, reste avant tout une mère, ce dont témoignent les épitaphes. Mais surtout, comme on l’a vu, les droits et devoirs dépendent avant tout des questions de rang social. L’homme de haut rang a des droits très larges, la femme de citoyen, si elle n’a pas les mêmes droits que son mari, voit tout de même son intégrité sexuelle très surveillée, tandis que les classes inférieures sont aussi dans une position de soumission sexuelle.

La vision de la pédérastie illustre bien la question. En Grèce, elle peut être un fondement de l’éducation aristocratique, entre un jeune noble et un homme plus âgé. Ceci est profondément rejeté à Rome, non pas par dénonciation des relations entre hommes, ni comme atteinte à de trop jeunes individus, mais parce qu’un jeune homme libre ne peut être soumis à un autre. C’est là le seul lot des esclaves. Ainsi, Cicéron peut à la fois dénoncer le gymnase, où de jeunes citoyens nus risquent d’être sexualisés, et sexualiser sans problème son jeune secrétaire affranchi, Tiron : les deux rapports sont profondément différents à ses yeux.

Le sexe est donc un rapport de pouvoir : on prend, ou on est pris, et cet acte doit recouvrir la hiérarchie sociale. On ne touche pas à ceux de son rang, qu’il s’agisse de la femme, de la fille ou du fils d’un citoyen, sans lui nuire ainsi qu’à sa famille. C’est ainsi qu’est perçu le fondateur « viol de Lucrèce », qui aurait entraîné la chute de la monarchie romaine : si Lucrèce se suicide, ce n’est pas par douleur de femme traumatisée, mais car ce qu’elle a subi retentit négativement sur son époux. La même chose, subie par une esclave, aurait été un non-événement.

Tarquin, en armure, menace Lucrèce, nue, de sa lame.
Le viol de Lucrèce (ici peint par Titien) est un épisode fondateur de la République romaine. Il illustre aussi la position attendue de l’épouse romaine, dont la fidélité va jusqu’à la mort.

Puisqu’il est rapport de pouvoir, le sexe est aussi codifié dans sa pratique. On y est dominant ou dominé, et les pratiques sont hiérarchisées. Le sexe oral, dans lequel un homme de pouvoir s’abaisserait à servir un homme ou une femme avec sa bouche, est vu comme particulièrement horrible, car la bouche est l’outil de l’art oratoire, de la parole. Sucer un homme, lécher une femme, est donc particulièrement infamant, et cette thématique se retrouve en permanence dans les insultes politiques, jouant notamment sur la thématique de la bouche souillée, odorante, du fait de telles relations. La sexualité est donc très performative, et si les hommes ont le beau rôle dans cette phallocratie, leur masculinité a aussi un revers terrible : il leur est très facile d’être mis à terre. Victimes d’adultère, ou soupçonnés de pratiques passives, ils seront alors immédiatement dévirilisés, ce qui peut ruiner leur réputation et leur carrière.

Tout cela, évidemment, est la norme telle qu’elle transparaît notamment par les textes. Mais de la norme aux faits, il y a un gouffre. Ainsi, les graffitis peuvent nous révéler des Romains tout à fait sentimentaux, vivant des déceptions amoureuses, souffrant d’un amour non partagé, se livrant à des vantardises. Il est évident également que des pratiques jugés déviantes existent et sont tolérées, même si dénoncées : le fait qu’être pénétré analement soit infamant ne suffit pas à faire disparaître les hommes prostitués pour rendre ce service-là à des hommes assez riches pour en bénéficier. Qu’ils soient moqués ne vaut pas forcément pour autant exclusion aussi claire que le laissent entendre certains textes. De même, à travers la poésie, les désirs interdits peuvent transparaître, et s’exprimer ouvertement.

 

Le mariage, une sexualité codifiée

Dans la société romaine, le mariage est central, mais n’a rien d’une relation amoureuse, en tout cas dans les hautes sphères. Le but est d’unir des familles et de faire des enfants, et les femmes sont souvent beaucoup plus jeunes que leurs époux. La sexualité est perçue comme forcément violente : aux jeunes femmes de finir par s’y habituer, voire y prendre goût. Paul Veyne parle ainsi de « viol légal » et de « sexualité de viol » concernant la société romaine : la violence est en effet le marqueur de la virilité. Cela étant dit, nous ne connaissons rien des mariages des pauvres, qui peuvent avoir eu des enjeux différents.

On attend de l’épouse qu’elle soit prude, et que le mariage soit chaste : la femme ne doit pas chercher à séduire son mari, les démonstrations d’affection doivent être réduites, et les relations sexuelles doivent se faire, autant que possible, dans l’obscurité ou la pénombre. Seule une prostituée coucherait de jour, disent les textes normatifs. Tout cela tourne avant tout autour de la peur de l’adultère féminin : le sperme de l’amant passerait alors dans le sang de l’épouse, pense-t-on, ce qui corromprait sa nature et nuirait à la pureté de la famille. Malgré tout, certains poètes regrettent ces mariages sans affection et les critiquent, y voyant l’hypocrisie d’une société qui, par ce fait, encourage les relations extra-conjugales.

Couple romain gravé sur un sarcophage, les époux se regardant, l'épouse la main posée sur son mari.
Le mariage est souvent représenté sur les monuments funéraires, ici un sarcophage de la fin du IVe siècle. (photo de Giovanni Dall’Orto, Wikimedia Commons)

Reste que l’adultère féminin est universellement condamné, car il met en danger la pureté du sang des grandes familles. De même, le célibat est profondément dénoncé chez les hommes riches, même veufs ou divorcés : la culture romaine est profondément nataliste, même si les effets sont limités. Enfin, l’ultime tabou est l’inceste, non pas tant par principe moral que pour des questions de clarté dynastique (les parents par alliance sont ainsi tout autant concernés). Les remariages non conformes sont donc très sévèrement jugés, même s’il arrive que l’on fasse des exceptions, lorsqu’une telle union peut préserver un patrimoine. On voit bien ici la dimension profondément sociale de ces codes. L’inceste trouve sa dimension suprême dans la figure de la vestale, prêtresse sacrée vouée à être punie de mort (enterrée vivante !) en cas d’union.

Certaines périodes voient s’exprimer une nostalgie de temps plus vertueux, comme on le verra. Sous Auguste, par exemple, son épouse Livie est érigée en modèle marital. Mais une libéralisation des mœurs peut aussi se faire voir, comme dans le cas de la fille de l’empereur, Julie, qui semble avoir revendiqué une certaine liberté sexuelle, mais l’a payé chèrement du fait des politiques impériales de moralisation. Il faut, dans tous les cas distinguer les propos à portée théorique de la réalité. Les divorces pour adultère, par exemple, ne sont pas si fréquents, ce qui donne à penser que l’on s’en accommode souvent. De même, si dans les faits, le pater familias a un droit de vie ou de mort, il reste très peu appliqué.

 

Une sexualité de plaisir ambiguë

Hors du mariage, les hommes peuvent profiter des services de nombre d’hommes et de femmes de rang inférieur, comme on l’a vu. Les esclaves sont ainsi aussi des objets sexuels, mais seulement pour les hommes ! Une femme couchant avec un esclave commettrait une faute terrible, car elle se laisserait posséder par un inférieur. Les sources mettent surtout en avant les esclaves masculins, probablement car les relations avec eux suppriment tout risque de grossesse. Cependant, il arrive aussi que des citoyens aient des enfants avec des esclaves, enfants au statut alors particulièrement ambigu, mais qui peuvent parfois être protégés par leur père aimant.

Pendant longtemps, la question du consentement des esclaves, ainsi que de leur « pudor » (terme difficilement traduisible désignant en somme leur intégrité morale) est négligée, mais peu à peu, la littérature la prend en compte. De fait, cela revient progressivement à condamner leur utilisation. La pensée stoïcienne influence également la réflexion à ce sujet : l’esclave comme objet sexuel est vu comme un luxe inutile, opposé à la sobriété vertueuse qui devrait suffire au bon Romain.

Fresque érotique représentant une femme agenouillée sur un homme allongé sur un lit, en plein acte sexuel.
Les fresques érotiques du lupanar de Pompéi continuent à nourrir l’imaginaire des touristes. Simple décoration stimulante ou véritable « menu » pour permettre aux clients de demander les pratiques de leur choix à des prostituées ne parlant pas la langue, comme le racontent des guides inventifs ?

Les prostituées forment un cas limite. Elles sont ramenées à une nette marginalité, leur féminité est désacralisée (on attend qu’elles portent une tenue masculine) et, dans le cas des hommes, la prostitution équivaut à la perte des droits civils. Cette stigmatisation n’est cependant pas exclusive à la prostitution : la même touche les proxénètes, mais aussi les gladiateurs, les acteurs… Le fait de vendre son corps n’est pas, en soit, aussi choquant que le renversement possible des normes sociales (que produisent aussi les acteurs par leurs déguisements). Par ailleurs, la prostitution la plus basique, qu’elle soit celle des bordels, de femmes pauvres arrondissant leurs fins de mois, ou d’esclaves mis à disposition par leur maître, est avant tout destinée aux pauvres, et paraît peu coûteuse ; et pour cause ! Les riches disposent de leurs propres esclaves pour les mêmes services.

Il existe pourtant une forme de prostitution plus prestigieuse. Des femmes riches renoncent parfois à leur statut et à leur honneur pour bénéficier des libertés que leur accorde un rôle de prostituée : elles ne subissent plus de pression pour se marier, jouissent d’un confort matériel assuré par leurs amants, d’autant qu’étant des femmes libres, elles jouissent d’une haute valeur sur le marché du sexe. On sait ainsi qu’en réponse, Tibère a tenté de légiférer pour interdire cette pratique aux femmes des ordres sénatorial et équestre, pour limiter les renversements hiérarchiques. La pratique de cette prostitution de luxe semble malgré tout avoir été répandue, car elle était aussi un moyen pour des hommes riches d’avoir des relations véritablement sentimentales et amoureuses en entretenant une maîtresse, loin de leur relation maritale formelle.

Enfin, cette sexualité hors mariage est parfois une occasion de se tenir en marge des pratiques normées (à condition qu’elle reste secrète). On sait qu’il existe ainsi des esclaves voués à être « pénétreurs », choisis pour leur membre proéminent ce qui indique bien que même si être pris par un esclave et totalement tabou, la pratique existe. Encore une fois, des normes exposées par les textes jusqu’aux faits, il y a souvent un gouffre.

 

Ce que les « empereurs fous » nous apprennent bien malgré eux

Puisque la sexualité est extrêmement normée, elle est évidemment un moyen de s’attaquer aux hommes d’État adverses. Qu’il s’agisse de César, Octave, Antoine et des empereurs, aucun n’échappe vraiment à une analyse fort peu objective de ses pratiques. La postérité trie, cependant, les attaques qui portent et celles qui disparaissent, un peu comme dans le cas de Robespierre qui, un temps victime de rumeurs opposés (obsédé pervers ou au contraire anormalement asexuel), a finalement vu une seule version s’imposer. Ainsi, si César a été accusé d’être un efféminé soumis aux luxe et aux hommes (accusation que l’on reverra souvent sur bien des personnages), cette critique a globalement été éclipsée par l’aura du dictateur conquérant. De même, si Octave a été accusé d’avoir obtenu son adoption en se soumettant sexuellement au grand Jules, l’idée est finalement balayée par l’image du fondateur de l’Empire, père de la Patrie et empereur incritiquable. À l’inverse, chez un Caligula, un Néron ou un Othon, de telles accusations portent durablement, car elles contribuent à étayer la figure du mauvais empereur.

Bien souvent, ceux-ci vont être abordés sous l’angle de la « folie », qu’il faut cependant nuancer, car la folie est parfois surtout une approche culturelle différente. Caligula et Néron, par exemple, sont teintés d’une culture grecque et orientale qui tranche avec les mœurs de l’aristocratie romaine conservatrice, ce qui leur attire des critiques, notamment en ce qui concerne leur statut divin, qui est perçu très différemment en Orient et en Occident. Ainsi, quand Suétone raconte au premier degré que « Caligula se prenait pour un dieu », il évoque peut-être surtout la manière dont l’empereur percevait le culte impérial, qui n’aurait aucunement choqué à Alexandrie mais passe moins à Rome. À l’inverse, l’empereur Vespasien ironisant à sa mort sur sa divinisation imminente est d’un esprit bien plus romain, qui en fait un « bon empereur ». Il y a aussi parfois une double lecture possible. Caligula voulant faire de son cheval un consul peut être vu comme un fou ; mais il peut aussi s’agir d’une très lucide attaque de l’empereur contre des magistratures qui, sous le principat, n’ont plus aucun sens : « vous êtes tellement inutiles que je peux mettre mon cheval à votre place ». La folie est alors remplacée par une attaque en règle contre l’aristocratie et ses honneurs, inacceptable pour un Suétone et ses semblables.

Caligula trinquant à un banquet, à côté de son cheval Incitatus
Le cheval de Caligula, Incitatus (ici représenté par Jean Victor Adam, au XIXe siècle) nourrit bien des spéculations, mais est peut-être une simple attaque politique.

Si l’on passe au plan sexuel, la « folie » est surtout la marque de la tyrannie. L’empereur, tout puissant, se pense tout permis et casse les codes en faisant ce qui est interdit aux autres. Il multiplie à outrance mariages, concubines et adultères, ce qui ne serait pas en soi un problème s’il ne se servait pas chez les femmes des autres ! C’est ici un trait que l’on retrouve même chez Auguste, pourtant vu positivement. Tout cela est fortement politique : les femmes deviennent objet d’une lutte entre l’empereur et des sénateurs défendant leurs intérêts de classe. L’empereur tyrannique les humilie en violant, littéralement, sa noblesse, ou en les forçant à des positions humiliantes, que ce soit en les prostituant ou en en faisant des gladiateurs. Tacite dépeint ainsi Tibère violant de jeunes hommes de grandes familles devant les images de leurs ancêtres : le symbole est fort ! Caligula aurait transformé le Palatin en lupanar pour y faire travailler les femmes mariées de la noblesse, et n’aurait pas hésité à coucher avec ces nobles dames devant leurs maris. Pire encore, revient le schéma régulier de l’atteinte aux Vestales, que ce soit par Néron ou Élagabal. De fait, la sexualité est ici une extension du renversement politique auquel se livrent les « mauvais empereurs » contre le Sénat et l’aristocratie. Mais, évidemment, les historiens et chroniqueurs sont issus de celle-ci, et font l’éloge des empereurs qui les ont flattés dans le sens du poil. Quel crédit, alors, apporter à leurs récits ?

Plus largement, on retrouve fréquemment le schéma de la sexualité secrète, indicible ou cachée, qui brise tous les codes moraux de l’époque. Le travestissement est ainsi fréquent : Néron se serait déguisé en bête sauvage pour se livrer à des agressions sexuelles avant de se faire prendre par son esclave. Il aurait également choisi d’épouser un esclave en se grimant comme sa femme, ce qui ne l’empêche pas d’occuper par ailleurs la posture d’un mari dominant dans d’autres unions, brouillant ainsi les identités et rôles. Caligula aurait commis l’inceste avec ses sœurs, mais peut-être est-ce là un moyen de lui reprocher d’avoir trop pleuré sa sœur Drusilla, et d’avoir par ce biais donné un statut trop important à la famille impériale.

Un sommet est probablement la série de débauches attribuées par Suétone à Tibère, isolé à Capri, loin des regards. Jouant sur le nom de l’île (caper peut désigner le bouc, caprae les chèvres) pour dénoncer le « vieux bouc », il décrit une série d’horreurs totalement invérifiables mais qui donnent une idée de la hiérarchisation des tabous, car Suétone les rapporte par ordre croissant de transgression. Tibère est ainsi d’abord accusé de se livrer à une sorte de voyeurisme théâtral en se masturbant devant des scènes de sexe organisées pour lui : profiter de telles scènes sans même y participer passe pour le comble de la luxure stérile. Plus choquant encore, il nagerait dans sa piscine avec des « petits poissons », bébés ou jeunes enfants à qui il ferait téter son sexe. Mais l’historien romain est plus encore choqué par le fait que Tibère, en marge de cérémonies religieuses, manque à son rôle en préférant observer de jeunes hommes et coucher avec eux. Mais vient ensuite le pire qu’il puisse commettre : l’empereur s’abaisse à lécher de « vielles chèvres », des femmes âgées. On voit ici qu’une pratique relativement anodine de nos jours (le cunnilingus) est perçue, à Rome, comme bien pire encore que de s’en prendre à de jeunes enfants.

Fresque représentant un homme léchant une femme.
Le cunnilingus, ici représenté dans les thermes suburbains de Pompéi, est l’un des actes sexuels les plus infamants selon les normes romaines.

On le comprend donc, la façon dont la sexualité impériale est dépeinte est toute politique, ce qui pose un problème. Si le bon empereur se distingue par sa contenance et ses bonnes mœurs, est-il dépeint comme bon car il ne commet pas de transgressions, ou lui attribue-t-on une vie sexuelle vertueuse pour correspondre à un portrait politique positif ? Inversement, les mauvais empereurs sont-ils mauvais parce que sexuellement dégénérés, ou leur crée-t-on cette image pour correspondre à un portrait politique négativement édifiant ? Le fait est que les auteurs sont juges et parties : les mauvais empereurs du passé servent aussi à flatter les « bons », ceux qui prennent soin de leur aristocratie, et respectent le Sénat et les coutumes. Dans ces conditions, il n’est pas exclu que nos historiens romains, souvent sénateurs eux-mêmes, et qui écrivent souvent longtemps après les faits, n’hésitent pas à inventer ce qui les arrange, ou à grossir certains traits. Si l’on ne peut nier la tyrannie du régime, il reste souvent difficile de placer le curseur de la réalité.

 

Élagabal, et le choc « passé/présent »

Si Tibère, Caligula et Néron sont les exemples les plus fameux de sexualités impériales « déviantes », le cas d’un empereur méconnu du début du IIIe siècle mérite que l’on s’y penche en détail. Longtemps présenté comme un simple « empereur fou » dans une période troublée, la figure d’Élagabal est aujourd’hui, parfois, présentée comme une impératrice trans, persécutée pour cette raison. La question mérite recontextualisation car si, comme on le verra plus loin, la question de la transidentité impériale ne me paraît pas être assez étayée (je parlerais donc encore de cet empereur au masculin), ce point historiographique peut porter beaucoup de réflexions intéressantes.

Revenons donc rapidement à ce tournant du IIe au IIIe siècle, qui ouvre une période mal connue de l’Empire, généralement qualifiée de crise (ce qui a l’avantage de ne pas trop s’y pencher en détail). Après les célèbres empereurs de la dynastie antonine (notamment Trajan, Hadrien, Antonin le Pieux et Marc Aurèle), présentés par l’historiographie sénatoriale par de « bons empereurs » respectueux de leurs institutions, l’affaire finit en queue de poisson avec l’assassinat de Commode en 192, suivi par une guerre civile dont sort vainqueur Septime Sévère, notable venu d’Afrique. Le nouvel empereur connaît un règne généralement perçu comme positif, avant de mourir en campagne en Bretagne, en 211. Il laisse alors l’Empire à ses deux fils, Caracalla et Geta, ennemis irréconciliables, et le premier fait rapidement assassiner son cadet. Régnant alors sous le nom de Marcus Aurelius Antoninus (son père l’avait renommé pour renouer avec la dynastie antonine), il passe en 212 le fameux édit de Caracalla élargissant grandement la citoyenneté dans l’Empire, ce qui lui assure un soutien populaire énorme… mais aussi une certaine défiance de la part des notables qui se sentent ainsi dévalués. Parti en campagne contre les Parthes, Caracalla est finalement assassiné en 217 par un soldat mécontent, et remplacé dans la pourpre par son préfet du prétoire, Macrin, qui perd lui aussi rapidement en popularité.

Peinture en médaillon circulaire représentant, en haut, l'impératrice et l'empereur, et en bas, leurs deux enfants, l'un ayant le visage totalement obscurci.
Cette peinture sur bois représente le couple impérial formé par Septime Sévère et Julia Domna, ainsi que les deux héritiers, Caracalla et Geta. Ce dernier a été effacé de la composition après son assassinat.

C’est ici qu’entre en scène Élagabal, par l’intermédiaire des « princesses syriennes », à savoir sa grand-mère Julia Maesa (belle-sœur de Septime Sévère), sa mère, Julia Soaemias et sa tante, Julia Mamea. Posons déjà la question du nom du jeune homme : Élagabal n’est en effet qu’un sobriquet postérieur, donné à celui qui s’appelle alors Varius Avitus Bassianus (ainsi, le biographe des Sévères Pierre Forni choisit de le nommer Varius). Syrien, il l’est dans le sens où sa famille, par les femmes, descend d’une grande dynastie de la ville d’Émèse, liée au culte du dieu Élagabal. Il ne faut pas pour autant y voir un individu exotique totalement déconnecté des réalités romaines : par les hommes, la famille est bien liée à l’aristocratie romaine, et possède des propriétés en Italie. On ne sait d’ailleurs pas si Varius est né dans la péninsule ou en Syrie, mais il a en tout cas vécu tant à Rome qu’à Émèse. Reste que, dans toute son enfance, le garçon a été formé à une chose : devenir grand prêtre d’Élagabal, dieu solaire, à Émèse, comme un prestigieux ancêtre. Cette éducation religieuse teinte très fortement l’enfant, qui prend son rôle très à cœur. Ses danses spectaculaires et ses dévotions deviennent ainsi très populaires dans la région, mais ses tenues, son faste et ses bijoux rituels ne peuvent que déstabiliser les plus traditionalistes aristocrates romains, pour qui ces atours ne peuvent être que féminins (on a déjà vu à quel point la débauche de luxe était opposée à la virilité romaine). Voici probablement là un des premiers points ayant nourri l’idée d’une identité féminine.

Mais voilà que l’assassinat de Caracalla, qui n’avait pas d’enfant, place Varius sous les projecteurs. Il avait été assez proche de l’ancien empereur, et très vite, son entourage fait circuler l’idée qu’il en serait peut-être le fils caché. Macrin devenant impopulaire, les princesses syriennes achètent des légions et parviennent à le détrôner et le remplacer par Varius, qui devient, comme son « père » fantasmé, Marcus Aurelius Antoninus. Ceci explique qu’il soit parfois appelé par l’historiographie « Antonin le Jeune » (et par son grand ennemi Dion Cassius « le faux Antonin »). Julia Maesa est alors consciente que le jeune homme (âgé de 14 ans) doit vite gagner Rome pour affirmer son pouvoir. Mais celui-ci insiste : il ne partira pas sans son dieu ! Et voilà la pierre noire sacrée du temple d’Élagabal transportée sur des milliers de kilomètres, tandis que le nouvel empereur continue à assurer les rites sacrés en balayant le sol devant elle sans jamais lui tourner le dos, des soldats lui ouvrant la marche. Le cérémonial, là aussi, est plutôt bien accueilli par les foules, mais beaucoup moins par l’aristocratie sénatoriale attachée à ses traditions.

On comprend donc que l’arrivée de Varius/Antonin à Rome détonne. Sa grand-mère aurait aimé qu’il se détourne du culte pour se consacrer à ses fonctions impériales, mais l’empereur prend sa fonction sacrée trop au sérieux, et fait ériger un temple massif à son dieu, où il fait déplacer les symboles religieux romains dans une volonté de syncrétisme qui passe évidemment très mal. Deux visions du pouvoir s’opposent donc, qui s’incarnent dans la rapide succession des mariages de Varius : là où sa grand-mère lui arrange des mariages avec des filles de notables pour souder des alliances, lui les répudie pour tenter d’épouser une Vestale, par deux fois, un sacrilège innommable pour les Romains, mais tout à fait logique pour lui, qui espère par ce biais approfondir son syncrétisme religieux. Varius transgresse un autre tabou : il fait entrer les femmes au Sénat ! Les Julia occupent en effet la place d’honneur pour conseiller celui qui n’est encore un adolescent, et on comprend évidemment que les sénateurs n’ont pas dû apprécier cette transgression. Ajoutons à cela les habituels reproches de dépenses publiques somptuaires (jeux, courses, banquets, donations à la plèbe…), réprouvées par l’historien Dion Cassius, mais manifestement appréciées par le peuple, et on comprend que les reproches faits à l’empereur vont bien, bien plus loin que sa simple et supposée identité sexuelle. On en avait déjà assassiné plusieurs pour moins que ça !

Aussi, les discours sur la sexualité de l’empereur doivent être remis en question. Ils s’inscrivent dans des propos plus larges sur ses excentricités, d’une part : il aurait ainsi conçu des repas « à thème », groupant les aliments par couleur, ou faisant manger de la nourriture en bois ou en cire à ses invités pour leur rappeler leur infériorité. Vraies ou fausses, ces anecdotes ne sont pas sans rappeler celles attribuées à Caligula. Concernant sa sexualité, ici encore, on lui reproche évidemment son manque de contenance (rappelons qu’on a affaire à un adolescent qui se retrouve homme le plus puissant du monde romain !), son irrespect (il pose des questions humiliantes à de vieux sénateurs) et, bien entendu, la traditionnelle inversion des rôles : il se ferait prendre par des subalternes, fréquenterait trop artistes et gladiateurs et, nous dit Dion Cassius, aurait voulu être nommé et considéré comme une femme. Ce dernier point, venant d’un ennemi déclaré, me paraît pour le moins douteux, ne serait-ce que parce que briser un tel tabou dans la société romaine ne pourrait pas être ignoré par les autres historiens de l’époque (tout aussi remontés contre le « faux Antonin »), et qui pourtant, ne s’y attardent pas. Tout donne à penser qu’il s’agissait avant tout de charger encore un peu plus le portrait d’un empereur dévoyé, car chez Dion Cassius, non seulement le « faux Antonin » veut être considéré comme une femme, mais il le demande à Hierocles, un affranchi et conducteur de char : toutes les hiérarchies sociales sont donc renversées. L’auteur pousse d’ailleurs les choses plus loin en accusant également l’empereur de se prostituer, tant qu’à faire. En somme, prendre au premier degré les rumeurs sur l’identité féminine de Varius paraît aussi respectueux que de donner de l’intérêt à celle qui traitent de la supposée transidentité de Brigitte Macron. Le fait est que, sans l’avis du premier intéressé, il est impossible de trancher sur sa propre perception de son identité.

Mais la fin de l’histoire et la manière dont elle nous parvient doivent renforcer ces doutes. En effet, Varius/Antonin devient décidément trop encombrant pour les projets de sa grand-mère, qui a un autre atout dans sa manche ! Son autre petit-fils, Gessius Bassianus Alexianus (alias Sévère Alexandre, pour reprendre quelques postérités glorieuses) est beaucoup plus docile, et n’a pas les idées religieuses de Varius. Celui-ci en a par ailleurs fait son fils adoptif et son César, sur les conseils de mamie. Très vite, les deux cousins sont donc mis en rivalité dans un conflit de palais qui débouche sur l’assassinat de Varius et de sa mère. Le Sénat acclame désormais Sévère Alexandre, un empereur jugé bien plus valable (même s’il sera assassiné par son armée treize ans plus tard, mais c’est une autre histoire !).

Or, donc, nos principales sources contemporaines de la vie de Varius sont Dion Cassius et Hérodien, qui le détestent et ont des comptes politiques à régler avec lui. De surcroît, aucun n’était présent à Rome pendant son règne, ce qui signifie que s’ils ont connaissances des événements politiques, tout ce qu’ils racontent sur la vie sexuelle et intime de l’empereur relève, au mieux, de la chose entendue, et plus généralement du ragot. Autre source, l’Histoire Auguste, bien postérieure, mérite surtout qu’on la mentionne pour son caractère aussi étonnant que souvent apocryphe. Les vies de Varius et de Sévère Alexandre y sont ainsi mises en miroir, le second étant le pendant positif du premier, dans une opposition assez artificielle et pas toujours crédible. On sait en effet que l’Histoire Auguste contient de nombreuses inventions.

Dans un somptueux banquet, des lions se promènent librement au milieu de femmes dénudées.
Cette représentation d’un décadent banquet d’Héliogabale, en 1909, par Henri-Paul Motte, résume bien les grands traits régulièrement repris : surenchère de luxe et d’incongruités (ici, des lions en liberté) et indécence sexuelle.

Que dire alors ? Varius/Antonin, devenu postérieurement Élagabal/Héliogabale, a probablement fait l’unanimité contre lui pour ses postures religieuses et politiques, bien plus que pour sa sexualité, qui, dans les récits, semble surtout être un clou de plus dans son cercueil. Mais sa postérité est intéressante, car Élagabal, après avoir été l’icône de la décadence romaine, a pu devenir l’incarnation d’une certaine liberté sexuelle, une figure anarchiste, une icône gay, et finalement, plus récemment, un possible précédent en matière de transidentité. Peu importe, somme toute, la réalité du fait : ce qui compte avant tout est qu’une idée à l’époque absurde (« l’empereur voulait être une femme ») est devenue recevable et compréhensible, et que nous avons développé des mots pour en parler. Si nous ne saurons jamais qui était vraiment Varius, le fait est que notre société a aujourd’hui assez évolué pour assimiler la notion de transidentité. L’identité de genre d’un empereur mort il y a près de deux millénaires ne change rien à un fait bien actuel : les hommes trans sont des hommes, les femmes trans sont des femmes, et la légitimité de leur combat se suffit à elle-même. De ce point de vue, si l’histoire se doit de présenter un empereur Varius nimbé dans le brouillard des incertitudes, la culture populaire, la fiction, le récit, peuvent pour leur part ériger comme elles l’entendent une Élagabal trans, au même titre que le Caligula camusien : ces figures ne parlent alors plus du passé mais de nous, tout comme les Gaulois tabasseurs de Romains d’Uderzo et Goscinny nous parlent bien plus de la France des Trente Glorieuses que de la Gaule de César. Tous ont l’avantage de nous rappeler que si nous croyons parfois nous voir dans le passé, le monde n’en cesse pas moins de changer…

 

Le passé évolue aussi

Et c’est bien par là qu’il faut terminer ce propos : le changement et l’évolution. En réalité, le traitement que j’ai fait ici de la question est trompeur dès le départ. Parler « des Romains », c’est prendre un millénaire d’histoire, sur une aire géographique immense, et prétendre que tout y était figé, que rien n’a bougé, alors que nous-mêmes voyons nos normes sociales évoluer à grande vitesse, presque à l’œil nu. Or, il ne faudrait pas croire que notre société accélère son évolution : déjà à l’époque, les lamentations sur le fait que tout part à veau l’eau sont permanentes.

Ainsi, le rapport à la sexualité de la riche jeunesse masculine est souvent un rapport indulgent (« souvenez-vous que vous faisiez pareil dans votre jeunesse ») doublé d’une sévérité pour les plus âgés, qui, eux, doivent avoir appris à se modérer sainement pour se concentrer sur leurs responsabilités. Mais d’autres époques voient un repli qui appelle à la modération, même chez les jeunes. L’empereur Marc-Aurèle se félicite ainsi d’avoir attendu longtemps avant ses premiers actes sexuels, à l’encontre de la sexualité débridée habituellement acceptée pour la jeunesse.

De même, pendant longtemps, l’art et la poésie paraissent très pudiques, mais la fin de la République et le début de l’Empire voient le sujet être de plus en plus traité, parfois de façon très crue. On y parle d’amour passion, cet amour pourtant condamné par la morale, d’infidélités, on décrit même des positions sexuelles. Les poésies de Catulle, Martial et Ovide en témoignent, non sans contradictions parfois. Mais ce nouveau regard n’est pas toujours accepté, ce qui explique par exemple l’exil d’Ovide. À l’inverse, la philosophie, qu’elle soit épicurienne ou stoïcienne, mais aussi la médecine, se mettent à dénoncer la sexualité, en particulier hors mariage. L’absence de sexe est, certes, malsaine (il faut procréer), mais son excès est aussi perçu comme dangereux. Comme pour la nourriture et la boisson, il faut savoir se contenir en matière de sexe.

Peinture aux teintes sombres représentant Ovide dans un paysage désolé au milieu de personnages rustres.
L’exil d’Ovide, condamné pour ses poèmes érotiques, inspire en 1859 un tableau à Eugène Delacroix. L’épisode montre également que la sexualité à Rome est aussi un terrain de confrontations.

Plus largement, dès la fin de la République, on voit apparaître des discours reprenant l’idée d’une dégénérescence morale. Ce n’est pas le moindre paradoxe : ce que l’on perçoit comme l’âge d’or de Rome, la période dont tout le monde se souvient, qui décrit la puissance romaine, est alors perçue comme le moment où tout va mal. On y dénonce un esprit de jouissance (Vichy n’a rien inventé !), une mollesse, qui seraient venus de l’Orient, la terrible influence grecque, avec laquelle les Romains ont un rapport ambigu.

Les auteurs appellent ainsi de leurs vœux une législation morale, qu’Auguste met en place (non sans contradictions, car lui-même est connu pour ses nombreuses infidélités à sa Livie… qui lui fournit ses maîtresses). C’est ainsi que sa fille et sa petite-fille, les Julie, sont punies pour leurs transgressions. Là aussi, ces lois natalistes et moralistes n’ont qu’un effet limité. Mais leur héritage reste revendiqué et poursuivi. Le désir d’une moralisation par un retour aux sources, à des valeurs plus pudiques, est une constante. Paradoxalement, ces lois visent avant tout les sénateurs et, plus largement, les dominants, car c’est au sommet que l’amollissement moral est censé faire du mal : on ne sait toujours pas grand-chose de ce qui concerne les classes inférieures.

Reste ce paradoxe : plus le temps avance, plus ce combat contre l’amollissement, la perte de morale se fait important. Ainsi, c’est dans les périodes que l’on dépeint comme un Empire en crise, en déclin, qui sera ensuite considéré comme immoral et décadent, que l’on condamne le plus l’immoralité de ce qui nous apparaît comme un âge d’or. Le décadent, c’est finalement toujours l’autre.

Il faut, enfin, ajouter l’impact non négligeable de la transition religieuse vers le christianisme. Dans la Rome païenne, les tabous n’avaient pas toujours une portée profondément sacrée et, quand ils en avaient, c’était avant tout sous la forme d’une religion civique : on en revient à l’ordre social et à son respect. Le christianisme finit par transposer ces tabous dans ses propres règles, en les adaptant et en leur donnant une connotation beaucoup plus spirituelle. Saint-Paul, ainsi, oppose la chair au spirituel, et dénonce absolument le sexe, qui ne devient acceptable, et encore, que dans le mariage. Alors que la moralisation romaine avait jusque-là surtout idéalisé la contenance, il y a désormais une interdiction : l’idéal est à l’abstinence, au rejet du sexe, qui ne peut plus être que procréateur. C’est ainsi que l’homosexualité est peu à peu stigmatisée, puis punie.

Sur un sujet aussi intime et profond que la sexualité, la tentation de croire qu’il y a des aspirations « naturelles », des tabous innés, peut être grande. Aborder le sujet sur un plus long terme nous montre en réalité à quel point tout cela est évolutif : Tibère le « lécheur de vieilles chèvres » ne brise désormais plus un tabou plus grand que lorsqu’il nage avec ses « petits poissons », et l’homosexualité est désormais classifiée, ce qu’elle n’était pas à Rome, mais de plus en plus acceptée. De même, le genre à Rome n’est pas lu comme il le sera par la suite, et tout cela n’est encore qu’en pleine évolution. S’il y a une chose naturelle dans tout cela, c’est avant tout le changement. Aussi, comme le relève Christian-Georges Schwentzel en conclusion de son livre sur les Débauches antiques, si certains dénoncent aujourd’hui, à l’heure de « Me Too », un « nouvel ordre moral », on peut peut-être au contraire se réjouir de la construction, progressive, de nouveaux codes sexuels et romantiques, et espérer à terme que cette forme de socialisation ne repose plus sur la violence et la domination, mais sur l’acceptation, le consentement, et le respect. « Tout fout le camp ma pauvre dame », et parfois, ce n’est pas plus mal !

 

Pour aller plus loin

Impossible de faire le tour des références sur l’histoire romaine en général ! Limitons-nous donc ici à quelques-unes, avec notamment les trois magnifiques volumes de la série Mondes anciens consacrés à Rome, et dirigés par Catherine Virlouvet, Patrice Faure, Nicolas Tran, Stéphane Bourdin et Claire Sotinel. Publiés chez Belin entre 2018 et 2021, ils cumulent iconographie de qualité, textes d’époque, parties historiographiques et synthèse récente. Des incontournables auxquels on peut ajouter le volume sur Le Proche Orient, par Catherine Saliou (2020), qui offre un regard décentré, sur la Syrie romaine. Autre approche, plus archéologique, le Pompéi de Mary Beard (Seuil, 2012, réédité en poche en 2015) est extrêmement précieux, tout comme son SPQR (2016, Perrin) : grande vulgarisatrice, Beard ne manque pas d’humour tout en reposant avec sérieux les questions historiographiques, loin des clichés.

Concernant la sexualité, les travaux de Paul Veyne (La vie privée dans l’Empire Romain, Seuil, 2015) ont été pionniers, mais La Vie sexuelle à Rome de Géraldine Puccini (Seuil, 2010), offre une synthèse particulièrement claire et précieuse. Plus récent, le Débauches Antiques de Christian-Georges Schwentzel (Vendémiaire, 2023) élargit la thématique au monde grec, ainsi qu’aux influences judéo-chrétiennes.

Enfin, si la sexualité des empereurs fait l’objet d’ouvrages pour le moins inégaux, on pourra se référer au très intéressant Caligula de Jean-Noël Castorio (Ellipses, 2017), et surtout, dans le cas de Varius/Élagabal, au précieux ouvrage Les Sévères de Pierre Forni (Ellipses, 2022), qui cumule approche chronologique événementielle, puis historiographique. Un incontournable sur une dynastie mal connue.

4 commentaires sur “Les Romains, le sexe et nous… le remake

Ajouter un commentaire

  1. Très bonne article, j’ai particulièrement apprécié votre chapitre sur Héliogabale, loin des clichés habituels. Cependant, je souhaite ajouter quelques petites précisions sur Caligula et Néron (même si je comprends que ce n’est pas le point central du propos et qu’ils sont très secondaires).
    D’abord, vous dites que Caligula et Néron « sont teintés d’une culture grecque et orientale », mais comme toute l’aristocratie romaine, donc font partie ces dits empereurs, ont ne connait pas leurs visions personnelles du monde et de la société dans laquelle ils vivent. Ont ne peut que supposé qu’ils avaient, comme leurs collègues sénateurs, des attitudes et des pensées d’aristocrates romain du 1er siècle (ce n’est pas parce que Caligula à passé quelques mois en Egypte quand il avait 7 ans qu’il est devenu culturellement orientale).
    Pour ce qui en est du statut divin, ont ne possède aucun sources qui nous fait penser que ces deux empereurs se soit fait appeler dieu (divus), mais ont sais que les empereurs depuis Auguste louvoient entre un statut humain et presque divin, par exemple après la divinisation de Jules César (première d’une longue séries), Octave devient fils du divin Jules, de même Tibère, est fils du divin Auguste, ensuite Caligula en fera de même après la divinisation de sa sœur Drusilla, il devient frère d’une déesse, première divinisation d’une femme, (et probablement à l’origine des accusations d’inceste), pour les sénateurs de son époque (très important), Drusilla est une simple aristocrate qui n’a rien d’exceptionnel comparé à César ou Auguste. Et ses successeurs en feront de même, si bien que quand Trajan fait divinisé ses père adoptif et naturel ainsi que sa sœur, ça ne choque pas les sénateurs parce que un empereur qui fait divinisé des membres de sa famille est devenu la norme.
    Enfin, vous utilisez régulièrement les termes de « bons » ou « mauvais » empereurs, mais je tiens à vous rappeler qu’il n’existe pas de liste de « bons » où « mauvais » empereurs, ce sont des concepts inventer par les historiens contemporain pour désigner comment les auteurs anciens décrivaient leurs princes, alors bien sûr, Suétone par exemple se donne beaucoup de mal à en rabaisser certains (et dit en passant, il à une très bonne opinion d’Othon), mais c’est plus compliqué que ça en a l’air, ou est la limite que l’on trace entre un « bon » et un « mauvais ».
    Le principale problème reste, comme vous le dites vous même, les sources, en plus de leurs partialité et de leurs interprétations, les archives publiques et privées ont disparues, sauf quelques circonstances exceptionnelles (Pompéi, Egypte, Vindobona), ainsi que l’écrasante majorité des textes littéraires.
    Votre article reste agréable et intéressant à lire. Merci 😊!

    J’aime

    1. P.S.. Je parle bien sûr des tablettes de Vindolanda, camp romain militaire de Bretagne, et n’ont pas de Vindobona, autres camp militaire romain mais ancêtre de Vienne, en Autriche.

      J’aime

    2. P.S. J’ai fait une petite erreur, ce n’est pas Vindobona, actuel Vienne en Autriche, mais Vindolanda, camp militaire romain à proximité du mur d’Hadrien en Grande-Bretagne, connus pour ses tableaux de bois écrites qui donne beaucoup d’informations sur la vie privée et administrative d’une garnison à l’époque romaine.

      J’aime

  2. Je suis plutôt d’accord avec votre lecture du cas d’Élagabal. Le simple fait que son éventuelle transidentité ne se base que sur les propos de ses ennemis remet fortement en question la possibilité qu’Élagabal ait été une femme trans avant l’heure. Ce à quoi j’adhère moins, en revanche, c’est le poids que vous semblez donner à l’argumentaire selon lequel il est impossible de savoir comment se percevait Élagabal. Il s’agit d’un argumentaire qui est souvent repris pour éradiquer toute tentative d’articulation d’un passé trans. Or, cet argumentaire est plutôt faible puisqu’il relève d’une évidence : il sera toujours impossible de réellement connaître le ressenti des gens, d’autant plus lorsque ces individus proviennent d’une époque qui ne connaissait pas la notion de genre ou dont la conception du genre se trouvait à des années-lumière de la nôtre. Peu de gens dont on soupçonne aujourd’hui une identité trans avant l’heure n’ont laissé de traces écrites et la plupart de leurs propos, lorsqu’il en existe des traces, ont été rapportés par des intermédiaires plus souvent qu’autrement en position d’autorité, qu’elle soit familiale, religieuse, médicale ou judiciaire. Devant ces autorités, les individus appréhendés avaient tout intérêt à justifier ce qui était perçu de leur part comme une tentative de tromper en sollicitant des arguments qui paraissaient socialement acceptables, comme par exemple, expliquer avoir pris une identité masculine pour améliorer son sort (Joseph Lobdell a clamé haut et fort être un homme malgré les oppositions des médecins et s’est retrouvé à l’asile contrairement à d’autres qui ont expliqué avoir recherché de meilleures opportunités à travers leur transition de genre et qui ont été relâchés et parfois même autorisés à conserver leur identité masculine.). Mais qu’importent les raisons données par les personnes potentiellement trans avant l’heure puisqu’on ne pourra jamais les valider. Le genre est intime et ce qui relève de l’intime ne peut être attesté. On perd son temps à vouloir justifier la transidentité d’un personnage historique en se basant sur des ressentis subjectifs qu’on ne pourra jamais prouver. Antoine Prost nous rappelle que l’historien n’est pas naïf. Il nous dit qu’ « [i]l ne lui viendrait pas à l’esprit de s’interroger par exemple sur le sentiment de la nature chez l’homme de Cro-Magnon, parce qu’il sait la question oiseuse, faute de traces. » Ainsi, c’est perdre son temps que de vouloir justifier la validité d’un passé transgenre par une « confession » qu’on ne trouvera jamais. Il faut plutôt adapter notre définition moderne de la transidentité pour en faire un outil capable d’analyser judicieusement certaines réalités passées. On devrait rechercher le passé transgenre en se basant sur des critères objectifs et des éléments facilement identifiables comme le fait pour une personne qu’on croyait fille d’avoir vécu toute sa vie en tant qu’homme. Ici, la raison pour laquelle cette personne a fait une transition du féminin au masculin n’est pas importante : seul son vécu transgenre importe. C’est ce vécu trans passé qu’on peut rapprocher d’un vécu trans présent : tous deux relèvent de fait de vivre dans un genre différent de celui qui est attendu par la société. Ici, la question du ressenti (« Cette personne se percevait-elle vraiment comme un homme ? ») est complètement évacuée pour ne retenir que ce qui a été et ce qui peut être attesté, en l’occurrence, son vécu dans un genre que ne prévoyait pas sa naissance.

    J’espère avoir été en mesure d’offrir quelques pistes de réflexion. J’apprécie énormément votre travail et votre rigueur intellectuelle. J’attends toujours patiemment vos contenus, qu’ils soient écrits ou sous forme vidéo. Je suis depuis quelques années à rédiger un essai sur l’histoire de la mobilité du genre en Occident et on m’oppose souvent la fameuse rhétorique du « vous ne pourrez jamais prouver que tel ou tel personnage était trans », dans l’optique de décrédibiliser mon travail. Je trouvais pertinent de préciser quelques points méthodologiques qui permettent en vérité d’étayer le passé trans, non pas en « prouvant » le ressenti de tel ou tel personnage historique mais en démontrant, via les sources, que la transition de genre a bel et bien une réalité historique.

    J’aime

Laisser un commentaire

Propulsé par WordPress.com.

Retour en haut ↑