Espoirs et déceptions (février-avril 1848)

À la fin de la série précédente, le récit s’est terminé avec la chute brutale de la monarchie de Juillet. En quelques jours de février 1848, une crise politique est venue se mélanger à une mauvaise conjoncture économique pour aboutir à l’effondrement du gouvernement de François Guizot, présent depuis la fin de 1840, et peu après celui du régime de Louis-Philippe, vieux de dix-huit ans. Ce régime était alors de plus en plus décrédibilisé et détesté, trop républicain pour les royalistes les plus convaincus, et trop royaliste pour des républicains tombés peu à peu dans la clandestinité. Autant le dire, le 24 février 1848, bien peu pleurent un régime qui s’est affaissé sur lui-même plus qu’il n’a été renversé : la garde nationale ne l’a pas défendu, et le roi et sa famille ont fini par fuir le pays dans une joyeuse indifférence.

Mais, une fois Louis-Philippe tombé, la question subsiste : maintenant que la vague a balayé un régime honni, que mettre à la place ? C’est ici que les avis divergent…

 

Que faire de la révolution ?

La révolution a à la fois surpris, enthousiasmé, et effrayé. Surpris car les récentes élections avaient marqué la victoire des conservateurs et donné une fausse impression de sécurité au gouvernement. Ce sentiment avait encore été renforcé par le succès somme toute limité de la campagne des banquets. Enthousiasmé parce que l’on a pu revoir dans Paris, comme en 1830, une alliance hétérogène d’étudiants, d’ouvriers, de petits bourgeois, de gardes nationaux, tous unis par le refus d’un régime qui ne leur accordait pas la place qu’ils pensaient mériter. On a vu dans la précédente série comment la campagne des banquets, initiée par l’opposition dynastique « raisonnable », notamment avec Odilon Barrot, a ensuite été détournée par les militants républicains favorables au suffrage universel (masculin) et à une égalité plus prononcée. C’est à ce titre que la révolution peut effrayer : la chute du régime n’était pas espérée par l’opposition légale qui se retrouve donc immédiatement déplacée à droite par les événements. Surtout, ceux qui ont pu accueillir la chute de Louis-Philippe avec enthousiasme peuvent, tout autant, craindre que les événements ne mènent à un trop grand bouleversement de la société.

La révolution a en effet été multiple. On trouve dans ses rangs des gens de toutes classes et origines, rendant « le peuple » indéfinissable. Tous n’ont d’ailleurs pas été guidés que par des déterminants liés à leur classe : les structures familiales, les relations de voisinage, les identités de quartier, ont aussi pu jouer. Les réseaux militants également. Mais il y a évidemment de vastes différences entre des gens qui se seraient bien contentés d’un changement de gouvernement en faveur de la gauche dynastique (dans l’opposition depuis 1831), d’autres qui souhaitent une république libérale, mais raisonnable (par exemple autour du journal Le National), et d’autres, enfin, pour qui la république porte également une vocation de transformation sociale. Encore ceux-ci n’embrassent tous pas les mêmes espoirs, tant les penseurs socialistes ont été multiples pendant les décennies précédentes, mais ces courants ont, dans tous les cas, contribué à politiser la population qui se retrouve, désormais, à faire la révolution.

Du reste, celle-ci doit-elle forcément déboucher sur la république ? En 1830 aussi, les républicains avaient joué un grand rôle, avant que les forces plus modérées ne présentent la solution orléaniste, plus consensuelle. Cette fois-ci, si la duchesse d’Orléans tente de présenter son fils (petit-fils du roi déchu) aux députés pour en faire un roi des Français, il est trop tard : la dynastie est décrédibilisée, et la perspective d’une régence dans un tel contexte n’apparaît pas sérieuse, alors que la régente potentielle est isolée tandis que le reste de la famille royale est en fuite. Les Orléans sont donc hors-jeu. Les légitimistes s’en réjouissent, tant ils détestaient cette branche cadette jugée usurpatrice ! Mais ils sont également lucides : la révolution rend, dans l’immédiat, la restauration monarchique impossible, même pour les Bourbons. Il leur faut temporiser. Dans ce contexte, paradoxalement, les légitimistes se retrouvent donc à voir la république comme un moindre mal, une solution temporaire en attendant de rendre le pouvoir à leur candidat en exil, le comte de Chambord, leur cher Henri V.

Caricature représentant Louis-Philippe chassé d'un coup de pied au cul, avec la mention "va te faire pendre ailleurs".
L’exil de Louis-Philippe, comme celui de Charles X moins de vingt ans avant, se révèle bien plus ravageur pour sa cause que ne l’avait été l’exécution de Louis XVI. Le roi fuyant se retrouve à la fois décrédibilisé, sans soutiens, mais, encore en vie, il ne bénéficie pas de l’aura conférée par le martyre.

Dans ces conditions, faute d’alternative, la république est non seulement possible, mais inévitable. Elle est, d’autre part, rendue acceptable par une évolution intellectuelle. 1830 avait consolidé l’héritage révolutionnaire, au moins de 1789, peut-être même de 1791, tout en laissant la période républicaine dans le trouble. Mais à l’approche de 1848, les travaux historiques tendent à redonner ses lettres de noblesse à la période de 1793/1794, jusque-là vue comme repoussoir. Louis Blanc écrit ainsi une histoire de la Révolution vue sous un angle socialiste, tandis que Michelet, lui aussi, pose les bases de ce qui va être une lecture républicaine canonique de la période. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, début 1848, son cours lui est retiré par les autorités, suscitant les protestations des étudiants : le grand historien est alors on ne peut plus subversif. Même Lamartine, venu du légitimisme, se prend à réhabiliter la République avec son histoire des Girondins, historiquement très discutable, mais qui a le mérite de poser sur la table la perspective d’une république sans la Terreur. En 1848, donc, la République n’est plus uniquement associée à la crise, à la guerre et à la guillotine : elle n’effraie plus. Elle est donc actée, mais reste à savoir laquelle.

 

Former un gouvernement

Si changer de dynastie, en 1830, avait pu se faire en quelques jours, on ne crée pas une république de toutes pièces en quelques réunions avant de la faire valider par le peuple (sauf pour ce qui concerne la nôtre…). Il faut une constituante, et, de fait, des élections, pour lesquelles la logistique ne s’improvise pas. Comme entre le 10 août et le 21 septembre 1792, il va donc falloir recourir à une instance temporaire chargée d’administrer le pays et de préparer un chemin – rapide – vers l’élection. C’est ce que l’on va nommer le gouvernement provisoire. Mais comment le former, et avec qui ? Même dans le feu d’une révolution, un gouvernement ne sort pas de nulle part.

Notre gouvernement provisoire se forme donc autour de deux lieux importants, la Chambre des députés, où quelques rares élus républicains sont aussitôt acclamés, et l’Hôtel de Ville, lieu des révolutions parisiennes par excellence, où ceux-ci se précipitent vite pour rejoindre un autre embryon de pouvoir en formation, plus populaire. Les hommes composant le gouvernement viennent donc de plusieurs viviers qui, sous la monarchie de Juillet, se superposaient parfois : des députés venus de cette opposition « radicale » (se dire républicain était illégal depuis 1835), des journalistes, autour du National et de la Réforme qui ont beaucoup œuvré à la révolution, et des militants.

Représentation des onze membres du gouvernement provisoire, autour d'une table
Malgré la courte durée de leur exercice, les membres du gouvernement provisoire font l’objet d’une mise en image, et en hommage, importante. Ici, ce portrait de groupe est dédié à la garde nationale.

Du côté des députés, quelques figures se dégagent aussitôt. Figure consensuelle appelée à devenir le chef honoraire du gouvernement, Dupont de l’Eure a dépassé les 80 ans et est un grand personnage de l’opposition à la Restauration, puis à la monarchie de Juillet, tout en ayant occupé un ministère sous l’éphémère gouvernement Laffitte. Surtout, son passé d’élu au Conseil des Cinq-Cents sous le Directoire en fait un héritier de la Grande Révolution, ce qui contribue à son aura. Son âge l’écarte cependant des affaires les plus importantes, et la véritable direction du gouvernement revient à un autre grand nom : Lamartine. Aristocrate, poète, diplomate, l’homme est loin d’être un inconnu : il jouit d’une réputation nationale et internationale, et, après avoir été légitimiste, s’est éloigné du royalisme pour des positions plus libérales. C’est un républicain d’ordre, mais sensible à la question sociale, et capable de positions indépendantes (il a ainsi milité pour un chemin de fer nationalisé), ce qui en fait un électron libre et un agent du compromis. Les autres députés républicains intégrés au gouvernement sont le célèbre astronome Arago, les avocats Pierre Marie et Adolphe Crémieux, Louis-Antoine Garnier-Pagès, négociant et petit frère d’un grand républicain décédé précédemment, et Alexandre Ledru-Rollin, qui, de l’ensemble, est le plus à gauche.

S’y ajoutent les hommes acclamés à l’hôtel de Ville, qui donnent une composition plus diverse au gouvernement. Armand Marrast est le directeur du National. Républicain libéral mais non socialiste, il a été un acteur important de la révolution de 1848. Ferdinand Flocon est, pour sa part, le directeur de La Réforme. Discret (les caricaturistes le représenteront parfois comme une simple pipe !), c’est un grand travailleur qui incarne une frange plus sociale du républicanisme. Enfin, Louis Blanc est l’une des plus grandes figures du socialisme français d’alors, et le gouvernement est enfin complété par Alexandre Martin, dit « l’ouvrier Albert », premier ouvrier à participer à un gouvernement français. On voit donc ici se distinguer deux tendances inégalement représentées : les républicains libéraux d’une part (Marie, Crémieux, Garnier-Pagès, Marrast, Dupont de l’Eure, éventuellement Arago, moins tranché), de l’autre ceux que l’on nommera plus tard démocrates-socialistes (Flocon, Blanc et Albert), et au centre deux figures cherchant, à différents niveaux, le compromis entre les deux tendances : Lamartine et Ledru-Rollin. Mais ces deux groupes se connaissent bien, et ont partagé les mêmes combats et difficultés : Marie, Crémieux et Ledru-Rollin, avocats, ont défendu des opposants sous la monarchie de Juillet, et si Marie est par la suite marqué par un net anti-socialisme, il a pendant la monarchie défendu des socialistes comme Cabet. De même, il ne faut pas voir Le National et La Réforme comme deux ensembles incompatibles : ils se sont parfois partagés certaines plumes.

Reste que cet exécutif est voué à des désaccords croissants, faute de vision unanime : il représente de fait les différentes tendances de la révolution, dans un espoir de compromis possible. Il faut aussi noter que ce gouvernement n’en est pas un au sens que nous lui donnons aujourd’hui : tous ses membres ne sont pas ministres et, inversement, tous ces ministres n’appartiennent pas au gouvernement, qui est une sorte de chef de l’État collectif. Et, ici aussi, le partage est inéquitable, car la tendance libérale domine parmi les gouvernants dotés d’un ministère. Lamartine trône aux cruciales Affaires étrangères, du fait de sa fonction de diplomate. Crémieux assure la Justice, et Marie les Travaux publics. Arago est à la Marine et aux Colonies et, plus tard, prend également la Guerre. Quant à Garnier-Pagès, il occupe au départ la stratégique Mairie de Paris, avant de prendre début mars le ministère des Finances. Pour la frange plus à gauche, Ledru-Rollin s’illustre avec le ministère de l’Intérieur, particulièrement important, on le verra, dans la perspective des élections. Mais Flocon, Blanc et Albert (comme Marrast, qui reprend cependant la mairie de Paris après Garnier-Pagès) ne sont pas ministres. À l’inverse, certains ministres ne sont pas membres du gouvernement, comme Hippolyte Carnot, fils du révolutionnaire et grande figure républicaine, à l’Instruction.

Dans cette inégalité apparente, les démocrates ne font pourtant pas de la figuration : Louis Blanc et « l’ouvrier Albert », notamment, sont des rouages essentiels pour assurer le dialogue entre le gouvernement et la population parisienne, qui reste une constante pression sur les dirigeants. D’autre part, la frange radicale des républicains n’est pas totalement dépourvue de pouvoirs : à la grande crainte des plus conservateurs, un homme de La Réforme, Marc Caussidère, s’est emparé de la préfecture de police de Paris, et y crée une « garde du peuple » chargée de maintenir un semblant d’ordre.

 

Des réformes et des limites

Quelle marge d’action doit se réserver ce gouvernement provisoire, en attendant que le pays se dote d’institutions ? C’est là un grand paradoxe qu’il peine à trancher : n’étant pas un pouvoir légitimement élu, il est préférable qu’il n’entame pas de trop grands projets qui pourraient ne pas refléter la volonté de la Nation. Mais, à l’inverse, étant en permanence soumis aux pressions des foules parisiennes, il ne peut rester silencieux face aux demandes les plus urgentes, d’autant que la crise économique se poursuit et s’aggrave.

Certaines mesures d’inspiration libérales font alors un relatif consensus. Le 24 février, la République est actée, mais avec une nuance : le suffrage universel masculin devra la confirmer. Ce choix du masculin est évidemment une déception pour une partie des militantes féministes qui ont participé à la révolution et en sont vite écartées. La question reste cependant complexe, car toutes les femmes militantes n’ont pas la même vision de leur rôle dans la cité : certaines sont libérales, d’autres socialistes ; certaines voient la femme comme intrinsèquement différente de l’homme (et donnent pour cette raison même une importance à son vote), d’autres au contraire proclament l’égalité des sexes. Bref, si le débat est bien vite enterré par un gouvernement exclusivement masculin, il n’en reste pas moins vif, et lorsque les délégations de femmes soumettent leurs revendications, Marrast les reçoit tout en repoussant toute décision à la réunion de l’Assemblée.

Toujours sur le plan du programme républicain le plus basique, les libertés publiques sont amplement soutenues, en particulier celle de la presse. Clubs, journaux et brochures vont donc particulièrement se développer pendant les semaines suivant la révolution. Pour éviter que la révolution de 1848 ne soit associée à l’image de la Terreur, la peine de mort pour raison politique est abolie : la guillotine ne réglera pas les divergences d’opinion. Enfin, Arago et Victor Schœlcher œuvrent très vite à un dossier depuis longtemps en suspens : l’abolition de l’esclavage. De plus en plus demandée (même Guizot n’y était pas hostile mais devait composer avec les coloniaux), elle est rendue possible par le renversement de l’ancienne chambre, et nécessaire par les valeurs d’égalité promues par la République. Reste que le cheminement n’est pas total : la question de l’Algérie et du statut des populations locales tranche avec ces idéaux…

D’autres projets d’inspiration plus sociale commencent à naître. À l’Instruction, Hippolyte Carnot brosse un projet d’éducation universelle, pensé comme une étape nécessaire pour la républicanisation du pays, mais le ministre devient vite une bête noire des conservateurs. Il faut également composer avec les nombreuses demandes des classes populaires, notamment ouvrières, se pressant à l’Hôtel de Ville. Sous l’impulsion de Louis Blanc, le gouvernement a accepté de reconnaître vaguement le « droit au travail », grande revendication ouvrière, mais sans grande implication concrète. Mais les demandes suscitent aussi la crainte des plus conservateurs, et même des libéraux attachés à la propriété privée, qui s’effraient d’un potentiel « spectre rouge » du communisme. Arago tranche la question avec la formation d’une commission consacrée au travail, siégeant au palais du Luxembourg (le symbole est fort, car c’était le lieu de la chambre des Pairs), accueillant idées et délégations populaires, sous la direction de Louis Blanc. Cette commission n’est pas une simple diversion pour apaiser le mouvement populaire, car son travail est réel et des débuts de réforme sont ébauchés (notamment la limitation du temps de travail à 10 heures à Paris, et 11 en province). Mais le fait est que son avenir reste suspendu au résultat des élections et au réel poids politique des socialistes.

Gravure représentant les ateliers nationaux : on y distingue au premier plan des inactifs, et à l'arrière plan un drapeau vraisemblablement rouge et un homme prononçant un discours.
Cette gravure de 1849 par César Bouton fait ressortir la mémoire immédiate des Ateliers nationaux. Si le travail y transparaît à travers les pelles, celles-ci sont souvent abandonnées, et les ouvriers paraissent oisifs, buvant et discutant. À l’arrière plan flotte un drapeau monochrome, que l’on peut supposer rouge, sous lequel un homme harangue la foule. On voit ici l’image qui reste des ateliers après leur dissolution : un lieu de propagation d’idées dangereuses, et de paresse.

Enfin, reste à gérer la crise, et le chômage en pleine explosion. Louis Blanc aspirerait à la création d’ateliers socialisés, menés par leurs ouvriers, mais cette solution est perçue par les libéraux comme une atteinte à la propriété. Marie propose donc finalement une solution moins novatrice, inspirée des ateliers de charité : les Ateliers nationaux. Par leur biais, les ouvriers sont amenés à travailler sur de grands chantiers contre rémunération par l’État, mais très vite, la main d’œuvre dépasse les besoins, et bien des ouvriers reçoivent une (moindre) somme sans travailler en contrepartie. Cet expédient est extrêmement mal vu par les conservateurs qui y voient une gratification de la paresse. Surtout, alors que les finances de l’État se dégradent, l’équilibre des caisses doit être rétabli, et le gouvernement recourt à une solution simple et radicale, l’impôt dit des « 45 centimes » (pour un franc payé l’année précédente), soit une augmentation de 45 %. Celle-ci, on s’en doute, passe très mal, en particulier dans les campagnes, qui ont l’impression de payer ainsi pour des ouvriers parisiens jugés fainéants, des « assistés » avant l’heure.

En somme, donc, la République cherche l’équilibre et peine à le trouver. Trop prudente pour les uns, elle est déjà trop réformiste pour les autres. La question de la garde nationale suscite ainsi vite la discorde. La question d’un maintien de l’ordre moins arbitraire est évidemment essentielle. À la préfecture, Caussidière a réuni des révolutionnaires désormais transformés en force de police, qui surprend agréablement les conservateurs apeurés. Le gouvernement crée également une garde mobile permanente, chargée d’assurer l’ordre, et qui attire nombre de chômeurs. Mais le 14 mars, le gouvernement envisage aussi de rendre la garde nationale, milice citoyenne par excellence, plus égalitaire en supprimant les compagnies d’élite. La réponse, le 16 mars, est la manifestation des « bonnets à poils », première démonstration de force de la droite parisienne. Le lendemain, la gauche réplique par une manifestation de soutien au gouvernement et à la République. L’illusion lyrique d’une république unie se déchire peu à peu.

 

Républicains de la veille, républicains du lendemain

Avant cela, cependant, la révolution a bel et bien été le théâtre d’un « esprit de 1848 » tout à fait particulier. Le moment est en effet lié à quelques grandes images d’une unité républicaine rappelant un 1789 idéalisé. Les clubs reviennent, la notion de fraternité est invoquée à tout va, l’appellation de « citoyen » reprend ses lettres de noblesse, tout en gardant, dans l’ensemble, la violence à distance. Le symbole le plus connu de cette unité temporaire, c’est la plantation, en nombre, des « arbres de la Liberté », bénis par les curés. Car les prêtres, désormais, sanctifient la République ! Rien de bien étonnant à cela, en vérité : contrairement à 1830, la nouvelle révolution n’a pas de caractère anticlérical. Au contraire, une spiritualité populaire et socialisante a vu le jour depuis déjà plusieurs années, avec comme idée motrice que le Christ était, somme toute, le premier des socialistes. Plus largement, l’Église, qui reste conservatrice, suit stratégiquement, car elle ne portait pas le régime de Louis-Philippe dans son cœur.

C’est donc dans ce contexte que l’on voit naître la notion de « républicains de la veille » et de « républicains du lendemain » : les premiers l’étaient déjà avant la chute de la monarchie, les seconds s’y convertissent, soit sincèrement, soit par opportunisme dans la mesure où l’heure n’est manifestement pas à la restauration monarchique. C’est ainsi que, pendant un temps, certains orléanistes et légitimistes vont, eux aussi, jouer au bon petit républicain de façade. Certains, comme Thiers, vont d’ailleurs finir par se convertir durablement dans l’espoir de voir s’établir une république conservatrice défendant l’ordre.

Tableau représentant Lamartine, au milieu de la foule, refusant le drapeau rouge et plébiscitant le tricolore.
La célèbre scène de Lamartine préférant le drapeau tricolore au drapeau rouge, immortalisée par ce tableau Henri Félix Emmanuel Philippoteaux, est à l’image du moment 1848, entre tensions difficiles à concilier, et désir de compromis.

Dans le même temps, la presse explose, et les discussions politiques se multiplient. C’est d’ailleurs aussi par la parole et le charisme que Lamartine, personnalité dominante du gouvernement, réussit à faire écarter le drapeau rouge aux parisiens, et à maintenir le drapeau tricolore. Le symbole est important : la République doit incarner la stabilité et la modération pour ne pas braquer la province. Les nombreuses pétitions qui submergent le gouvernement peuvent en effet autant susciter l’espoir que les craintes, et le gouvernement doit naviguer entre ces deux pôles en attendant les élections. Il est aidé par le relatif calme des événements : plus que du vandalisme, on a assisté en 1848 à quelques moments d’iconoclasme. Les symboles spécifiquement liés à Louis-Philippe ont été visés, mais les pillages ont, à Paris, été limités, voire condamnés par les révolutionnaires, aidant ainsi à la bonne réputation de leur cause.

En province, par ailleurs, la nouvelle se répand peu à peu. Le télégraphe optique a permis une rapide diffusion de l’information, en particulier dans les villes relativement proches de la capitale. Les autorités locales gardant le contrôle de ce canal d’information, elles ont pu doser sa propagation, par exemple en annonçant la chute de Louis-Philippe sans relayer la proclamation de la République. Ce sont ensuite les circulations plus classiques (arrivée de la malle poste notamment) qui donnent plus d’écho et de diversité aux nouvelles, d’autant que des républicains partis à Paris repartent très vite dans leurs contrées pour propager la nouvelle et leurs idées. Les villes transforment leur administration selon les enjeux locaux : à Lyon, très à gauche du fait de la présence des canuts, la municipalité est vite prise et orientée dans cette direction. Ailleurs, les libéraux peuvent plus facilement s’installer. Surtout, très vite, Ledru-Rollin envoie des hommes pour mettre en place une administration républicaine et propager le nouveau régime jusque dans les campagnes, qui représentent encore alors la majorité de la population.

 

1848 à la campagne

En province, la perception de la nouvelle est en effet tout à fait variable, et diffère de ce qui se voit dans la capitale. Les autorités locales se trouvent suspendues, dans l’attente de l’arrivée (généralement début mars) des commissaires choisis par Ledru-Rollin, tous républicains fiables, mais de différentes tendances. Pour les préfets et maires en sursis, il s’agit surtout de faire le dos rond : quel intérêt de se battre pour une monarchie qui a déjà quitté le pays ? La priorité est d’assurer l’ordre et la continuité. Du reste, si les commissaires remplacent les préfets et les maires des grandes communes, l’épuration est, autrement, d’ampleur variable. Certaines régions voient leurs cadres totalement renouvelés, tandis que dans d’autres, on se satisfait de la conversion républicaine des notables.

Surtout, dans un contexte de crise, la révolution et cette période de vacance du pouvoir suscite une avalanche de règlements de comptes. Certains biens sont attaqués, comme les résidences provinciales du roi ou celle de Rothschild, tandis que les ouvriers s’en prennent parfois aux machines, accusées de leur avoir pris leur travail. Pour les paysans, les cibles sont autres : la monarchie du début du siècle a amplement légiféré sur l’usage des forêts, faisant perdre aux ruraux l’accès aux communs et érigeant le garde-champêtre en figure honnie. 1848 voit donc un retour en force des coupes sauvages et des attaques menées contre les registres et ceux qui les tiennent. Autre figure particulièrement visée : l’usurier (souvent un petit notable local), accusé de s’enrichir sur la misère paysanne. En Alsace, ces représailles prennent une forme antisémite. Plus largement, les travailleurs étrangers sont également ciblés. Enfin, pour la paysannerie, la colère peut aussi prendre une forme antifiscale. On comprend alors que les « 45 centimes » peinent à lui faire apprécier la République… En définitive, donc, 1848 fait apparaître au grand jour la misère paysanne, qui avait longtemps été éclipsée, pour les penseurs, par celle plus visible en ville des ouvriers. Cette différence de prise en compte va jouer un rôle important dans la suite des événements.

Enfin, il faut garder en tête que la gestion des événements diffère énormément selon les régions. Les commissaires ont des sensibilités différentes, certains très socialisants, d’autres libéraux, et leur politique s’en ressent. Certains prennent des mesures immédiates, par exemple en créant des ateliers nationaux sur le modèle parisien ; d’autres font surtout des promesses dans l’attente des élections. Certains épurent massivement, d’autres non. De même, la révolution n’est pas accueillie partout avec enthousiasme. Si Lyon est alors clairement marquée à gauche, d’autres villes sont beaucoup plus attentistes, telles que Marseille et Rennes, de même que certaines régions reculées comme le Finistère. Cependant, l’hostilité à la République reste limitée : pour le clergé et la noblesse, il est surtout temps de se réjouir de la chute de Louis-Philippe, en attendant de profiter des circonstances.

 

Une révolution internationale ?

1848, le « printemps des peuples », est une indéniable période de révolutions internationales. La situation de crise économique, dépassant la simple France, se prêtait en effet à une telle contagion. Reste un débat difficile à trancher : y eut-il contagion entre les différents épisodes révolutionnaires, ou plutôt contingence ? La France n’est, du reste, pas la première touchée : dès la fin 1847, une guerre civile touche la Suisse. En janvier, c’est à Palerme que le mouvement prend, puis en Toscane. Reste que la révolution française de Février a un impact bien plus majeur, et suscite certainement une plus grande contagion, ainsi que l’attraction des révolutionnaires européens en quête de soutien. Malgré tout, il faut garder à l’esprit que si la révolution parisienne a des conséquences mondiales, chacun des mouvements qui la suivent garde ses spécificités et ses enjeux, parfois très différents.

Peinture représentant des combattants perdant leur combat.
La tragique insurrection polonaise de 1848 suscite un grand intérêt en France.

Il n’en reste pas moins que, bien vite, Suisses, Allemands, Italiens, Polonais, Grecs, Magyars, se rendent auprès de Lamartine pour demander du soutien, tandis que leurs causes nationales rencontrent un écho au-delà des simples élites françaises. Malgré tout, le ministre des Affaires étrangères doit rester prudent, alors que l’Autriche-Hongrie est secouée de tensions, et que la Russie et la Grande-Bretagne regardent la France avec méfiance. Lamartine combine alors déclarations de soutien à la liberté des peuples, tout en gardant confiance que le pays ne peut pas intervenir, et qu’il y prendrait des risques énormes.

Cet entre-deux, on le verra avec le cas polonais, ne satisfait pas tout le monde. Il faut enfin avoir conscience des espoirs très variables des différents militants : pour certains, le combat nationaliste domine, tandis que d’autres ont au contraire des aspirations à une « République universelle », très différente. Il faut, dans tous les cas, garder en tête que la question de ces mouvements étrangers ne touche pas que les hauts cénacles parisiens : par le biais des travailleurs étrangers, notamment, le monde ouvrier est également tout à fait sensible au destin des peuples opprimés à l’autre bout de l’Europe…

 

Les citoyens aux urnes

On l’a vu précédemment, le principal horizon politique de la révolution repose sur les élections de la Constituante, initialement prévues pour le 9 avril. De ces élections, on peut attendre qu’elles dénouent le débat entre la volonté d’une république sociale et celle d’un régime libéral à la portée plus modérée, en d’autres termes entre un régime bourgeois et populaire. Or, en donnant la parole à la province et, en particulier, aux masses rurales, les élections vont fatalement renverser l’équilibre parisien. Nul besoin d’être visionnaire pour concevoir que les campagnes, peu politisées, ne soutiendront pas un socialisme qui jouissait jusque-là de peu de moyens de diffusion.

Dans ce contexte, une grande revendication des militants socialistes, en particulier de Blanqui, est de demander le report des élections, certains allant jusqu’à souhaiter que ce report soit indéfini. C’est l’un des mots d’ordre de la manifestation du 17 mars, répondant à celle des « bonnets à poils » la veille. Le gouvernement lui donne en partie raison : les élections sont reportées au 23 avril. C’est là une victoire de pacotille : ces deux semaines ne suffiront pas à faire une campagne socialiste efficace auprès des masses provinciales. En réalité, le délai est surtout utile au gouvernement, qui a besoin de plus de temps pour organiser les élections, et suit pour sa part une ligne différente : à Paris, il s’agit d’enrayer le socialisme au profit des républicains modérés ; en province, de contrer les conservateurs avec des républicains de toutes tendances.

Le 16 avril, une nouvelle manifestation populaire resurgit, avec la même revendication de report, et un Blanqui toujours imposant malgré les campagnes menées contre lui par le pouvoir. La journée est confuse : si le mouvement semble avant tout viser au dépôt en masse d’une nouvelle pétition à l’Hôtel de Ville, il consiste aussi en un chaos de réunions et de regroupements aux buts certainement variés. En face, le gouvernement provisoire prend les devants, et face aux rumeurs d’une prise de pouvoir socialiste, Ledru-Rollin, d’abord sympathique au mouvement, choisit la précaution et fait protéger le siège du pouvoir par la garde mobile. Face aux manifestants, celle-ci scande des slogans contre le communisme et en faveur du gouvernement. Le bras de fer s’achève sur une défaite des socialistes. Les élections sont maintenues, le gouvernement consolidé, mais le ministre de l’Intérieur y perd une bonne part de son assise populaire.

Une grande urne en bois ornée de l'inscription "Election de l'Assemblée nationale", entourée d'une couronne de lauriers.
Cette urne de l’élection de 1848 est exposée au musée historique de Haguenau (photo de Ji-Elle, Wikimedia Commons)

Reste donc à évoquer les élections elles-mêmes. Passer d’une base de 250 000 électeurs environ à 9 millions n’est pas anodin, ni facile. Mais, en réalité, la culture du vote est déjà plus répandue, car, sous la monarchie de Juillet, nombreux avaient acquis le droit de vote lors de scrutins locaux, par exemple au sein de la garde nationale. Le vote se fait sur la base de listes départementales, mais le décompte des voix se fait par nom. Chacun peut donc, théoriquement, constituer sa liste comme il l’entend. Tenu au chef-lieu de canton, c’est un acte très différent de notre vote, car collectif. On s’y rend en groupe, souvent par commune, menés par le curé, le maire, le châtelain, l’instituteur… Les bulletins ne sont pas fournis : chacun doit préparer le sien. De fait, pour les illettrés, la dépendance vis-à-vis d’autres est évidente. Le vote n’est pas non plus secret : l’isoloir attendra le début du XXe siècle. L’heure du vote individuel et intime n’est pas encore advenue. La participation est, par ailleurs, massive : plus de 80 %.

Gardons les résultats pour l’épisode suivant, et contentons-nous ici d’évoquer la portée du vote. D’une part, les partis n’existent pas et ne sont pas aussi tranchés qu’aujourd’hui. On vote souvent pour des noms, plus que pour des idées, qui peuvent rester bien vagues, voire dissimulées. Une certaine portée lyrique est donnée à l’événement, parfois avec naïveté dans la bouche d’un Lamartine : on voit alors un temps d’unité républicaine bienvenue. Pour d’autres, le vote est un moyen de fédérer autour d’une cause, d’une revendication. Pour d’autre encore, prêtres et notables, il est un moyen de regagner une légitimité locale. Enfin, si le vote est, on l’a vu, sous l’influence des pairs, la campagne a été très libre. Ledru-Rollin a bien mandaté ses commissaires pour faire œuvre de propagande républicaine, mais cela a été relativement mal perçu, tandis que les clubs et journaux ont massivement pu diffuser leur propagande et organiser leurs listes. Restera, maintenant, à voir quel fut le verdict de ce scrutin crucial…

 

Pour aller plus loin

Concernant le cadre de la série, les références générales sont toujours Le Crépuscule des Révolutions, de Quentin Deluermoz (Seuil, 2012), La Révolution inachevée de Sylvie Aprile (Belin, 2009), La France du XIXe siècle de Francis Démier (Seuil, 2000) et La France au XIXe siècle de Dominique Barjot, Jean-Pierre Chaline et André Encrevé (PUF, 2014).

Sur la Deuxième République, 1848 ou l’apprentissage de la République, de Maurice Agulhon (Seuil, 2002, première édition 1973) et La Peur du peuple de Marie-Hélène Baylac (Perrin, 2022) sont des références claires et abordables.

Sur la révolution de 1848 elle-même, on peut se référer à 1848, la révolution oubliée de Michèle Riot-Sarcey, Maurizio Gribaudi (La découverte, 2009). Enfin, pour donner une portée plus internationale à l’événement, on peut se référer à l’ouvrage dirigé par Quentin Deluermoz, Emmanuel Fureix et Clément Thibaud, Les mondes de 1848, au-delà du printemps des peuples (Champ Vallon, 2023).

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