Ah ! Que certains ont ri de Mélenchon lorsqu’il est parti en croisade contre Assassin’s Creed Unity ! Il faut dire qu’il n’y allait pas de main morte, de même que son collègue Alexis Corbière. Tous deux voyaient dans le jeu une violente charge contre-révolutionnaire reprenant des clichés éculés et s’indignaient du traitement infligé à la période. Et Mélenchon d’ajouter : « Le dénigrement de la grande Révolution est une sale besogne pour instiller davantage de dégoût de soi et de déclinisme aux Français. Si l’on continue comme ça, il ne restera plus aucune identité commune possible aux Français à part la religion et la couleur de peau. » (car, il est vrai que pour Mélenchon comme pour bien d’autres politiciens, l’histoire a avant tout pour but de fournir une « identité commune » assez fantasmée).
Seulement, il était vite apparu que les deux dénonciateurs du jeu se fondaient avant tout sur une bande-annonce et j’avoue être à l’époque resté méfiant. À la vue des bande annonces d’Assassin’s Creed III, beaucoup avaient pu craindre que le jeu soit un brûlot antibritannique ressortant les classiques du patriotisme américain, et le résultat avait au contraire été beaucoup plus subtil et très éloigné de ce manichéisme. J’avoue donc qu’avant de jouer à Assassin’s Creed Unity, je peinais à croire que les scénaristes de chez Ubisoft aient produit un travail aussi caricatural, quand bien même la guillotine était omniprésente dans les campagnes de marketing.
Maintenant, le soufflé est retombé. La série a connu certains bas, a su se repenser, et Unity est globalement reconnu comme le maillon faible, vidéoludiquement parlant. Mais que vaut-il historiquement ? La question n’est pas simple et implique de l’analyser sous plusieurs angles.

Évidemment, cet article sera bourré de spoilers, vous êtes prévenus.
Peut-on analyser un jeu-vidéo sous un angle politique ?
Cette question peut sembler naïve, et pourtant ! Quand Jean-Luc Mélenchon s’est risqué à critiquer Unity, l’ironie est venue de tous bords. Franchement, qu’allait-il chercher dans un jeu vidéo ? Ce n’est pas sérieux ! Un jeu ne fait pas de politique… Et pourtant, si : quel qu’il soit, un jeu est porteur de valeurs et d’un mode de pensée qui doivent être analysés au même titre que dans le cinéma ou la littérature. C’est d’autant plus vrai que la série d’Ubisoft, en particulier à ses débuts, a toujours jonglé avec bien des concepts philosophiques, scientifiques et politiques.
En effet, la série des Assassin’s Creed a, depuis ses origines, plusieurs niveaux de lecture. Il y a, certes, la trame principale, la surface que parcourent les joueurs qui se contentent de parcourir le jeu d’un bout à l’autre ; mais il y a tous ces petits détails d’arrière-plan dans lesquels les concepteurs s’étaient manifestement éclatés. C’était déjà vrai dans le premier opus : dans les parties se déroulant en 2012 qui venaient rythmer la narration, des ordinateurs contenaient ainsi des références à ce qui était alors un futur pas si lointain, mais aussi à pas mal de théories du complot célèbres. On restait dans le gentillet. Mais avec Assassin’s Creed II et Brotherhood, et leurs énigmes des glyphes, les scénaristes proposaient au joueur, en marge totale de l’intrigue principale, toute une histoire du monde relue à l’aune du conflit entre Assassins et Templiers. La « guerre des courants » entre Edison et Tesla devenait ainsi une partie d’un conflit bien plus large pour le contrôle des ressources. Hitler, Roosevelt, Kennedy, Raspoutine, Houdini devenaient des pions dans ce large conflit. Avec Brotherhood, le jeu se permettait même de glisser, pêle-mêle, une dénonciation du coup d’état contre Salvador Allende, une franche charge contre Bush et Thatcher (évidemment Templiers !), une énonciation claire et nette des conflits d’intérêts gangrenant le gouvernement américain et la Cour Suprême… Pour un peu, on retrouverait une version abrégée de La Stratégie du Choc de Naomi Klein, discrètement glissée dans des énigmes souvent passées inaperçues, et totalement facultatives. La morale de cette sous-intrigue était d’ailleurs tout aussi iconoclaste : capitalisme, consommation et médias de masse y sont présentés comme l’outil de contrôle social ultime développé par les Templiers pour parvenir à leurs fins…

Dans Assassin’s Creed III, encore, le jeu se permettait des réflexions tout aussi politiques, particulièrement piquantes pour le public américain. À travers le personnage du Britannique Shaun Hastings qui, en 2012, aide le joueur en lui fournissant des indications historique, les scénaristes critiquaient clairement la tendance des États-Unis à resservir leurs pères fondateurs à toutes les sauces. Shaun rappelait en effet que, d’une part, la légitimité de la guerre d’Indépendance n’était que question de point de vue, mais surtout, que ces fameux pères fondateurs étaient sexistes, homophobes, esclavagistes, et qu’il devient malsain, 200 ans plus tard, de continuer à les invoquer comme si le monde n’avait pas bougé depuis leur époque.
Bref, indubitablement, Assassin’s Creed est une série qui parle de politique et véhicule des idées, même s’il est vrai que, depuis Black Flag, cet aspect a eu tendance à disparaître presque totalement pour se limiter aux messages beaucoup plus consensuels véhiculés par les intrigues principales. C’est donc avant tout à l’aune de ses frères qu’Unity doit être jugé.
Assassins, contre Templiers, un combat pas si binaire que ça
Depuis le début, Assassin’s Creed met en scène un affrontement millénaire entre deux confréries, les Assassins et les Templiers. Si l’on schématise, les premiers aspirent à la paix mais croient avant tout dans le libre arbitre de chacun, tandis que les seconds pensent que la paix ne peut être établie que par le contrôle imposé par des hommes plus sages (eux, évidemment). Le premier jeu soulignait déjà beaucoup cette ambiguïté : la plupart des Templiers tués confessaient en toute sincérité avoir agi pour le bien commun, et Altaïr finissait par comprendre qu’eux, comme lui, avaient le même objectif, mais des méthodes totalement irréconciliables. Le non-manichéisme du jeu était d’ailleurs renforcé par la révélation finale : Al Mualim, mentor des Assassins, avait fini par succomber lui-même au dogme des Templiers et ne jurait plus que par le contrôle.
Ce non-manichéisme avait un peu disparu dans Assassin’s Creed II et Brotherhood. Ici, les ennemis, qu’il s’agisse des Pazzi à Florence, des Barbarigo à Venise ou des Borgia à Rome, étaient tous guidés par l’appât du gain et par leurs vices. Face à eux, Ezio n’avait pas vraiment à se poser les cas de conscience de son ancêtre et pouvait sans crainte se livrer à sa vengeance. La série repassait en surface sur un mode bien plus manichéen (mais, comme on l’a vu plus haut, la subtilité résidait beaucoup plus dans le contenu annexe du jeu). Comme pour s’en excuser, les scénaristes ont d’ailleurs glissé dans Black Flag un document interne aux Templiers expliquant qu’au sein de l’Ordre lui-même, les Borgia étaient désormais mal jugés. Il faut dire qu’entre temps, la série était revenue à plus de subtilité.
Avec Revelations, tout d’abord, trop sous-estimé. Dans celui-ci, Ezio se retrouvait confronté aux intrigues de la cour de Constantinople. Tout semblait diriger vers un schéma binaire : Templiers au service des restes délabrés de l’Empire byzantin face aux Ottomans, plutôt sympathisants des Assassins. Mais la cour était aussi divisée entre les partis du prince Selim (père de Soliman, lui-même ami d’Ezio), héritier du trône brutal et sans scrupules, et son frère Ahmet, mentor de Soliman, philosophe et réfléchi. Et la surprise venait de ce dernier qui se révélait être un maître templier. Lui aussi croyait dans les vertus de l’ordre pour gérer un monde autrement voué au chaos. Et si, finalement, le trône revenait à Selim, les Assassins n’en profitaient pas pour autant. Certes, l’intrigue de Revelations était à bien des égards trop rapide et n’avait pas le temps de creuser les personnages. Malgré tout, le manichéisme n’était plus au rendez-vous. Pour un temps.

Assassin’s Creed III poussait la dynamique encore plus loin en prenant le joueur en traître : pendant les premières heures de jeu, il incarnait Haytham et tout donnait à penser qu’il s’agissait là d’un Assassin prometteur recrutant une fine équipe de gens manifestement guidés par de nobles idéaux. Puis, coup de théâtre, il nous était révélé qu’Haytham était en réalité un Templier influent. Désormais, le joueur devra le combattre sous les traits de Connor, son fils, élevé parmi les Mohawks. Dans la série, Connor est controversé car il apparaît comme assez naïf, presque déconnecté des réalités qui l’entourent, là où un Ezio pouvait faire preuve de bien plus de cynisme. Mais ce caractère est essentiel pour alimenter le contraste avec les autres protagonistes. Certes, Connor choisit le camp des révolutionnaires américains, mais, à vrai dire, le second d’Haytham, Charles Lee, y est également influent, les Templiers étant présents des deux côtés ! Plus encore, Connor a beau s’allier à Samuel Adams et à George Washington, il ne peut que déplorer le cynisme et les manipulations médiatiques du premier, puis découvrir et s’indigner face aux massacres de tribus commis par le second. Bien qu’il soit un allié temporaire du héros, Washington est ainsi déboulonné de son piédestal et présenté, à juste titre, comme le commanditaire de crimes de guerre racistes. Surtout, la naïveté initiale de Connor lui permet, au fil du temps, de devenir de plus en plus désabusé face aux combats qui l’entourent. Peu à peu, sa quête se fait personnelle et, finalement, il comprend bien que, quel que soit le camp vainqueur, sa tribu, elle, y perdra. Les scènes post-générique sont en cela éloquentes. Alors que les Britanniques quittent New York, Connor peut voir en arrière-plan se dérouler une vente d’esclaves : le pays de la liberté ne le sera pas pour tous. Puis, alors qu’il visite son village désert, Connor rencontre un explorateur isolé qui lui explique que, désormais, la terre est sienne : puisque les États-Unis se construisent sur le refus des impôts, ils devront prendre leurs richesses à d’autres. Apolitique, manichéen, Assassin’s Creed III ? Tout l’inverse ! On est plus proche d’Howard Zinn que du roman national américain !

Par la suite, la série a commencé à décliner de ce point de vue. Black Flag, belle histoire de pirates, laissait Assassins et Templiers de côté. Certes, Edward finissait par rejoindre les premiers après avoir fréquenté d’un peu trop près les seconds, mais ce geste était très tardif. Rogue, méconnu, proposait en revanche une lecture intéressante en nous faisant incarner un Assassin renégat, ayant rejoint les Templiers en étant choqué par les comportements de sa confrérie initiale. Voir l’histoire de l’autre point de vue était pour le moins intéressant. Malheureusement, ce jeu développé dans l’ombre d’Unity garde un côté assez bâclé, y compris scénaristiquement. Voici, dans tous les cas, dans quel contexte Ubisoft s’apprêtait à nous raconter la Révolution française : autant dire qu’avec un tel passif, on pouvait attendre d’assez grandes choses.
Templiers contre… Templiers, et accessoirement, un Assassin pas tout à fait Assassin
L’affrontement entre Templiers et Assassins aurait pu très efficacement s’inscrire dans le cadre de la Révolution française et, pour dire la vérité, Robespierre pouvait effectivement faire un Templier aussi intéressant que subtil. En effet, alors que la série se faisait de moins en moins manichéenne, Unity aurait pu représenter les affrontements douloureux entre Assassins favorisant avant tout la liberté, et des Templiers aspirant plutôt à réorganiser la société sans pour autant en perdre le contrôle. Typiquement la posture qu’adoptaient Robespierre et une bonne part des députés Montagnards qui, tout en aspirant à une refondation de la société, comptaient quand même garder le contrôle, quitte à se débarrasser des opposants trop agités (Enragés puis Hébertistes) et à repousser l’entrée en vigueur de la Constitution. Si le jeu avait été traité avec autant de subtilité qu’Assassin’s Creed III, donc, les possibilités auraient été assez énormes, d’autant que pour sa part, le Mirabeau chef des Assassins est plutôt bien utilisé.
Mais les scénaristes ont choisi de s’éloigner des codes du III, qui restait somme toute assez proche des événements historiques et plaçait Connor au cœur de toutes les grandes étapes de la Révolution américaine, pour faire de la Révolution française une toile de fond. Arno ne prend pas la Bastille : il s’en échappe pendant que la foule envahit la forteresse. Il n’envahit pas les Tuileries, il s’y faufile pour récupérer en douce des documents. Ce n’est pas un mauvais parti en soit : il aurait même pu éviter au jeu de trop se mouiller, mais c’est l’inverse qui se produit finalement. Car l’intrigue se focalise d’une part sur l’histoire d’amour de l’Assassin Arno et de la Templière Élise, et d’autre part sur une guerre interne chez les Templiers : le père d’Élise, chef légitime du groupe, a été assassiné sur ordre de Germain, qui a d’autres projets parmi lesquels… la mort de Louis XVI et la Terreur, rien que ça. Robespierre se trouve alors être un pion dans son projet.

Soit : cela évite de faire de l’Incorruptible le méchant du jeu, même s’il fut vendu ainsi pendant la présentation d’Assassin’s Creed Unity. Encore faudrait-il que les motivations de Germain soient assez claires. Or, dans ce jeu, tout va vite, trop vite. La série a rarement pris le temps de poser ses enjeux, à part peut-être dans le premier opus et globalement, les épisodes m’ont souvent donné cette impression d’avoir loupé une scène ou deux, l’action avançant plus vite que ce qui nous est présenté. C’est particulièrement flagrant dans Unity, ou la trame principale m’a semblé très vite expédiée. Ainsi, impossible de comprendre pourquoi Germain veut la Révolution : amour du bordel ? Désir de vengeance contre Louis XVI car, des siècles avant, un roi de France a tué le chef des Templiers (oui oui, Germain avance rapidement cette raison pendant l’exécution !)… Au final, les Templiers veulent causer la Révolution parce que, ben, c’est leur plan. Voilà. Et comme en face, les Assassins se tapent également sur le coin de la gueule et s’entretuent sans qu’on ait trop le temps de comprendre leurs motivations, c’est vite vu ! On est bien loin d’Assassin’s Creed III qui posait tout de même plus clairement ses enjeux, même si son intrigue n’était pas non plus sans défauts. Si l’on faisait du mauvais esprit, on pourrait cependant se demander si les vides dans la trame du jeu ne sont pas là pour justifier l’existence de produits dérivés comme les romans qui permettent d’éclairer l’intrigue…
La Révolution, c’est quand même pas joli
Quoi qu’il en soit, ce scénario un peu faible contribue à donner une image assez sombre de la Révolution : que celle-ci soit un coup des Templiers n’aurait pas été un problème dans un jeu bien écrit. Mais qu’elle soit juste le fruit de tordus adeptes du chaos et, d’un coup, elle devient une atrocité. Les notices de la base de données du jeu ne cachent d’ailleurs pas leur tonalité contre-révolutionnaire : Louis XVI y est présenté comme un souverain un peu faible adepte de serrurerie (point de vue pour le moins daté sur le bonhomme !), les Jacobins sont présentés comme les artisans de la Terreur, voulue par Robespierre ; on nous ressort même les tanneries de peaux humaines de Saint-Just et une mission consiste à sauver le jeune Louis XVII !

Certes, quelques révolutionnaires trouvent grâce à leurs yeux comme Théroigne de Méricourt et Danton. Tous deux n’apparaissent cependant que dans des missions en coopération qui sont souvent caricaturales. Sauver les gentils Girondins de la tyrannie de Robespierre (qui en protégea pourtant pas mal de la guillotine… qui le lui rendirent bien peu !), aider Danton à échapper à la mort (mais celui-ci préfère affronter son destin, pour que le peuple comprenne que Robespierre est méchant ; héroïsme oblige !), envahir le club des Jacobins et, accessoirement, tuer Jacques Roux, présenté comme un fou sadique… Vue comme ça, force est de reconnaître que la Révolution fait envie !
D’autres facteurs viennent compléter ce tableau très contre-révolutionnaire. Ainsi, la plupart des ennemis du jeu sont des « extrémistes » qui violentent la population et sont à la solde des Templiers. Extrémistes qui pensent quoi, qui veulent quoi ? On ne le sait pas, si ce n’est qu’ils n’hésitent pas à trucider des gens en pleine rue en les traitant de modérés. Assassin’s Creed III permettait de tuer tant des tuniques rouges que des patriotes, et chaque camp était globalement identifié. Ici, « tous les extrêmes se valent » selon l’adage bien connu des apolitiques (de droite, bien souvent !). De façon générale, Paris est présenté comme étant en perpétuelle ébullition : la carte ne changeant pas d’un bout à l’autre du jeu, les Tuileries sont perpétuellement saccagées, les foules perpétuellement en colère… Assassin’s Creed II avait pourtant réussi à créer des nuances : Florence était dans le chaos pendant la conspiration des Pazzi, certes, mais ça se calmait ensuite ! Involontairement, Assassin’s Creed Unity perpétue donc l’image d’un Paris perpétuellement en étant d’insurrection et de violence pendant toute la Révolution même si, timidement, le jeu réussit à reconstituer plutôt bien la vie qui suit son cours, à côté.

La question n’est donc pas vraiment de savoir si Assassin’s Creed Unity fait des erreurs historiques (il en est bourré, mais ce n’est pas un documentaire) que de réfléchir à l’image qu’il renvoie de la période. Une image qui est, clairement, négative. Il est d’ailleurs intéressant de voir que dans une interview, Maxime Durand, chargé de la cohérence historique du jeu, a expliqué que l’équipe avait fait appel à Jean-Clément Martin pour s’assurer que le jeu ne penchait pas trop en faveur des royalistes. Or, pour sa part, dans tous ses écrits et conférences sur le jeu, l’historien éminent de la période a expliqué avoir certes fait des remarques, mais avoir toujours refusé de tenter d’influencer l’orientation du jeu, considérant que la fiction devait rester libre et l’analysant comme une mythification de plus de la Révolution. Bref, il serait malhonnête pour Ubisoft de tenter de l’utiliser comme caution sur le fond, tant le jeu est éloigné de ses thèses, notamment sur la question de la violence révolutionnaire et du rôle de Robespierre.
Pour tout dire, Ubisoft ne sait pas vraiment sur quel pied danser avec ce jeu, dont ils ont d’abord vanté la rigueur historique avant de se raccrocher aux branches en disant que finalement, non, il n’avait pas pour but d’être une leçon d’histoire (ce qu’un jeu vidéo pourrait difficilement être, de toute façon). Cette ambiguïté est également entretenue par un autre usage, bien plus pertinent, qui peut être fait du jeu.
Un Paris réussi
Car la ville reconstituée est magnifique et crédible. On y retrouve la plupart des bâtiments intéressants de l’époque et, même dans une partie des situations du quotidien représentées, l’ambiance fait tout à fait XVIIIe siècle, même si la violence est nettement plus exacerbée que dans Assassin’s Creed III, perpétuant l’idée (fausse) d’une Révolution américaine propre face à une barbare Révolution française.
Ce Paris très réaliste est fortement dû à la participation de l’universitaire canadien Laurent Turcot qui a apporté son expertise au projet de façon très active et est de fait un grand défenseur de sa solidité historique. Dans Au cœur de la Révolution, ouvrage qu’il a coécrit avec Jean-Clément Martin après la polémique sur le jeu, il consacre d’ailleurs sa partie à la description de la vie parisienne de l’époque. Auteur d’une thèse sur le Paris du XVIIIe, Turcot a en effet apporté sa contribution non pas sur le contexte historique, mais sur le quotidien et l’aspect de la ville, virées aux archives à l’appui.
Le résultat est effectivement satisfaisant dans l’ensemble. Bien entendu, les plus tatillons peuvent relever de nombreux détails qui chagrinent (plaques de rues et carottes des bureaux de tabac anachroniques sont souvent mentionnées, par exemple). De même, la reconstitution des bâtiments est rarement fidèle à 100% : non, le Versailles du jeu n’est pas le vrai. Mais oui, il garde une sorte d’ « ambiance Versailles » qui suffit amplement à la crédibilité de l’ensemble.

Pour Turcot, d’ailleurs, le jeu pourrait être utilisé en cours : il précisait cependant que pour cela, il faudrait modifier un certain nombre de choses (notamment l’expurger des personnages principaux) pour en faire une sorte de Google Street View. Ce qui a été finalement fait avec talent pour le dernier opus, Origins, mais pas pour Unity. D’où une certaine ambiguïté : le jeu pourrait effectivement avoir une utilité pédagogique, mais à condition de bien cerner ce qui est utilisable de ce qui ne l’est pas. Or, on peut avoir tendance à trop facilement attribuer une étiquette « fiable » à l’ensemble du progrès.
Un mauvais jeu ?
Au risque de décevoir : je ne me joindrai pas au cœur de ceux qui vouent à Unity une haine féroce. C’est un mauvais Assassin’s Creed, certes (même si, contrairement au suivant, Syndicate, j’ai réussi à le finir, plusieurs fois), mais pas un jeu terriblement mauvais, surtout une fois ses bugs initiaux corrigés. La ville est très belle, la jouabilité n’est pas mauvaise et il n’est pas plus répétitif que les précédents opus. Le scénario est sans conteste son point faible, même sans se soucier du point de vue historique. L’histoire est peu claire et pas franchement intéressante… mais à vrai dire, c’était devenu une habitude de la série, depuis au moins Black Flag, de sous-exploiter totalement les possibilités scénaristiques de ses jeux.
Reste que, par rapport à ce qui avait été fait dans la série, et au vu de la période traitée, on pouvait s’attendre à quelque chose de beaucoup mieux, même sans renouveler le genre. Surtout, le propos reste très politique, et pas dans le bon sens du terme. Les craintes des scénaristes étaient fondées : le jeu sonne réellement royaliste, et son message reste globalement que la Révolution est une mauvaise chose. L’image qui en est donnée est finalement bien classique, et assez datée, comparable par exemple au diptyque de films sortis pour le bicentenaire avec une prestigieuse distribution. Peu importe que la réalité historique ne soit pas respectée à la lettre : ce n’était pas le cas dans les précédents opus et heureusement. On parle de jeux vidéo, pas de cours d’histoire. Mais c’est bien ici l’esprit, et le message global, qui pose nettement problème.
En fait, Unity résume surtout une direction prise de façon un peu plus large par l’industrie vidéoludique, voire culturelle : celle d’éviter de faire (trop) de politique. Alors que certains jeux avaient pu se livrer à des critiques cinglantes de la société (l’internet de GTA IV, dénonçant l’envolée sécuritaire et la lutte contre le terrorisme, et étrillant de façon générale les conservateurs américains, reste pour moi une petite merveille), de plus en plus, les messages se font basiques : la tolérance, c’est bien (mais on va pas trop creuser non plus sur les sujets qui fâchent comme le racisme), le totalitarisme, c’est vraiment nul, et la violence, c’est pas très très bien (sauf quand c’est le personnage principal qui tue à tour de bras dans sa quête personnelle, là, ça passe. Parce que bon, dans Unity, Arno à lui tout seul tue plus que la guillotine sur toute la période !).
Or, cette frilosité, ce désir de ne pas trop prendre position, devient de fait une prise de position, surtout quand on traite d’un sujet comme la Révolution française. Assassin’s Creed Unity n’est pas réactionnaire parce que ses créateurs sont contre-révolutionnaires : il l’est, et c’est peut-être pire, par une certaine naïveté. S’y ajoute également, à mon sens, le désir de produire toujours plus de jeux, qui a aussi conduit à une évidente baisse de leur qualité car, plus qu’un désir de propagande, ce qui ressort d’Unity, scénaristiquement comme techniquement, c’est un véritable manque de soin. Dommage…
Pour aller plus loin
Jean-Clément Martin et Laurent Turcot ont signé en 2015 Au cœur de la Révolution, les leçons d’histoires d’un jeu vidéo (Vendémiaire, 2015) dans lequel ils reviennent sur les débats soulevés par le jeu (lire ici un compte rendu de l’ouvrage). Les deux auteurs ont également donné une conférence sur le sujet au musée Carnavalet. Jean-Clément Martin a également donné son avis sur le jeu en le replaçant dans le contexte plus large des fictions historiques dans un billet sur Mediapart.
Il ne faut peut-être pas oublié le fait que l’univers des créateurs de ce jeux est un univers anglo-saxon. Or, le monde anglo-saxon a globalement une image négative de la Révolution française.
Dans quelle mesure, le résultat correspond-il ou s’eloigne-t-il (et dans quel sens) de cette vision anglo-saxon.
C’est un élément qui mériterait une analyse de ce point de vue.
Sans que cela ne diminue aucunement votre travail fort complet et intéressant.
Merci.
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Le jeu a été fait par Ubisoft – Paris. Et Ubisoft était une boîte française avant de déménager à Québec.
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Sauf erreur de ma part, cet épisode a été réalisé par la filiale de Montréal d’Ubisoft
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Merci pour cette analyse, fort complète, qui n’ignore pas le contexte vidéoludique 🙂
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Videoludiquement le jeu est trés bon, la difficulté est là et le jeu est trés rejouable avec un systeme de personnalisation de l’assassin le plus reussi de la franchise…On es pas sur du assassin creed 1 ou Revelation qui sont les plus pauvre au niveau videoludique…Sans parler de la claque graphique…Apres historiquement l’article est tres interessant ….
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Bonjour,
Au cours d’une énumération, vous écrivez « on nous ressort même les tanneries de peaux humaines de Saint-Just », formulation qui me fait me demander s’il s’agit d’un épisode avéré ou non. Je ne parviens pas à trouver de source fiable à ce sujet. Pourriez-vous élaborer ? Est-ce véridique ? Est-ce une invention contre-révolutionnaire, comme on pourrait le croire à vous lire ?
Merci d’avance. 🙂
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C’est effectivement une totale invention destinée à faire passer Saint-Just pour un être totalement amoral et sanguinaire. Ces tanneries n’ont jamais existé, mais la légende est tenacement ancrée parmi les mythes contre-révolutionnaires…
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Merci pour cette réponse rapide !
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Bonjour,
Juste un petit détail : au-dessus de l’image de Robespierre, dans les phrase en gras, il y a une faute d’orthographe : il est écrit « en soit », au lieu de « en soi ».
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Bonjour, c’était juste pour dire qu’un nouveau jeu ( We the revolution ) et un nouveau film ( Un peuple et son roi ) sur le sujet vont bientôt sortir et que j’aimerai beaucoup connaitre avis ( autant en terme de vision de l’histoire que de simple divertissement ) sur eux ( quand ils seront disponible évidemment ).
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Bonne analyse par contre certains points mon chagrinés (comme le moment ou ça parle des girondins, beaucoup plus ont étés tués que sauvés, normal qu’ils ne soient pas redevables), le jeu sonne royaliste c’est sur mais en regardant la revolution (celle en vrais) on ne peut pas dire qu’elle a été entierement une bonne chose (je regrette de plus être un enfant quand on « apprenaient » que Robespierre etait un gentil hero), le fait qu’on joue dans une revolution secondaire peut etre aussi embetant mais niveau immersion au moins on est bien immergés dans l’univers et pour le parti pris, faire de Robespierre le grand mechant (même si je reconnais l’enorme potentiel) aurait ete la cible de commentaires encore plus virulents par certaines personnes (comme Melenchon).
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C’est le contraire, Robespierre est présenté un peu partout comme le grand méchant de la Révolution. Que ce soit à l’école, dans l’imaginaire dominant bourgeois, dans le jeu Assassin’s Creed Unity…
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