Le baptême de Clovis a-t-il eu lieu ?

Poser cette question évidemment iconoclaste, c’est déjà y répondre : oui, Clovis s’est bien fait baptiser, à un moment de son règne entre le début des années 480 et sa mort en 511. Et pourtant, au-delà de cette évidence qui fait de cet événement l’une des fondations de l’histoire de France, le baptême de Clovis tient plus de la légende que des faits certains : si l’on sait avec certitude qu’il a eu lieu, on ne sait pas grand-chose de plus de ce mystérieux baptême.

Pourtant, les récits sont nombreux, contradictoires, et toujours chargés, depuis l’époque même de Clovis, d’enjeux politiques. Raconter le baptême de Clovis, ce n’est pas seulement établir un récit historique ; c’est souvent y imprimer une coloration dépendant des idées et valeurs du moment, ce que résume merveilleusement bien Bruno Dumézil dans son Baptême de Clovis publié en 2019. L’occasion de démêler les multiples nœuds qui rendent cet événement aussi sensible et complexe.

Clovis, un roi mal connu

Clovis lui-même est sans nul doute le roi mérovingien le plus célèbre et emblématique, au point d’être parfois un peu abusivement cité comme premier des « rois de France », concept ô combien anachronique pour l’époque. Et pourtant, cette notoriété ne doit pas dissimuler un fait terrible : Clovis reste un inconnu. Nos principales sources, notamment Grégoire de Tours, sont comme on le verra à prendre avec beaucoup de pincettes et, de façon plus générale, l’historiographie du haut Moyen Âge est souvent « à clés » : il ne s’agissait pas tant pour ces chroniqueurs d’élaborer une histoire fidèle à une réalité mal connue, que de proposer un récit édifiant, contenant de nombreuses références frappantes, notamment bibliques. On ne s’étonnera alors pas que pour certains chroniqueurs, Mérovée, le grand-père supposé de Clovis, dont on ne sait rien sinon qu’il donne son nom à la dynastie, ait été lui-même engendré par un monstre marin ! Rien de nouveau à cela : les Romains eux-mêmes aimaient beaucoup ce genre d’origines divines. Le roi Servius Tullius serait ainsi né, selon une des légendes, d’un… pénis sorti d’un feu sacré pour féconder sa mère.

Où séparer mythe et histoire ? Dans ce manuscrit du XVe siècle conservé à la BNF, on retrouve les fondations de quatre grandes villes : Venise (par Anténor), Sicambre (par Francion), Carthage et Rome. Les Francs sont ainsi placés au même rang que les fondateurs antiques.

Au-delà des aspects purement légendaires, qui font à l’époque pleinement partie de la façon de raconter l’histoire, les catégories et classifications prêtent souvent à confusion. Qu’est-ce qu’un barbare ? Qu’est-ce qu’un Romain ? Comme le raconte cette vidéo de Nota Bene que j’ai eu le plaisir de coécrire à partir d’historiographie récente, les différences sont souvent complexes, tant les frontières entre les catégories sont poreuses. Clovis est ainsi roi des Francs. Mais est-il le seul ? Des groupements de population se qualifiant de Francs étaient relativement nombreux, et plusieurs rois cohabitaient. Cette identité difficile à définir fut surtout, somme toute, prétexte à des conquêtes. Car Clovis est, c’est certain, un roi de conquête : il fit la guerre, beaucoup, et, parti d’un territoire pauvre situé vers la Belgique, il s’étendit, en Picardie, dans le Bassin parisien, et surtout, vers 507/508, par de grandes campagnes dans l’Aquitaine wisigothe. Il guerroya aussi, à des dates mal définies, contre les Alamans, peuple tout aussi difficile à définir que les Francs.

Car Clovis était aussi un parfait romain, d’une certaine manière : pétri de culture latine, comme tous les rois « barbares » de son époque, même s’il faisait bien pâle figure à côté des souverains ostrogoths régnant en Italie. Il détenait vraisemblablement des titres venant de Rome dès le début de son règne : peut-être fédéré, roi, ou patrice. Il est certain qu’il fut, à la fin de sa vie, consul de Rome. Comment cela se pouvait-il alors que, canoniquement, Rome était tombée en 476 ? L’Empire existait encore bien, à Constantinople, et Clovis, comme bien d’autres souverains dits barbares, continuait à s’appuyer en partie sur cette ambiguïté. Ainsi, sa monnaie, comme celle de ses successeurs, portait encore la marque de l’Empereur, pas la sienne. Dans ces conditions, la chute des Romains de Gaule, parfois incarnée dans l’historiographie par la défaite du méconnu Syagrius, qualifié par Grégoire de Tours de « roi des Romains », n’est pas une rupture si significative. On ne connaît en réalité pas la nature réelle de son pouvoir, et il n’était finalement qu’un général romain, comme bien des chefs barbares ont pu l’être. Les frontières sont floues, et difficilement compréhensibles pour nous.

Ce qui reste certain, c’est que le pouvoir de Clovis, lui, se tenait à lui-même. Seigneur de guerre victorieux, et surtout riche, il était entouré de fidèles à qui il distribuait ses richesses contre leurs services. Cette richesse, dynastique, est notamment confirmée par la découverte du tombeau de son père, Childéric. Comme le montre Bruno Dumézil, un tel tombeau était avant tout un étalage de puissance, car celui qui pouvait se permettre d’enterrer ainsi tant de richesses en avait encore probablement beaucoup à portée de main.

 

Que sait-on vraiment du baptême ?

Que vient alors faire le baptême dans ce contexte compliqué ? Clovis se baptisa, c’est une certitude. Mais quand, comment, par qui ? Les sources sont éparses. Le seul récit contemporain est une lettre de félicitations de l’évêque Avit de Vienne, qui n’avait pu assister à l’événement et en dresse un récit théorique à Clovis. De fait, le seul témoin d’époque… n’a pas assisté à l’événement. Surtout, les lettres d’époque sont d’une grande complexité : loin d’être « barbare », le latin de cette antiquité tardive se veut très sophistiqué. On multiplie les périphrases et synonymes pour éviter les répétitions, on utilise des syntaxes inhabituelles, on mélange parfois les mots. Le résultat est pensé pour être avant tout extrêmement esthétique, travaillé, réfléchi, mais n’est donc pas simple à lire pour les contemporains, et encore moins pour nous. De fait, une grande place est laissée à l’interprétation.

Cette toile du XVe siècle représente un baptême de Clovis bien éloigné de toute réalité, puisque celui-ci aurait dû se réaliser par immersion dans une piscine. La peinture représente ainsi une vision du baptême tel qu’il se serait déroulé au moment de sa réalisation, et non mille ans plus tôt.

Les sources plus récentes sont encore moins satisfaisantes. Ainsi, Grégoire de Tours est celui qui a, un siècle après l’événement, donné ses lettres de gloire au baptême. Mais son récit contient des incohérences par rapport à celui d’Avit et, surtout, est mu par d’autres objectifs que le pur récit historique. Grégoire de Tours veut donner aux Mérovingiens, alors divisés par la guerre civile, un ancêtre fondateur solide. Ainsi, lorsqu’il rapporte que Clovis se serait fait baptiser en remerciement pour une victoire providentielle vers 496, il ne rapporte pas un fait certain : il fait surtout un parallèle avec la conversion de Constantin, donnant une grande aura à l’événement. Qui plus est, dans ses Dix livres d’histoire, Grégoire de Tours ne consacrait qu’une petite part de son œuvre à Clovis, qui restait un personnage secondaire dans la complexe histoire des Francs. Mais les versions abrégées diffusées par la suite donnèrent de plus en plus de place à cet événement à la fois simple et porteur.

Qui plus est, certain des éléments les plus centraux du baptême ne sont pas précisés par les sources originales. Où eut-il lieu ? Ce n’est qu’a postériori que la ville de Reims a été évoquée. Quant à son mythique évêque Remi, on sait qu’il entretenait une amicale correspondance avec Clovis : sa présence au baptême paraît donc fort probable. Mais fut-il le seul à officier ? La lettre d’Avit laisse penser que d’autres évêques étaient aussi présents : comme on le verra, il n’est pas anodin que l’on ait insisté sur le rôle spécifique de Remi. On pourrait dire de même sur le rôle de Clotilde, l’épouse burgonde de Clovis, dans la conversion de son mari : cet aspect est peu à peu entré dans les récits classiques, mais est apparu assez tard : Clotilde n’est pas du tout mentionnée par Avit, par exemple. Et reste un problème plus large encore : la datation.

 

Le choix dans la date

La date du baptême de Clovis est problématique à plus d’un titre. Avit le situe, dans sa lettre, à Noël, ce qui nous place un soir de 24 décembre. La chose n’est pas courante, car à l’époque, Noël n’avait pas le caractère emblématique qu’on lui attribue aujourd’hui. Les baptêmes avaient alors lieu massivement à Pâques, et faisaient écho à la résurrection du Christ. Mais un baptême printanier s’adaptait mal à l’agenda guerrier de Clovis, aussi la cérémonie au cœur de l’hiver trouve-t-elle une parfaite signification. Reste que si cette date est certaine, Grégoire de Tours, dans son récit, décrivit plutôt une scène printanière, et il ne fut pas le seul : dans les siècles qui suivirent, la date du baptême de Clovis était donc déjà perdue, et les érudits déduisaient logiquement qu’il avait dû survenir à Pâques.

Mais Noël de quelle année ? La date canonique de 496 est tirée de Grégoire de Tours, dont on a vu les approximations. Le plus gros problème tient au fait que la lettre d’Avit, pour sa part, ne peut dater que d’après 500, date à laquelle toutes ses archives ont brûlé. Elle ne peut ainsi qu’être postérieure à cet incendie. Assez tôt, l’historiographie scientifique a donc rejeté cette théorie. Au XIXe siècle, d’autres ont donc envisagé un baptême très tardif, qui ferait alors écho au baptême de Constantin. Une source concorde, celle d’Hincmar de Reims, qui évoque un tel baptême tardif, mais Hincmar semble l’avoir daté ainsi avant tout pour s’adapter à des falsifications intéressées de sa création. Sourcer une date tardive est donc complexe.

Reste alors la possibilité de le situer au milieu, vers 505, comme le fait par exemple Bruno Dumézil dans son récent ouvrage. Cela correspondrait notamment mieux aux pratiques épistolaires de l’époque, car échanger des lettres prenait du temps, et demandait parfois des adaptations au contexte diplomatique du moment (certaines circulations étant parfois coupées). De ce point de vue, le milieu des années 500 s’adapte mieux. Ceci étant, comme le dit Dumézil après sa précise analyse des différentes théories, aucune ne peut – et ne pourra jamais – être certaine, ce qui fait tout l’attrait de la question. Car le baptême n’était alors qu’un événement secondaire, qui n’eut qu’un léger écho : le plus important était que Clovis soit, déjà auparavant, converti au christianisme, mais surtout, plus encore, qu’il ait été bienveillant envers les chrétiens. Une anecdote emblématique en témoigne, celle du vase de Soissons, que Clovis aurait voulu protéger des pillages de ses hommes pour le remettre à l’Église, son légitime propriétaire. Pour les ecclésiastiques de l’époque, c’était finalement ce qui importait le plus : que Clovis soit bienveillant vis-à-vis d’eux.

 

Un événement pas si remarqué

Le baptême de Clovis n’avait en effet pas le caractère fondateur qu’on lui donne aujourd’hui. Fut-il le premier barbare à se convertir au christianisme ? Non, loin de là : de longue date, les différents peuples barbares, dont on a vu à quel point il est difficile de les définir, baignaient dans le christianisme. Le premier converti au christianisme romain, contrairement aux autres barbares suivant les doctrines du prêtre Arius ? C’est vite compliqué, car en réalité, l’Église était parcourue par de complexes divisions de dogme, qui étaient aussi des luttes de pouvoir entre patriarches, entre régions. Pour compliquer encore les choses, Rome fut un temps, pendant le règne de Clovis, tiraillée entre deux papes concurrents ! Bref, les affiliations des uns et des autres étaient complexes, et s’il n’est pas possible de rentrer ici dans le détail, il faut convenir que le baptême de Clovis n’eut probablement pas la portée politique qui lui a été donnée à postériori.

Aujourd’hui plutôt oublié, Childebert est longtemps resté une image du roi pieux et chrétien, comme en témoigne cette peinture des XIIIe-XIVe siècles le représentant en train de consacrer une basilique.

D’autres baptêmes, comme celui du roi des Burgondes, furent par ailleurs bien plus documentés, tandis que Clovis était peu à peu oublié par rapport à ses fils, notamment Childebert Ier, qui apparaissait à l’époque comme un véritable champion de la chrétienté. Ce n’est qu’avec le temps que l’ancêtre commun des mérovingiens revint sur le devant de la scène, lorsqu’il fut question de trouver une justification dans le mythe des origines.

 

La création d’un mythe

La position centrale de Reims, notamment, ne fut pas due au hasard. Après une mention tardive dans la Chronique de Frédégaire, c’est sous la plume de l’évêque Hincmar de Reims que cette ville devint le lieu emblématique d’un baptême mythifié, durant lequel une colombe aurait apporté la sainte ampoule ensuite conservée de siècle en siècle. Toute cette symbolique n’était pas anodine : Hincmar écrivait à l’époque où il s’agissait de renforcer la position de son évêché pour en faire le lieu des sacres des nouveaux rois, ce qui était encore loin d’être établi. Petit à petit, le lien se fit ainsi entre le baptême de Clovis, devenu un sacre, et celui des rois qui, à partir des Capétiens notamment, se firent presque tous sacrer à Reims. Il devenait alors possible de créer une nouvelle et ancienne légitimité, et c’est également au fil de ces réécritures qu’apparurent le mythique roi Pharamond et ses ancêtres troyens.

Cette illustration des Grandes chroniques de France met notamment en scène le mythe de la colombe portant la Sainte Ampoule, qui devient un élément central du sacre royal.

Clovis n’était toutefois pas devenu consensuel. À l’époque moderne commencèrent à germer les théories opposant le peuple descendant des Gaulois et les nobles, francs. Dans ce contexte, particulièrement marqué au moment de la Révolution, Clovis n’était évidemment pas en odeur de sainteté, de même que sous l’Empire, Napoléon préférant de loin les références à Charlemagne. À l’inverse, la Restauration, renouant notamment sous Charles X avec le rituel du sacre, tenta de redonner toute sa place à cet ancêtre devenu glorieux. Et sous la Monarchie de Juillet, Louis-Philippe tenta une synthèse, faisant notamment représenter le baptême de Clovis dans un tableau exposé à Versailles, devenu musée d’histoire de France. Clovis était, après tout, une référence multiforme. Si les Francs étaient assimilables aux Germains, donc aux Allemands, Clovis était surtout celui qui avait combattu les Alamans, dont le nom ne laisse aucun doute sur leur filiation !

Malgré tout, pour les républicains, Clovis restait une figure honnie, à la fois de la monarchie et du cléricalisme, assimilée qui plus est à une époque que les historiens de l’époque, comme Michelet et Augustin Thierry, présentaient à tort comme un temps obscur. À l’inverse, les catholiques s’emparèrent de sa figure pour forger, alors qu’ils étaient en perte de vitesse à la fin du XIXe siècle, la figure d’une France « fille aînée de l’Église », baptisée en même temps que Clovis. Le personnage n’en devenait que plus populaire à droite.

La synthèse entre les perceptions fut finalement opérée, notamment par les manuels scolaires d’Ernest Lavisse, présentant Clovis comme le premier roi de France, vainqueur des Alamans, symbole forcément porteur dans la France de l’avant-guerre. Avec le temps, dans la deuxième moitié du XXe siècle, le personnage évolua encore : à cheval entre la France et l’Allemagne, Clovis n’était finalement pas avant tout un Européen symbole de réconciliation ?

Encore récemment, Clovis reste un enjeu sensible et politiquement convoité. En témoigne notamment les cérémonies controversées qui entourèrent les 1 500 ans supposés du baptême, en 1996. Plus récemment, la dernière création – on s’en doute fort orientée – du Puy-du-Fou est censée emmener les visiteurs sur les traces d’un Clovis très fantasmé. De leur côté, les historiens peuvent, pour leur part, continuer à tenter de mettre le doigt sur cette figure fugace, difficile à définir. Son baptême est à son image : insaisissable. Les récits qui en sont faits en disent souvent plus sur leurs auteurs que sur l’événement, et cet article ne fait pas exception. Peut-être est-ce là ce qui fait la force de cet événement qui est, quoi qu’on en veuille, incontournable : son aura de mystère ne le rend que plus passionnant.

 

Faut-il s’étonner que le Puy du Fou revisite à son tour le mythe de Clovis, en annonçant une belle bouillabaisse mémorielle qui n’a plus grand rapport avec l’histoire ?

 

Pour aller plus loin

Cet article et la vidéo qui l’accompagnent ont été très fortement inspiré par Le Baptême de Clovis de Bruno Dumézil (Gallimard, 2019), dont je ne peux que chaudement recommander la lecture, tant je n’ai fait que survoler, et peut-être bien involontairement caricaturer la subtilité du propos. Dumézil a également donné une très bonne interview à Storia Voce.

Il est aussi l’auteur, avec Hugues Micol, de la bande dessinée Les temps barbares, de la série Histoire dessinée de la France (La Revue dessinée, 2018), qui est une merveilleuse introduction à cette période. Plus largement, le premier tome de l’histoire de France de Belin (La France avant la France, par Geneviève Bürher-Thierry et Charles Mériaux, 2010) est aussi un incontournable pour cerner la période.

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