Il y a des livres qui renouvellent profondément l’approche d’une question : c’est sans aucun doute le cas de La survie des juifs en France de Jacques Semelin, qui apporte un regard nouveau sur la condition des juifs durant la période sombre de l’Occupation. Découvert par le biais du brillant podcast Paroles d’histoire, cet ouvrage a été pour moi une lecture passionnante et source de réflexions nombreuses.
Vichy, les Français, et les juifs : une brève historiographie
La question de la France de Vichy et de la situation des juifs en son sein est éminemment complexe et sensible, plus encore alors que les mensonges répétés d’Eric Zemmour sur le sujet, aussi démolis par les historiens que relayés par les médias, troublent encore plus la perception que l’on peut avoir du sujet. De façon plus large, la position des Français vis-à-vis de Vichy est loin d’être assainie. Il y a d’un côté les nostalgiques, plus ou moins assumés (mais, malheureusement, Zemmour est l’incarnation trop vivante du fait qu’ils reprennent manifestement confiance), qui nient les crimes du régime au nom du « refus de la repentance ». Et il y a, à l’inverse, ceux qui, dans leur volonté de casser la « doxa » de la France résistante (démolie depuis les années 1970), sont allés un peu trop loin, dépeignant une France vouée intégralement ou presque à la collaboration. Au milieu, les historiens peinent à se faire entendre et à apporter les nuances toujours nécessaires.

L’histoire de Vichy fut clairement bouleversée – en bien – par les travaux de Robert Paxton, qui démontra avec brio comment le régime, non content d’avoir collaboré avec les Allemands, avait même devancé bien souvent ses demandes. Depuis ce qu’on appelle parfois la révolution paxtonienne, plus question en effet de tenir comme exacte la thèse de « l’épée et du bouclier », selon laquelle Pétain se serait de protéger la France tandis que De Gaulle se préparait à frapper l’Allemagne. Nombreuses archives à l’appui, Paxton l’a prouvé, non seulement Pétain et les gouvernements successifs de l’État français ont collaboré, mais ils ont parfois proposé des services qui devançaient de loin les attentes des Allemands. Plus encore, le cœur du travail de Paxton fut de montrer comment la collaboration avait été un pilier du projet de « Révolution nationale » de Vichy.
Le cas de la politique de Vichy vis-à-vis des juifs a également été fortement étudié par Paxton, accompagné de Michael Marrus, mais une partie de leurs conclusions sont désormais réévaluées : comme on le verra, l’idée de Paxton et Marrus selon laquelle l’antisémitisme aurait été central en France a été particulièrement rejetée par Serge Klarsfeld (qui préface d’ailleurs le livre de Semelin). Mais ce sont surtout les travaux de Laurent Joly (superbement synthétisés dans son L’État contre les juifs) qui ont montré à quel point les lois antisémites de Vichy s’inspiraient bien plus des mesures prises en Allemagne par les nazis, que de l’antisémitisme « à la Française » prôné par exemple par Maurras. En somme, une des principales critiques désormais destinées à Paxton est d’avoir poussé le curseur un peu trop loin dans son analyse, en oubliant peut-être trop (comme beaucoup de commentateurs à sa suite), que la France ne restait pas moins un pays occupé et soumis à une influence allemande qui n’était pas négligeable.
La question des 75 %
La controverse se cristallise ainsi sur un chiffre : celui des 75 % de juifs qui, en France, ont échappé à la mort. S’il est un point sur lequel Paxton, Marrus, Joly, Semelin, et toute personne décente et sensée tomberont d’accord, c’est évidemment que les 25 % de morts sont 25 % de trop. Mais reste à expliquer cette proportion, nettement plus basse que dans de nombreux autres pays, qu’ils aient une situation très différente (Pologne, Hongrie, Slovaquie), ou plus proche (Pays-Bas, Belgique, Norvège). De la sorte, les travaux de Laurent Joly et Jacques Semelin (qui vous pouvez tous deux écouter dans ce podcast) sont complémentaires : le premier explique pourquoi 25 % de juifs ont trouvé la mort en France pendant l’Occupation, avec la participation du régime de Vichy ; le second se focalise beaucoup plus sur les raisons qui expliquent la survie des autres, malgré Vichy et les Allemands.

La question est loin d’être aisée : la France était en effet dans une situation unique en Europe. Elle n’était pas un territoire totalement voué à la colonisation allemande, comme la Pologne. Mais elle n’était pas non plus un État occupé avec une certaine marge d’action comme le Danemark (où la grande majorité des juifs fut sauvée, le gouvernement refusant catégoriquement de collaborer à leur déportation, et la population participant à l’envoi de la grande majorité des juifs en Suède pour assurer leur sécurité). Elle disposait d’un gouvernement qui, sans être ouvertement allié à l’Allemagne (contrairement à l’Italie, la Hongrie, la Roumanie ou la Bulgarie), ni d’inspiration purement fasciste (Vichy tirait bien plus des vieilles familles réactionnaires françaises que des mouvements fascistes, que l’Allemagne ne tenait pas à voir prospérer et risquer de renforcer la France), n’en était pas moins inféodé à la puissance victorieuse et servait ses intérêts. Enfin, le pays était divisé en plusieurs zones aux statuts différents, qu’il s’agisse de la fameuse zone « libre » vide d’Allemands jusqu’en 1942, ou au contraire des départements méconnus du nord, rattachés aux forces occupant la Belgique, de l’Alsace-Moselle rattachée au Reich, ou encore de la « zone interdite », celle d’occupation italienne, et enfin la zone d’occupation allemande. Ce mille-feuille de statuts inédit contribua certainement beaucoup à la survie des juifs : dans son ouvrage, Semelin revient longuement sur les nombreuses migrations massives selon les différentes étapes de la guerre, la zone libre faisant un temps office de refuge, comme ce fut le cas de la zone italienne, avant que ces endroits ne deviennent à leur tour des pièges aux mains des Allemands.
De même, le caractère profondément rural du pays joua un grand rôle et bien des juifs partirent se réfugier dans les campagnes, la densité policière en France étant bien inférieure à celle des Pays-Bas, par exemple, où le pourcentage de morts monte à 75 %, un grand nombre de juifs ayant été concentrés à Amsterdam. Pourtant ces facteurs seuls ne pourraient tout expliquer car, comme le rappelle Jacques Semelin, un grand nombre de juifs continuèrent à vivre à Paris jusqu’à la fin de la guerre, souvent sans se cacher, et échappèrent à la déportation et à la mort dans des proportions inimaginables à Amsterdam. Aussi la question de la survie des juifs en France ne peut-elle trouver sa réponse que dans des facteurs multiples et complémentaires.
Survivre
C’est donc avant tout à travers le témoignage de juifs ayant échappé à la déportation que Semelin organise son ouvrage : nombreux sont ceux dont l’histoire revient régulièrement, qu’ils soient célèbres (Serge Klarsfeld, Jean-Jacques et Annie Becker, Léon Poliakov) ou non, avec la multiplicité de leurs parcours. Cette multiplicité a plusieurs effets. D’une part, elle met à mal un cliché faisant des juifs de France des victimes passives ballottées par les événements : au contraire, l’ouvrage de Semelin les montre maîtres de leur destin (autant qu’on puisse l’être dans de telles périodes), prenant des décisions (parfois providentielles, parfois dramatiques), entrant en résistance face au destin qui leur est imposé : bref, actifs. Une remise en perspective nécessaire face aux clichés présentant souvent les juifs de l’époque comme des victimes passives et en mal de sauveurs. Cette remise en perspective de leur capacité d’action ne fait bien entendu pas disparaître les gestes salutaires de ceux qui les aidèrent, également omniprésents dans le livre, mais il rappelle que les juifs ne furent pas les objets inertes d’événements qui les dépassaient.
L’autre aspect passionnant qui ressort de ce livre est la déconstruction d’un cliché tenace, dû à plusieurs exemples célèbres, mais qui n’est pas généralisable dans le cas de la France : celui des juifs contraints de se dissimuler en permanence. Le cas d’Anne Franck, ou encore celui du pianiste Władysław Szpilman, ont beaucoup fait pour forger notre vision des juifs pendant la guerre. Mais l’une se cachait à Amsterdam, et l’autre à Varsovie, dans des conditions bien différentes de ce qui se passait en France. Comme le montre Semelin, au contraire, la dissimulation fut marginale dans ce pays, où une majorité de juifs continuèrent à vivre au grand jour jusqu’à la fin de l’Occupation, en dépit des dangers bien réels et quotidiens qu’ils encouraient.
De nombreux facteurs favorisèrent cette poursuite de la vie quotidienne, malgré tout. D’une part, les ambiguïtés de Vichy qui, tout en promulguant des lois discriminant fortement les juifs, les excluant de certaines professions et de certains lieux publics, maintint également un système d’aides sociales ancien (et le renforça parfois au gré des circonstances), aides qui s’appliquèrent notamment aux réfugiés juifs. Paradoxalement, les juifs qui se retrouvaient marginalisés et parfois forcés de se déplacer par le régime pouvaient également trouver de maigres moyens de subsister par son biais, dans un système aux formes multiples où, pour reprendre les mots de Semelin, la main droite de Vichy semblait ignorer ce que faisait sa main gauche. De même, contrairement à ce qui se faisait dans d’autres pays comme l’Italie, les enfants juifs ne furent pas déscolarisés, ce qui fut un facteur d’intégration non négligeable.
Or, cette intégration fut également un facteur crucial de leur survie. Comme le souligne Semelin, si, comme le pensaient Paxton et Marrus, la majorité des français avaient été convaincus par la politique antisémite de Vichy, la survie des juifs – qui dépendait toujours de l’aide, ou du moins du silence de l’entourage – aurait été bien moindre. Il n’est pas surprenant, dès lors, que les juifs français ou vivant en France depuis longtemps aient eu bien plus de facilité à survivre que les étrangers, par ailleurs premiers pris pour cible par Vichy car étant jugés « indésirables ». Cette intégration, ces modes de sociabilité préexistant à la guerre, jouèrent un grand rôle pour favoriser les avertissements, et tout ce flot d’autres initiatives qui évitèrent à beaucoup l’arrestation. C’est ici une des grandes différences avec la situation néerlandaise, par exemple, où les juifs apparaissaient comme une communauté bien plus isolée. En France, bien des juifs n’étaient pas vus en tant que tels mais comme « Français israélites », ce qui changeait profondément leur perception par une part de la population, quand bien même celle-ci restait indéniablement pétrie de clichés antisémites.
Antisémitisme et adhésion à la politique de Vichy
Qu’une majorité de français ait baigné dans des idées antisémites dans les années 1940 ne fait aucun doute, d’autant qu’il est bien malheureux de reconnaître qu’une bonne part de l’eau nauséabonde de ce bain nous irrigue encore 80 ans après. Cela ne signifie pas pour autant que tous les Français adhéraient aux thèses les plus violentes d’un Maurras, ou à la politique du gouvernement de Vichy. Celui-ci – et particulièrement le maréchal Pétain – fut soutenu par la population, c’est là aussi indéniable. Pétain, du reste, continua à être une figure populaire après la guerre, tout cela étant renforcé par les ambiguïtés qu’il avait toujours su manier avec talent dans sa mise en scène, n’hésitant pas à lancer publiquement quelques piques contre l’occupant avec lequel, par ailleurs, il collaborait allègrement. Mais Vichy n’est pas un bloc, pas plus que Pétain n’est cohérent tout au long de la période, et c’est ainsi que soutenir Pétain en juillet 1940 n’a pas du tout le même sens que le soutenir après l’entrevue de Montoire, à la fin de la même année, marquant le début « officiel » de la collaboration. De même, soutenir Vichy n’a pas le même sens après que Laval a prononcé son célèbre discours souhaitant la victoire de l’Allemagne. Entre 1940 et 1944, ce sont ainsi toute une série d’événements qui ont contribué à éloigner une partie des Français du régime, sans pour autant les éloigner du dirigeant, et les ambiguïtés et contradictions furent nombreuses.

Ainsi, le statut des juifs de 1940 fut accueilli avec une relative indifférence qui peut, et doit, nous décevoir, mais qui, pour les raisons opposées, déçut également ses auteurs. De fait, c’est un problème constant du régime de Vichy dont témoignent bien des archives internes : le manque d’enthousiasme de la population vis-à-vis des mesures antisémites, voire sa réprobation de plus en plus marquée, impliquait d’avancer par étapes. Le port de l’étoile jaune fut ainsi une limite nette pour beaucoup de Français, et nombreux sont les témoignages de juifs ayant reçu alors des marques de sympathie. Alors que le port de l’étoile devait – avec d’autres mesures infamantes – couper les juifs du reste de la population, cette mesure trop extrême pour le pays tendit au contraire à générer compassion et soutien. En témoignent, dans les cas les plus radicaux, les quelques jeunes gens qui furent un temps internés à Drancy pour avoir porté en soutien des étoiles fantaisistes tournant la mesure en dérision.
Plus encore, et le travail de Semelin rejoint ici les excellentes pages de Laurent Joly sur la rafle du Vel d’hiv, les rafles de 1942 (l’année la plus meurtrière pour les juifs de France) choquèrent profondément l’opinion, notamment par le fait que femmes, enfants et vieillards en étaient victimes. Ici, une limite fut franchie même pour bien des antisémites qui avaient accepté sans ciller l’exclusion des juifs d’un certain nombre de professions, par exemple. Les travaux de Semelin et Joly sont alors particulièrement instructifs sur les manières par lesquelles une population indignée peut s’opposer à de telles mesures. Comme Joly le rappelle, et malgré son caractère odieux, la rafle du Vel d’hiv fut, du point de vue de l’occupant, un échec en comparaison de ses attentes. Comment expliquer que, malgré la collaboration de la France et de sa police (et l’enthousiasme d’un certain nombre des décideurs), les résultats aient été bien en-dessous de ce qui était visé ? La solidarité des populations, qui avertirent, cachèrent, mentirent, joua un rôle, tout comme la discrète insoumission de certains policiers qui, tout en obéissant aux ordres, firent en sorte de ne pas faire de zèle et de jouer avec les limites des instructions données.

Surtout, Semelin et Joly soulignent un événement occulté par Marrus et Paxton : l’opposition de plusieurs importants ecclésiastiques à la politique de Vichy, durant l’été 1942. Marqués par les grandes rafles, ils furent plusieurs à protester publiquement avec virulence, notamment Monseigneur Jules Saliège, archevêque de Toulouse, déjà connu pour sa condamnation ancienne de l’antisémitisme, et dont la déclaration percutante fut internationalement diffusée. Or, l’Église était un des piliers sur lesquels devait reposer la France de Vichy – Saliège, du reste, était pétainiste – et le gouvernement ne put négliger ces sources d’opposition. De fait, la pression de l’opinion finit par contraindre Laval, notamment, à plaider face aux Allemands que les objectifs visés ne pourraient être atteints.
Vichy, l’Allemagne, et l’opinion : un jeu à trois
C’est en effet un complexe jeu qui se noue entre Vichy et l’Allemagne, d’une part, et Vichy et son opinion, de l’autre. Vichy joue en effet un rôle essentiel dans le dispositif allemand : celui d’assurer que la France, territoire stratégique et difficilement contrôlable, soit pacifiée à moindre coût. Alors que la guerre avec l’Angleterre n’est pas aussi aisée que prévue, et que l’Allemagne affronte désormais l’URSS et les États-Unis, garder une France sous contrôle est une priorité qui dépasse les déportations, et les gouvernements de Vichy ont ici un levier, dont ils n’ont certainement pas joué autant qu’ils l’auraient pu.

Vichy, en effet, avait son propre agenda et les travaux de Paxton ont bien montré comment, désireuse de trouver une place dans le « nouvel ordre européen » qui se profilait, la France de Vichy a tenté de donner un maximum de gages aux Allemands tout en jouant sur ses principaux atouts : sa flotte, et ses colonies. Qui plus est, la politique profondément xénophobe de Vichy se dirigeait clairement contre les juifs étrangers (dont un grand nombre avait été « déversé » en 1940 par l’Allemagne), et c’est donc eux qui furent ciblés en premier lieu par Vichy. C’est ce qui pousse notamment Eric Zemmour à soutenir que Vichy œuvra à sauver, par ce biais, les juifs français, ce qui est cependant faux : d’une part Vichy fit également déporter un certain nombre d’enfants nés en France, et donc Français (ce qui, on s’en doute, ne risque pas d’émouvoir une personne comme Zemmour pour qui la nationalité de tels enfants aurait été discutable) ; d’autre part, en 1943, Vichy était bien près de dénaturaliser un certain nombre de juifs en vue de leur déportation, et ne recula qu’au dernier moment.
Dans tous les cas, il est évident, comme le conclut notamment Joly, que l’État français bafoua volontiers un droit d’asile qu’il avait pourtant les leviers pour faire respecter. Nul doute en effet que, dans sa position particulière, la France avait les moyens de s’opposer aux demandes des Allemands, ce qui fut de plus en plus le cas au fil du temps, alors que l’opinion manifestait une opposition radicale. C’est ce qui explique le recul, en 1943, sur les dénaturalisations, alors que la situation du Reich n’était plus aussi favorable que l’année précédente. C’est aussi ce qui explique la diminution des déportations en 1943 et, peu à peu, leur organisation de plus en plus dominée par les Allemands eux-mêmes et les fascistes et collaborationnistes français les plus engagés, en 1944. Loin d’être inexistante, l’opposition d’une partie de l’opinion joua donc un grand rôle pour forcer, petit à petit, la main au gouvernement.
Silence, entraide et résistance
Restent toutes ces formes illégales de résistance, ou en tout cas d’opposition, qui sauvèrent de nombreuses vies. Pour les institutions juives elles-mêmes, mais aussi pour certains services sociaux, les enjeux furent complexes et ambigus : rester dans la pure légalité revenait à soutenir déportation et arrestations, mais sombrer ouvertement dans l’illégalité risquait de faire perdre un certain nombre de moyens d’action qui, dans les faits, sauvèrent des vies. Semelin consacre de très bonnes pages à la situation fort complexe de structures comme le Secours national, l’aide à l’enfance, le Service social d’aide aux émigrants, et plus encore, le cas extrême de l’Union générale des israélites de France, organisation juive conçue par les Allemands et Vichy pour faciliter la gestion des juifs en France et, de fait, leur déportation, mais qui eut aussi pour effet d’en sauver beaucoup malgré la collaboration de ses dirigeants, qui finirent eux-mêmes déportés. Toute l’insoluble complexité de cette période ressort ici, dans l’impossibilité de résumer clairement toute cette situation en quelques lignes.
Mais il y a, surtout, ceux qui – juifs ou non – prirent en main ces opérations de sauvetage, se firent passeurs, ravitailleurs, hôtes, faussaires. Concierges et voisins prévenant d’une descente de police ou embrouillant les autorités, fermiers hébergeant une famille ou, du moins, ses enfants, passeurs aidant à franchir la ligne de démarcation ou une frontière, faussaires fournissant les faux papiers essentiels à la poursuite de la vie quotidienne (des faux papiers que bien des juifs apprirent d’ailleurs à se fabriquer eux-mêmes)… Tous contribuèrent à sauver des vies, parfois au sein d’un réseau organisé de résistance, mais plus souvent indépendamment, par des « petits gestes » que, comme l’indique Semelin, il est impossible d’inclure dans la Résistance, mais qui n’en furent pas moins salvateurs. Et pourtant, ces actes ne furent pas toujours désintéressés : comme le rappelle l’auteur, c’est aussi parce qu’il était souvent bien plus profitable à une communauté d’abriter des juifs que de les dénoncer que ceux-ci purent ainsi rester en sécurité. De même, il est indéniable que les juifs désargentés étaient ceux qui couraient le plus de risques… mais ils furent aussi ceux qui reçurent, de fait, l’aide prioritaire des organisations.
Mais c’est le silence qui conclut le dernier chapitre de l’ouvrage de Semelin : ce silence, qui est souvent dénoncé (« ils ont laissé faire ») est ici au contraire salvateur pour ces témoins juifs qui sont manifestement nombreux à l’avoir dit : « ils savaient que nous étions juifs, mais ils n’ont rien dit ». Ce silence, qui apparaît aujourd’hui à toute personne sensée comme de la simple décence, n’est pourtant pas anodin dans un pays soumis à une forte propagande, à une répression et une occupation bien présentes dans les esprits, et où l’antisémitisme reste ancré. C’est pourtant cette à cette complicité tacite que beaucoup semblent avoir dû leur vie : silence des habitants qui voient une famille juive franchir la ligne de démarcation ou la frontière ; silence de ces villageois qui savent que ces nouveaux venus sont juifs mais décident, sans même le formuler, de ne jamais l’évoquer pour ne pas les mettre en danger.

Le cas d’Albert Grunberg, dont l’histoire et le journal reviennent régulièrement dans l’ouvrage de Semelin, illustre parfaitement cette réalité. Ayant échappé de justesse à une arrestation à son domicile, ce coiffeur parvient à se cacher dans un appartement sous les toits d’un immeuble voisin, où il possédait son salon : pendant plusieurs années, il n’en ressort plus, et y est même rejoint par son frère. La concierge est évidemment sa principale bienfaitrice, qui lui apporte régulièrement les provisions nécessaires à sa survie ; mais elle n’est pas la seule à devoir garder le silence, car ses filles, sa mère, étaient aussi ses complices. Et il fallait également compter sur le silence toujours incertain des voisins, qui savaient forcément l’appartement occupé. Et finalement, durant l’été 1944, sur celui de la boulangère, à qui la concierge doit bien finir par expliquer pourquoi elle a une consommation si élevée de pain. Or, la boulangère en question s’était, en 1942, félicitée de la rafle du Vel d’hiv. Pourtant, deux ans plus tard, elle assure de son silence, fournit du pain sans ticket, et offre même du pain d’épices. Si l’histoire a le mérite de rappeler à quel point les gens peuvent être versatiles, ce qui ne rend pas les choses aisées dans un temps aussi sensible (ici, la boulangère semble avoir évolué pour le mieux ; d’autres cas seront au contraire fatals), elle rappelle surtout une vérité : aider des juifs (ou des résistants et aviateurs étrangers, ce qui, dans la France de 1943/1944, était probablement bien plus sanctionné) impliquait le silence de nombreuses personnes. À l’inverse, en dénoncer n’en impliquait qu’une : le délateur.
Tous délateurs ?
S’il est une image de Vichy qui s’impose partout, rappelée à tort et à travers, et souvent à mauvais escient, c’est bien le souvenir de la délation. Pour beaucoup, celle-ci était omniprésente, et certaines estimations fantaisistes et non étayées ont ainsi pu monter jusqu’au million de lettres de délation envoyées aux autorités en France. S’il est impossible de sonder les esprits et de quantifier l’antisémitisme français, on peut en revanche quantifier les actes concrets, et c’est le cas de la délation. Laurent Joly a, notamment, été l’auteur d’un travail très fouillé sur le sujet à partir des archives concernant Paris, où se trouvaient la majorité des juifs de France. Il a pour cela inspecté les archives du Commissariat général aux questions juives, à qui étaient destinées ces correspondances, et a relevé un peu plus d’un millier de lettres antisémites (majoritairement anonymes), poussant ses estimations totales à quelques 3 000 dénonciations. On est très loin des millions de lettres parfois avancés, même si les effets furent malgré tout terribles. Pourquoi dénonce-t-on, dans la France occupée ? Joly a également travaillé à un documentaire très réussi que je ne peux que vous recommander, et qui met en lumière les fanatiques politiques, mais aussi les arrivistes mesquins, et tout le panel de ces sombres personnages.

Il n’en reste pas moins que le phénomène, pour existant et dramatique qu’il ait été, ne fut pas généralisé. Semelin ne sombre pas dans l’angélisme : comme il l’exprime, ce n’est pas toujours par bonté d’âme que les gens n’ont pas dénoncé les juifs près de chez eux, mais parfois par intérêt (les réfugiés faisaient tourner l’économie locale et le marché noir), ou par détestation de l’occupant. Il n’en reste pas moins que si la peur de la délation est constante dans les témoignages, la reconnaissance et la conviction que ce phénomène était minoritaire est également très présente. On peut de fait s’interroger sur l’effet de mode qui conduit certains – bien loin des historiens qui avaient été eux-mêmes juifs pendant l’Occupation, comme Poliakov ou les Becker – à forcer le trait du « tous collabos ». Car si cette perception peut se comprendre pour les juifs d’aujourd’hui, victimes d’un antisémitisme encore trop ancré et qui sont légitimement en droit de nous demander des comptes, je dois avouer ressentir un certain malaise face à ceux qui, n’étant pas eux-mêmes juifs, forcent ce trait au mépris des témoignages et de la réalité historique, dans une volonté de noircir le tableau qui s’apparenterait peut-être à de la mauvaise conscience. Cette tendance à noircir au maximum des pêchés passés, comme moyen de mieux s’en purifier, me semble porter en elle une certaine hypocrisie, quand dans le même temps, bien trop, à gauche, ferment les yeux sur un antisémitisme plus ou moins larvé qui gangrène fortement notre camp.
Vichy fut une période complexe, qui a nourri maints travaux passionnants d’historiens et d’historiennes à qui il paraît bien difficile de rendre justice dans un si court article, forcément hâtif et approximatif. Alors que les querelles mémorielles et les réappropriations sont multiples ; alors que la dirigeante d’un parti fondé par maints collaborateurs peut aujourd’hui hypocritement se réclamer de la résistance ; alors qu’un ministre de l’Intérieur couvrant le racisme de sa police peut également rendre hommage aux policiers qui ont désobéi lors des rafles ; alors, somme toute, que chacun réutilise ce passé à sa sauce pour le déformer et l’envoyer au visage des autres ; alors qu’Eric Zemmour est en tête des ventes, et que le cri de « sale juif » raisonne dans nos propres manifs avec une certaine indifférence, il devient urgent de nous ressaisir de Vichy de façon dépassionnée et rigoureuse, pour enfin comprendre cette période et en tirer ses leçons. En cela, les travaux précieux de Jacques Semelin, mais aussi de Laurent Joly, Paxton avant eux, ou encore Bénédicte Vergez-Chaignon et bien d’autres sont ici essentiels. Peut-être est-il temps d’accepter de faire, à froid, l’autopsie de Vichy pour mieux danser sur sa tombe ; car, pour leur part, ni l’antisémitisme, ni le fascisme, ni l’autoritarisme et le goût pour les régimes policiers ne sont morts, et il serait plus que jamais temps de s’armer intellectuellement pour mieux les combattre.
C’est ainsi qu’alors que la pensée facile et fantasmée du « tous collabos » nous enferme dans un sinistre et fallacieux défaitisme (qui sous-entend bien souvent un cynique et autosatisfait « tous collabos [sauf moi] »), il est peut-être au contraire nécessaire de comprendre comment, et pourquoi, dans une heure sombre comme celle de la France de l’Occupation, certains s’opposent, et par quelles formes diverses. En cela, les travaux de Semelin sont essentiels.
Pour aller plus loin
Vous l’aurez compris, il faut lire La survie des juifs en France de Jacques Semelin (CNRS éditions, 2018). Le livre de Laurent Joly L’État contre les juifs (Grasset, 2018) et tout aussi incontournable pour les aspects légaux et institutionnels de la persécution antisémite en France, et offre un antidote salutaire aux élucubrations de Zemmour. Tous deux ont eu un passionnant entretien avec André Loez que vous pouvez écouter ici, et il est possible de retrouver plusieurs de leurs conférences sur YouTube.
Évidemment, l’ensemble peut être complété par La France de Vichy, de Robert Paxton (réédité en 1997, et depuis maintes fois réimprimé par Seuil), ainsi que le Vichy et les juifs qu’il a co-écrit avec Michael Marrus. Parmi les spécialistes de Vichy permettant d’éclairer un certain nombre de questions méconnues, on peut également lire la solide biographie de Pétain par Bénédicte Vergez-Chaignon (chez Perrin), ainsi que son ouvrage sur Les Vichysto-résistants, phénomène souvent perçu caricaturalement.
Bon, sujet vaste, complexe et passionnant où j’ai appris pas mal de trucs.
Alors je savais avec Georges Bonnet (Munich et invitation de Von Ribbentrop en 1938 puis Pétainiste qui se réfugie en Suisse après la guerre avant de revenir en 1951 et… se faire élire en Dordogne et continuer sa carrière dans le plus grand des calme) que on pouvait très bien avoir collaborer comme un bâtard et s’en tirer tranquille après la guerre, donc ça j’ai pas été si surpris (Et pour aller plus loin, même en RFA on avait encore pleins d’anciens nazis, voire d’anciens SS à des fonctions assez hautes).
Le truc que Pétain prêtait autant attention à l’opinion publique, ça m’a un peu surpris, et le fait qu’il avait en réalité pas mal de moyen de pression j’y avait pas pensé mais c’est logique en y réfléchissant : En Juin 1940 l’offensive allemande s’essouffle et les lignes logistiques sont un casse-tête pour la Wehrmacht, en fait les allemands sont presque surpris eux-même d’une telle victoire et encore plus que Pétain accepte de signer un armistice aussi dur.
Aussi, jusqu’à ta vidéo, j’avais comme point qui pour moi était un signe que le « Glaive et le bouclier » était un mythe, c’est en novembre 1942 avec Operation Torch quand Pétain choisit de ne pas envoyer toute la flotte en Afrique et prendre un avion pour Alger, mais en fait il avait carrément des moyens de pression sur les allemands s’il voulait.
Enfin pour aller plus loin, concernant la carte dans le paragraphe des « La question des 75 % » la Tchécoslovaquie a une particularité c’est que lors de la création de la première République Tchécoslovaque en 1920, lors du premier recensement, énormément de juifs de Bohême et de Moravie se déclarent tchèques alors qu’ils peuvent se déclarer juifs (Dans la Slovaquie plus rurale, où les juifs sont plus orthodoxes, là par contre beaucoup se déclarent juifs).
Ce qui fait qu’on a des chiffres difficiles à évaluer parfois pour la Tchécoslovaquie, mais vu la petitesse du pays, le fait qu’il y avait sur place pas mal d’allemands dans les pays tchèques déjà sur place et le fait que leur occupation commence en mars 1939, ça fait que ça a été un désastre.
Par contre on ne peut pas comparer Pétain et le gouvernement de Emil Hacha (le président Tchécoslovaque sous l’occupation) car lui niveau moyen de pression, il avait pas grand chose.
Un dernier truc où l’opinion publique a son importance aussi c’est avec la Slovaquie « Libre » de Josef Tiso.
Au début les slovaques sont relativement content d’être libéré des tchèques et que le moustachu de Braunau ai garanti que la Hongrie ne les annexerait pas, mais au fur et à mesure de la guerre, entre les restrictions et les soldats slovaques enrôlés de force, Josef Tiso fini par se faire copieusement conspué, et surtout entre la proximité des camps et avec la langue polonaise, l’opinion publique slovaque devine assez vite qu’on n’envoie pas vraiment les juifs « à l’Est », ce qui fait que après une période intense de collaboration, ils finissent par devenir plus protecteur envers les juifs à mesure que la guerre avance.
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