Henri Guillemin est-il fiable ?… la suite

Il y a bientôt sept ans, j’ai sorti sur la chaîne ce qui y est encore au moment où j’écris la vidéo qui y est la plus vue, et dont je suis pourtant le moins fier, une petite pastille de 20 minutes, bien courte selon mes standards actuels, intitulée « Henri Guillemin est-il fiable ? » Curieuse vidéo, en vérité. Elle est la plus vue, la deuxième plus appréciée si j’en crois les « pouces vers le haut », mais aussi la plus contestée : avec son ratio de 87,2% d’avis favorable, elle est la seule de la chaîne à recueillir plus de 10% de désapprobation. Même Charles Martel, qui m’a pourtant ramené pas mal de nazillons, n’a pas suscité tant de colère. Elle est aussi, et de loin, la plus commentée, et pas toujours tendrement.

Pourquoi m’attarder sur ces données chiffrées qui n’ont, finalement, que la valeur qu’on veut bien leur donner ? Parce qu’elles incarnent finalement parfaitement ce qu’est cette vidéo : une conclusion rapide et claire qui a séduit beaucoup de monde, mais en a aussi ulcéré d’autres. Une avalanche de commentaires, dont certains, on le verra, franchement nauséabonds, qui témoignent aussi que beaucoup ont attaqué l’existence même de la vidéo sans l’avoir regardée. Mais aussi des remarques pertinentes au sujet d’imperfections dues à un format qui se cherchait encore beaucoup.

Longtemps, donc, j’ai détesté cette vidéo, et encore aujourd’hui, j’attends avec impatience le moment où les épisodes sur la Révolution française l’auront enfin dépassée, tant je ne peux accepter qu’elle reste mon travail le plus remarqué. Surtout, je me suis questionné : désormais plus confiant, débridé du point de vue de la durée de mon propos ; plus à l’aise, plus mature, aussi… Que dirais-je ? Je me suis livré à l’exercice par écrit, à travers l’exemple de Silence aux pauvres ! ; j’ai tenté, plusieurs fois, d’ébaucher une nouvelle vidéo. Il m’en a fallu, du temps, pour trouver le ton juste, l’angle juste. Car je sais qu’en posant la question de la fiabilité d’Henri Guillemin, je ne parle pas que de lui, mais aussi de moi : c’est là une constante par rapport à la première vidéo. Et c’est donc par-là que je vais débuter ici.

 

Qu’est-ce que la fiabilité ?

« Et toi, es-tu fiable ? », c’est le commentaire qu’inlassablement, des fanatiques de Guillemin postent sous ma vidéo sans même avoir pris le temps de la voir. Sans même en avoir pris le temps, dis-je, parce qu’ils auraient autrement la réponse : non. Comme je l’y exprimais en conclusion, je ne suis pas plus fiable que Guillemin. Pas plus que lui, je ne dois être cru sur parole. Cette conclusion a d’ailleurs révélé une rupture, entre ceux qui jugent ce propos (pourtant bien basique) d’utilité publique, et ceux qui ne tolèrent pas, j’y reviendrai, que l’on déboulonne les maîtres. À l’époque, pour moi, il s’agissait d’annoncer la couleur : comme Guillemin, il m’arriverait d’être partial, de faire des erreurs, et il revient donc à mon public de savoir faire la part des choses, prendre de grosses pincettes.

Mais la question sur laquelle j’aurais certainement dû plus insister est d’abord la définition même de « fiabilité ». Trop souvent, on me demande ce que je pense de tel ou tel auteur : « est-il fiable ? » Ce qui présuppose d’ailleurs de façon assez erronée que j’aurais un avis suffisamment éclairé pour le déterminer, ce qui n’est pas le cas, dans la grande majorité des situations. « Est-il fiable ? » Eh bien, ça dépend ! A-t-il travaillé le sujet, avec des sources de première main ? A-t-il une formation d’historien ? Tient-il compte des acquis précédents de l’historiographie récente ? Qu’en disent ses pairs ? Comment répond-il à ces critiques ? Toutes ces questions permettent, de fait, de dresser le portrait d’un travail fiable d’historien. Je dis travail fiable, car c’est en réalité lui qui compte plus que l’individu.

En effet, est-on, tout d’un bloc, « fiable » ? Tout bonnement, non. De façon évidente, nul ne s’attendrait à ce que ma bonne connaissance de la méthode historique me permette pour autant de donner un avis éclairé sur la physique quantique. Mais au-delà de ce grand écart, voyons de plus près. En quoi suis-je fiable ? J’ai une formation d’historien, qui signifie que j’ai, à priori, montré une certaine connaissance et maîtrise de nos méthodes, en général. Soit. En master et en doctorat, je me suis spécialisé en histoire contemporaine : on peut sans trop s’avancer supposer que je suis donc plus à l’aise sur les sujets postérieurs à 1789, à la louche. J’ai avant tout étudié l’histoire française, et j’ai enseigné celle du XIXe siècle. Que j’aie une bonne connaissance de ce sujet s’entend donc. Enfin, j’ai fait une thèse sur les transatlantiques français et anglais des années 1890 à 1930 : sur ce sujet-là, spécifiquement, on peut attendre de moi une véritable expertise. J’ai visité des archives, j’ai étudié la question, et publié un travail de recherche validé par mes pairs. Encore ma fiabilité dans ce domaine-là est-elle inégale : mon expertise au sujet du Titanic est ainsi bien, bien plus vaste que celle qui concerne le naufrage de La Bourgogne ; et je m’intéresse bien plus à l’accueil des passagers qu’au fonctionnement technique de l’appareil de propulsion. Bref, comme tout historien, j’ai mes spécialités.

Couverture de mon livre "Le Titanic de l'histoire au mythe"
Puisque j’en suis à parler de mon domaine d’expertise, je vous ai dit que je sortais bientôt un livre sur le Titanic ? Arrivée en mai !

De là est-il possible de hiérarchiser : mon travail sur les paquebots est certainement très fiable, en soi : j’en suis expert de première main. Sur le reste, mon travail est de l’ordre de la vulgarisation scientifique : je m’appuie sur des travaux d’historiens, que j’ai lus, comparés, dont je tire une substance… Mais je ne peux prétendre siéger parmi eux, voire devant eux. C’est parce que je cite des spécialistes que mon propos a une quelconque valeur. Enfin, lorsque j’exprime mon opinion sur tout un tas de sujets beaucoup plus éloignés de mon domaine de compétence, sur les réseaux sociaux par exemple, alors ma fiabilité est pour le moins vague. Cela ne signifie pas que, par exemple, mon avis sur Manuel Valls ne rejoindra pas un certain consensus étayé (relativement aisé à atteindre dans ce cas précis)… Cela signifie juste qu’en soi et pour elle-même, ma parole n’aura pas de valeur intrinsèquement plus élevée qu’une autre. Bref, à la question « Histony est-il fiable ? », la réponse serait « Non, comme tout le monde, mais son travail l’est souvent. »

Et Guillemin, alors ? Lui aussi a ses atouts et faiblesses. Il n’est pas historien de formation, mais littéraire, et cela se ressent. Le texte est son seul outil, ce qui, comme on le verra, n’est pas la moindre de ses faiblesses. Dix-neuvièmiste avant tout, il est vite perdu dans des contextes éloignés : ce n’est pas pour rien que son travail sur Jeanne d’Arc, par exemple, est assez unanimement moqué par les médiévistes. Ce sont, de toute évidence, des points à prendre en considération. Mais ce ne sont pas les seuls.

 

Henri Guillemin est daté : pourquoi ça compte

Henri Guillemin a vécu de 1903 à 1992. La plupart de ses conférences ont été réalisées entre les années 1960 et 1980. « Quelle importance ? », répondent ses fanatiques ! Le bon travail ne vieillit pas ! C’est pourtant là un point crucial, car l’histoire est une discipline en perpétuel mouvement. Guillemin a grandi dans la France du début du vingtième siècle. Il a été à l’école de Lavisse, a ingurgité du Michelet, et, des décennies plus tard, semble encore croire que l’histoire n’a pas bougé depuis. À en croire une partie des commentaires que j’ai pu lire, ce serait d’ailleurs encore le cas, comme si les historiens universitaires actuels ne faisaient que recopier servilement les écrits du passé.

Or, l’historien n’est pas moine copiste, et si nous ne sommes pas juste des journalistes ne traitant que du passé récent, c’est bien que, même sur ce qui a déjà été vu et revu, il y a toujours à redire. Guillemin, très manifestement, n’a jamais rien voulu connaître à l’historiographie. D’historien, il n’en a d’ailleurs pas la formation. Il aurait sans cela su à quel point l’histoire universitaire de son temps était déjà à des lieues de ce qu’il brocarde dans ses écrits et conférences. Que l’on pense simplement aux Annales, qui ont fait entrer, dès avant la Seconde Guerre mondiale, bien de nouveaux aspects de la recherche historique enterrant définitivement l’histoire bataille, l’histoire des grands hommes.

Or, de ce point de vue au moins, Guillemin était déjà irrémédiablement daté, même à son époque : les grands hommes, il ne voit l’histoire qu’à travers eux. Oh, contrairement à ceux qu’il étrille, c’est pour en faire un portrait peu avantageux ! Mais, lorsque l’on regarde sa vision de la Révolution française, par exemple, la chose reste nette. Pas d’histoire des « petits », pas d’histoire par le bas : ne comptent que les grands acteurs, qui deviennent simplement sous sa plume de vils manipulateurs. « Silence aux pauvres ! » écrivit-il ? C’est également sa doctrine : les pauvres ne sont bons qu’à être défendus par de belles âmes comme Robespierre et Jaurès, ou manipulés par les malveillants de toutes époques. Guillemin n’est pas seulement daté par rapport à notre époque : sa vision de l’histoire n’est déjà plus celle qui était en vigueur à l’université lorsqu’il était quadragénaire, au bas mot, et comme on le verra, cela lui simplifie grandement le travail.

Couverture de la France de Vichy de Paxton, illustrée d'un portrait de Pétain
La préface que Robert Paxton a donnée à sa France de Vichy rééditée en 1997 est une belle illustration de la manière dont un travail d’historien évolue dans le temps, fatalement.

Mais ce point-là n’est pas exclusif à Guillemin : tout travail historique est voué à être daté. C’est ce qu’écrivit ainsi Robert Paxton à la fin de l’avant-propos de l’édition de 1997 de sa célèbre France de Vichy, publiée un quart de siècle plus tôt : « Ce livre a provoqué des débats passionnés, et de nombreux ouvrages viendront inévitablement supplanter certains de ses chapitres. C’est ce à quoi tout historien doit s’attendre, c’est même ce qu’il doit espérer. » La valeur d’un travail historique ne s’estime qu’à l’aune des vérifications ultérieures, des nouvelles approches, qui viennent l’étayer, le nuancer, ou le remettre en cause, et souvent les trois en même temps, car une œuvre d’historien est rarement un monolithe.

Certes, Guillemin n’est pas historien. C’est là une ambiguïté qui est cependant beaucoup cultivée par ses admirateurs. Mais même la vulgarisation s’estime à l’aune de l’ancienneté des références. C’est une caractéristique des charlatans que sont Ferrand, Deutsch, Bern, Zemmour, que de n’utiliser en priorité que des références très datées, comme si l’histoire était une discipline figée dont on ne tire que ce qui nous intéresse. À l’inverse, un travail historique ne peut être vraiment lu et compris que si on se demande : « qu’en a-t-on dit depuis ? » Eut-il été à la pointe du progrès en son temps, Guillemin serait aujourd’hui dépassé sur de nombreux aspects, comme je le serai aussi. Le bon historien est d’ailleurs aussi celui qui, au fil de sa carrière, remet ses travaux passés à l’épreuve de sa recherche récente. Ces évolutions et remises en causes, les tenants de la réaction ne les supportent pas : c’est pour cela qu’ils persistent, par exemple, à citer une phrase de Léon Poliakov datée de 1951 sans la remettre dans le contexte de son œuvre postérieure. Que des admirateurs de Guillemin, théoriquement de gauche, appliquent les mêmes techniques de soumission à l’argument d’autorité devrait d’ailleurs questionner.

 

Argument d’autorité contre méthode historique

« Jeune homme, quand vous aurez l’âge d’Henri Guillemin, vous pourrez parler », c’est en somme un commentaire que j’ai reçu plusieurs fois après ma vidéo à son sujet. Je dois avouer que je ne m’y attendais pas. Iconoclaste, homme de gauche, Guillemin me paraissait peu propice à susciter ce genre d’argument d’autorité aussi conformiste ! Aurait-il, lui-même, apprécié être ainsi réduit au privilège de l’aînesse ? Reste que c’est une lecture qu’il cultive également : posant pensivement devant sa fenêtre, discourant à son bureau, devant ses livres et ses « petits papiers », maîtrisant l’art oratoire ; non seulement il captive, mais il « fait sérieux », sous tous aspects. Je m’y retrouve d’ailleurs en partie : moi-même, je vous parle depuis mon bureau, dégagé pour l’occasion. J’y arbore quelques-uns des livres qui m’ont servi à préparer la vidéo, tant pour vous les conseiller que pour vous montrer que j’ai travaillé mon sujet. Et je vous ai même fait subir lors de ma première vidéo un fort classique « décor bibliothèque », avant d’y renoncer, tant le principe est éculé. Bref, je ne mens pas quand je vous dis qu’en vous mettant en garde contre Guillemin, je vous mets également en garde contre moi-même. Car cet aspect de l’érudit de gauche ayant bien travaillé, nous le partageons, et je veux absolument vous rappeler que l’apparence n’est, en aucun cas, une garantie.

Photographie de Guillemin à son bureau, entouré de papiers et dossiers
Henri Guillemin (ici photographié en 1980 par Erlin Mandelmann, CC-BY-SA), joue beaucoup sur l’image de « l’homme des petits papiers » toujours noyé sous les archives.

L’argument d’autorité n’est en effet pas un bon indicateur scientifique, au contraire. Je l’ai dit plus haut : la fiabilité d’un historien n’a aucun sens ; on juge ses travaux. Johann Chapoutot est un brillant historien du nazisme, dont les travaux ont souvent été salués et feront date. Et pourtant, son Libres d’obéir, attribuant un peu hâtivement au management moderne des origines nazies, a été critiqué sur le fond et la forme, de façon argumentée. Gérard Noiriel est un immense historien des classes populaires et de l’immigration, dont, là aussi, les travaux feront date. Pourtant, son récent Race et science sociale (publié avec Stéphane Beaud) a fait là aussi l’objet de critiques légitimes témoignant d’une mauvaise maîtrise de son sujet. Dans un de ces cas comme dans l’autre, les critiques ne doivent en aucun cas conduire à rejeter en bloc une œuvre historique par ailleurs solide. Le débat scientifique ne pratique pas la « cancel culture » si souvent dénoncée : il valide, nuance, remet en cause, mais ne rejette frontalement que lorsqu’il n’y a vraiment pas grand-chose à garder.

Fatalement, les « rejetés » sont cependant les plus vocaux. Ils ne sont pourtant pas mis de côté sans raison. Pour le dire simplement, lorsque le consensus scientifique détermine que le ciel est bleu, il faut apporter de sacrées preuves pour lui faire admettre qu’il est rose à pois vert. C’est à ce titre qu’un négationniste, par exemple, n’a pas sa place dans le débat scientifique : en rejetant les règles et la pratique, il n’y a donc pas de place légitime. De même, celui qui voudrait prouver qu’Alésia est dans le Jura aura intérêt, non seulement à apporter ses propres éléments, mais également à être capable de réfuter méthodiquement ceux qui lui sont opposés. Or, faute de pouvoir le faire, il lui sera bien plus facile de rejeter la faute sur les « mandarins de l’université ».

Guillemin, de ce point de vue, tenait plus de Franck Ferrand que de l’historien sérieux dans sa défense de ses travaux. Face à la déconstruction méthodique de Régine Pernoud, sur laquelle je reviendrai, qui qualifiait son travail « d’anti-histoire », il avait en somme répondu par une pirouette le plaçant en victime d’une cabale. Cette image de l’intellectuel persécuté est d’ailleurs beaucoup reprise par ses admirateurs : « personne n’a plus fréquenté les archives que lui », dit ainsi sans trembler l’un de ses défenseurs, méconnaissant manifestement le travail de dizaines de milliers de chercheurs, dès le doctorat. Surtout, on se complaît parfois à le présenter comme un intellectuel marginalisé, presque persécuté. Critiqué, certes, il le fut. Acidement parfois. Maladroitement souvent. Mais aussi, massivement, de façon étayée. Persécuté, non : attaché culturel dans une ambassade, maintes fois publié, invité à faire des conférences, honoré par un musée, invité à la télévision suisse avec sa propre émission, Guillemin a joui de son vivant comme dans sa mort d’un confort dont ne jouiront jamais la plupart des universitaires supposés le silencier.

On retrouve là, finalement, le discours classique de ceux qui répètent partout qu’on veut les faire taire. Certes, il n’eut pas les honneurs d’une émission récurrente à la télévision française, comme il l’eut en Suisse. Mais combien de ses contemporains eurent une telle tribune, de quelque côté de la frontière que ce soit ? De ce point de vue, il faut surtout le répéter : la posture du censuré n’est-elle pas un bon moyen de se soustraire aux critiques étayées ? La question n’est que rhétorique : c’est le cas de façon tellement évidente que la technique est employée par les charlatans de tous bords. Nul doute alors que les fanatiques de Guillemin gagneraient à laisser de côté de tels arguments d’autorité, pour au contraire, remettre son œuvre au cœur des débats scientifiques. C’est là, et seulement là, qu’elle ferait les preuves nettes de ses qualités et défauts.

Cette vidéo réfléchissant à la notion d’histoire officielle est également l’occasion de prolonger la réflexion sur les limites de Guillemin… et bien d’autres !

 

Au-delà du cas Guillemin, tout cela pousse à une réflexion importante. Ici aussi, à travers lui, c’est à moi que je m’attaque. Trop souvent, on me demande mon avis fort illégitime avec une certaine révérence. Il est tentant de le donner. Tôt, j’ai aussi constaté qu’il me serait très facile de surfer sur l’ignorance d’une partie du public pour me faire passer pour un diseur de vérités cachées. Après tout, rares sont ceux qui ont lu les universitaires dont je vulgarise les travaux… « On ne voit pas ça à la télévision ! », « On ne nous dit pas ça à l’école ! », j’aurais pu surfer sur cette vague, qui me paraît extrêmement dangereuse. Les risques du culte du « diseur de vérités » sont terribles. Pour ceux qui l’écoutent, et qui peuvent se retrouver sous l’emprise de qui leur dit ce qu’ils veulent entendre, mais aussi pour le diseur lui-même, qui peut un jour, par une mauvaise parole, se mettre d’un coup à dos ses adeptes. Ma première vidéo sur Guillemin était un appel à l’esprit critique, celle-ci l’est également : ne vous fiez à personne, comprenez d’où ils parlent.

 

L’histoire sous un seul angle

S’il est un point sur lequel j’ai été fort maladroit, c’est avec la fameuse citation de Voltaire que Guillemin répète à tout va sur « un pays bien ordonné ». Je maintiens que la pratique de Guillemin, citer des citations décontextualisées, sans vraiment en indiquer la provenance, est mauvaise. Mais en me focalisant sur celle-ci, j’ai surtout montré à quel point justement, chacun peut faire d’une citation une interprétation différente, car ma contextualisation pouvait à son tour être recontextualisée, et ainsi de suite. C’était, en soi, mon point : une citation, quelle qu’elle soit, n’a pas valeur de démonstration. Elle se commente, elle se contextualise, voire se critique. Or, dans le cas de cette citation de Voltaire, la démonstration de Guillemin qui voudrait ensuite, en gros, résumer tout Voltaire à travers elle, voire tous ceux qui se réclament d’un aspect de l’œuvre de Voltaire, est problématique. Au demeurant, la critique du philosophe étant un des terreaux de l’extrême-droite, on ne s’étonnera pas que, de Guillemin, certains rebondissent bien vite vers Sigaut et consorts… J’y reviendrai.

Couverture du livre initiation études historiques
L’ouvrage Initiation aux études historiques (déjà recensé sur ce site) offre un beau panorama de la pratique de l’histoire, qui est loin de se limiter à la recension de citations percutantes !

Le problème des citations chez Guillemin vient en réalité de sa vision de l’histoire, que j’ai déjà critiquée : en se focalisant sur les grands personnages, il en fait le procès. Et dans le cadre de ce procès, lui-même le reconnaissait sans problème, les citations sont des éléments à charge. Or, bien des historiens qui l’ont critiqué ont relevé ce point : Henri Guillemin est très doué pour forger un raisonnement à travers une accumulation de citations de bric et de broc, des extraits, rarement situés, parfois complétement erronés… ce qui est tout l’inverse de la méthode historique. On voit là, d’ailleurs, le littéraire, pour qui les textes sont la seule approche historique : un problème similaire se retrouve avec les défenseurs de la thèse d’un Alésia jurassien, pour qui les textes de César doivent être pris totalement au pied de la lettre, sans recontextualisation, et sans confrontation aux autres approches, notamment archéologiques. Si Guillemin s’était intéressé à toute la palette des sources historiques, pas seulement aux discours, mémoires et autres écrits des grandes figures, sans nul doute sa vision de l’histoire aurait-elle été moins datée. Mais en ne le faisant pas, il s’enferme dans une sorte de critique des évangiles : tel discours prouve son point et est invoqué. Tel autre, qui l’infirme, est ou bien ignoré, ou bien de mauvaise foi. Face je gagne, pile tu perds.

C’est évidemment un grand problème. Jean-Clément Martin insiste bien sur ce point lorsqu’il dresse la biographie de Robespierre, par exemple : un discours de la période ne saurait être source de vérité. C’est un discours politique, avec ses enjeux propres, qui doivent être pris en compte, mais aussi témoin d’un instant précis, qui n’implique pas forcément une position constante. En d’autres termes, citer un discours de Robespierre à un moment donné ne peut pas pour autant permettre d’affirmer que l’homme Robespierre fut ainsi, tout du long de son vivant. Ce n’est qu’en mettant tout cela en parallèle avec d’autres sources : presse, textes de loi, archives administratives, entre autres et pour ne citer que l’écrit, que l’on peut commencer à ébaucher des hypothèses. L’approche presque exclusivement littéraire de Guillemin l’enferme et le limite.

Elle rejoint en réalité mon point précédent : Guillemin est daté. Silence aux pauvres ! en fournit un bon exemple : écrit en 1989, le texte ne cite quasiment jamais d’historiens contemporains. Soboul est évoqué en une occasion, pour résumer son imposante thèse en une simplification probablement grossière ; Furet, non véritablement nommé, est monté en épouvantail, et c’est à peu près tout. Dans son combat littéraire, Guillemin affronte surtout des morts : Michelet, Bainville, comme s’ils incarnaient encore la pointe du progrès historiographique, un peu comme un Zemmour résume toute l’historiographie de Vichy à Paxton pour balayer tout ce qui a suivi. Résultat évident de cette technique de « l’homme de paille », en se créant un ennemi historiographique sur mesure, Guillemin le bat bien plus aisément. Mais le mythe s’effrite vite lorsqu’on le compare à l’historiographie de son temps. 1989, c’est aussi la sortie du Dictionnaire historique de la Révolution française, dirigé par Soboul, et réunissant la crème des historiens de l’époque. On pourra voir, à travers mon analyse de Silence aux pauvres, que Guillemin aurait eu bien plus de mal à passer pour subversif et novateur s’il s’était frotté à cette historiographie-là, autrement plus nuancée que du Bainville !

 

Des failles méthodologiques à la malhonnêteté

Tout cela pousse donc évidemment à se questionner sur l’honnêteté d’Henri Guillemin, sujet au combien tendu. Il y a sept ans, je n’aurais pas vu en lui une once de malhonnêteté. Juste un homme aux amples angles morts, parfois empêtré dans les limites de sa méthode bancale. Aujourd’hui, je doute beaucoup plus.

En 1970, la médiéviste Régine Pernoud a publié Jeanne devant les Cauchons, un petit ouvrage traitant des déformations de l’histoire de Jeanne d’Arc, dont elle était une spécialiste reconnue. Chartiste, Pernoud connaissait les archives, et avait d’ailleurs été contactée par Guillemin lors de ses recherches sur le sujet en vue de ses conférences. Le moins que l’on puisse dire, à la lecture du chapitre qu’elle consacra au sujet, est qu’elle n’était pas convaincue ! Lorsque j’ai sorti ma précédente vidéo, je n’avais pas lu Pernoud : son livre était ancien, jamais réédité alors (il est depuis lisible en e-book). Ne l’ayant pas lu, je ne pouvais donc me prononcer sur la nature et la solidité des critiques. Étaient-elles solides ? J’ai fini par me le procurer d’occasion, et je dois dire que je fus ravi : si Pernoud rhabille Guillemin pour l’hiver, elle le fait en habile couturière, remettant les sources en perspective, montrant à quel endroit il invente, déforme, falsifie. Elle publie également des extraits de leur correspondance, dont l’authenticité ne prête à mon sens pas à débat : on y retrouve le même style un peu fouillis et familier qu’il adopte dans sa correspondance, publiée cette fois, avec Madeleine Rebérioux. On y découvre un Guillemin se vantant d’avoir déjà compilé « 500 fiches » sur le sujet, mais n’ayant aucune idée des sources originales, et ne sachant pas même qu’il existe des archives de l’époque. Un Guillemin, également, espérant pouvoir faire le tour de ce vaste sujet en quelques mois. Bref, un piètre historien.

Couverture de Jeanne devant les Cauchons
Longtemps difficile à trouver, le chapitre de Pernoud consacré à Guillemin est un incontournable pour saisir les failles de sa méthode.

Pernoud le montre également parfois trompeur : il s’épanche dans son livre sur les fameuses « archives secrètes du Vatican » (un mythe, au demeurant) qui contiendraient probablement des clés du « mystère Jeanne d’Arc », six mois après avoir demandé à Pernoud si « si l’on n’avait jamais trouvé quoi que ce soit sur Jeanne à Rome, et si « ça existait encore », les Archives du Vatican, pour le XVe siècle. La question posée révélait une ignorance difficile à concevoir chez un professeur de Faculté : elle eût paru ridicule à un chartiste de première année. » Dans certains cas, il falsifie ouvertement. Ainsi, du témoignage de Marguerite La Tourouloude disant : « Plusieurs fois, je l’ai vue au bain et aux étuves, et autant que j’ai pu le voir, je crois qu’elle était vierge. », il tire un bien plus érotique récit : « À Bourges, elle fait des stations quotidiennes dans l’eau chaude. Pourquoi pas ? […] Elle s’offre avec plaisir à la technique des masseuses. Pourquoi pas ? »

De même, Pernoud souligne à son tour la tendance de Guillemin à réinventer l’eau chaude : « Il nous annonce en termes fracassants que Jeanne ne portait pas le nom de d’Arc… Quelle révélation ! Les historiens l’ont toujours su. » « Autre « révélation bouleversante » : Jeanne n’était pas lorraine. Or il y a eu au bas mot une trentaine d’articles et études relatifs à la question. » La tendance à se faire découvreur de vérités non dites et pourtant, en réalité, bien établies par l’historiographie se retrouve ainsi ici. Après de nombreuses pages d’argumentaire que je ne peux malheureusement reproduire ici, Pernoud concluait : « Avec lui, répétons-le, on touche l’anti-Histoire, une suite d’affirmations systématiques fondées sur des textes tronqués ou choisis au mépris du contexte, dans une méconnaissance absolue de l’arrière-plan général du temps. »

Mon analyse de Silence aux pauvres ! me conduit à de similaires conclusions. Guillemin y ignore, sciemment, tout ce qui se trouve à la gauche de Robespierre : Jacques Roux n’existe pas. Et quand de plus radicaux sont évoqués, ce sont en réalité des contre-révolutionnaires déguisés. Le manichéisme tourne ainsi à plein. Des citations sont sorties de leur contexte, parfois falsifiées, à force d’avoir été coupées et recousues. Il en allait de même avec son Napoléon, opportunément sorti en 1969 : Pernoud, à la même époque, revenait dessus, dans un passage que je vais ici citer intégralement :

« J’avais vu venir à mon bureau, certain jour, mon jeune confrère Jean-Pierre B. avec qui nous préparions alors l’exposition Napoléon aux Archives nationales. Il paraissait extrêmement déprimé. Je lui en demandai la raison. Il me montra un article signé Henri Guillemin dans lequel les faits et gestes de Napoléon en je ne sais plus quelle circonstance étaient minutieusement décrits et ponctués de paroles bien timbrées de l’empereur. « Enfin, soupirait Jean-Pierre B., où a-t-il trouvé cela ? » Il y avait de quoi être découragé, en effet. Nous préparions cette exposition depuis plusieurs mois déjà et, n’étant ni l’un ni l’autre spécialistes de Napoléon, nous nous étions entourés d’un comité qui se retrouvait chaque quinzaine : sept de nos confrères dont chacun selon sa spécialité était capable de nous décrire tel personnage de l’entourage de l’empereur à un bouton d’uniforme près ou de nous exposer les épisodes d’un combat avec la position des corps d’armée heure par heure. Mais nulle part, à travers les documents et informations qu’ils nous fournissaient, nous n’avions trouvés ces faits et gestes, ces paroles attribuées à Napoléon par M. Guillemin. »

Combien de fois, de la même manière, ai-je dû traquer partout une citation tirée de Silence aux pauvres, et qui ne semblait réapparaître que chez Guillemin et les textes le citant ? Aucune référence précise n’étant donnée, difficile, pour ne pas dire impossible, de revenir à la source, ce qui est justement la base de la démarche critique permettant la revue par les pairs. Lorsque, par bonheur, en dépiautant Google Livres, j’ai pu retrouver des morceaux de ces citations, ce fut pour me rendre compte qu’elles étaient hachées, transformées, sorties de tout contexte jusque, parfois, à dire l’inverse de ce qu’elles disaient. Peu importait : la démonstration est belle.

Guillemin était-il donc malhonnête ? S’il ne l’était pas, alors il fut parfois profondément incompétent : chacun pourra dresser le portrait qu’il souhaitera. « Mais pourquoi cet acharnement à salir, avilir, enlaidir, à ne voir partout que machiavélisme s’accompagnant d’inexplicables maladresses ? » s’interrogeait Pernoud. J’avancerai une hypothèse : Guillemin trouva bien vite son succès dans un rôle précis, celui du noircisseur de légende dorées, du déboulonneur de statues. Cette forme de récit, bien plus que les publications universitaires nuancées, trouve son public, et nous autres, chercheurs, nous trouvons menacés par les fourches tant des nostalgiques du roman national, qui nous reprochent de le détruire, que par ceux qui voudraient le remplacer par un roman opposé. Sans doute Guillemin s’est-il trouvé piégé dans une course à la surproduction : enchaîner, Dreyfus, Jeanne d’Arc, Napoléon, Pétain, Danton toujours en ayant quelque chose d’iconoclaste à dire, voilà qui demande du travail. Pour les spécialistes, chacun de ces sujets occuperait une vie, qui se terminerait avec le regret de ne pas en avoir fait le tour. Pour le pamphlétaire, il n’y a là que six mois à consacrer.

Vignette de l'épisode "Henri Guillemin est-il fiable ?" représentant celui-ci.
Évoquer maints sujets qu’il est impossible de maîtriser parfaitement, Guillemin le fait, moi aussi, de même que tout vulgarisateur. Ma vidéo initiale à son sujet était donc un avertissement dirigé à la fois vers lui, et vers moi.

Je l’ai déjà dit plus haut, j’aurais moi-même facilement pu me laisser tenter, me mettre à pratiquer cette histoire chamboule-tout, à la fois séduisante et vendeuse. Avec un peu d’habileté, on peut produire un résultat convaincant ! Plus encore, la posture du diseur de vérité permet de facilement balayer la critique. De Ferrand à Lacroix-Riz, nombreux sont ceux qui savent comment se placer en victimes d’une université adepte de censure et de politiquement correct. Je m’y suis refusé, peut-être par principe, mais surtout parce que mon goût de l’historiographie me sauve, je pense, de cet écueil. Peu m’importe, au final, d’aboutir à un récit satisfaisant pour mes idées ou mon goût de l’esthétique : je souhaite avant tout comprendre, non seulement les événements, mais la façon dont ils nous sont parvenus. Plus encore, je veux vous faire découvrir les travaux de nombreux historiens qui ont nourri ma réflexion. C’est probablement le meilleur garde-fou que j’ai trouvé pour ne pas, moi-même, trop m’enfermer dans le rôle du « youtubeur d’histoire gauchiste » et, au final, devenir une caricature de moi-même. Il faut dire que j’ai reçu, également un important signal d’alerte à la sortie de cette vidéo.

 

« Es-tu juif ? »

En publiant ma vidéo sur Guillemin, qui faisait suite à celle sur Bern, je pensais d’une certaine manière procéder à un rééquilibrage. À mes yeux, Guillemin était un homme de gauche apprécié par la gauche, et le critiquer après avoir critiqué le roman de droite permettait aussi de clarifier ma ligne : la science historique d’abord, les idées politiques ensuite. Et puis sont venus quelques commentaires douteux. Et surtout celui-ci, simple question, presque anodine. « Es-tu juif ? » Qu’en penser ? Que répondre ? La question est peut-être juste curieuse ? (Mon syndrome de l’imposteur, qui m’a longtemps retenu de modérer même les commentaires les plus nauséabonds, parlait ici). Curieuse, anodine : une telle question ne l’est jamais, même si, face à ma réponse négative, son auteur s’en tira par une pirouette : « je voulais juste savoir d’où vous parliez, puisque vous dites que Guillemin est catholique ».

Puis il y eut l’accumulation. « On sait bien qui te paye » ; « Tu es un agent dormant du Mossad » ; « On voit ta kippa derrière tes cheveux »… J’ai l’habitude des commentaires violents et haineux. Ma vidéo sur Charles Martel m’a valu, outre quelques immondices islamophobes, une menace d’égorgement, quelques semaines seulement avant l’assassinat de Samuel Paty (on ne rappellera jamais assez que les islamistes et l’extrême droite française sont deux faces d’une même pièce, partageant les mêmes désirs barbares). Mais j’étais pour le moins surpris de voir que cette vidéo sur Guillemin avait attisé, dès le départ, ce genre de réaction. Certes, j’y mentionnais, très rapidement, que ce bon vieil Henri était récupéré par Chouard et Soral, mais tout de même !

Sur ce sujet, cette conférence de l’incontournable Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation est aussi passionnante que propice à la remise en question.

 

Je péchais là par une grande naïveté commune à la gauche, et au sujet de laquelle j’ai pu depuis ouvrir les yeux : un certain aveuglement sur la présence encore forte de l’antisémitisme en France (question que cet excellent article peut permettre à ceux se posant sincèrement la question de creuser). Très tôt sensibilisé aux questions sur le génocide, le négationnisme, plus largement aussi éduqué à comprendre ce principe basique que le racisme, sous toutes ses formes, « c’est mal », je n’avais pas vu les formes bien plus pernicieuses par lesquelles l’antisémitisme s’infiltrait partout. Et pour cause : je n’en étais pas la cible.

Alors posons les choses clairement : Henri Guillemin, pour ce que j’en sais, n’a jamais été antisémite. De ce fait, qu’il soit récupéré par des antisémites et conspirationnistes patentés (les deux vont souvent de pair), doit interroger, et cet afflux de commentaires douteux m’a poussé à creuser la question. Pourquoi ce penseur catholique social, résolument de gauche, a-t-il aussi facilement été récupéré tant par les confusionnistes de tout bord, que par les rouge-bruns, et pour finir, par des bruns tout court ? Le discours du pamphlétaire diseur de vérités et opprimé, voire censuré, tout d’abord, ne peut que plaire à ce public, quand bien même il se fonderait sur du faux. On a vu encore récemment comment un charlatan financé par des politiciens, invité par la télévision et plusieurs fois édité avait pu s’ériger en porte-voix des discours « médicaux » alternatifs et pseudo-contestataires. Curieuse tendance, chez les complotistes, que de voir des liens d’influence partout, sauf autour de leurs idoles !

Plus largement, cette récupération n’a pas grand-chose d’étonnant, car elle est aussi, d’une certaine manière, un retour aux sources. Comme l’a notamment souligné Jean-Noël Jeanneney, les analyses de Guillemin puisent notamment chez l’essayiste d’extrême-droite Beau de Loménie, qui, déjà en son temps, cherchait à démontrer l’influence démesurée de quelques familles incarnant des « puissances d’argent » auraient à elles seules conduit le destin du pays, notamment face aux grandes défaites. Ce mythe de la trahison des élites corrompues conduisant aux défaites militaires est, de façon plus générale, un refrain bien connu à l’extrême-droite (que l’on pense au fameux « coup de poignard dans le dos » !). Plus significativement encore, la Révolution traitée comme une simple lutte de quelques individus (le gentil Robespierre face à tous les bourgeois ligués contre lui, en somme), sans aucun égard pour les dynamiques plus larges, ou provinciales, est finalement assez proche de la vision que peut porter un Zemmour, pour qui la Révolution n’est que le fruit de quelque élite corrompue. Certes, ce dernier jette Robespierre avec les autres, mais la représentation reste la même : en bien comme en mal, toute l’histoire se ferait par le haut.

Cette porosité n’est pas anodine. En se focalisant sur quelques figures, le fameux « qui ? » de ralliement des conspirationnistes antisémites a par exemple fait tache d’huile dans les manifestations anti-passe, où les usages déplorables de la mémoire de la Shoah sont par ailleurs légion. Déjà, à Nuit debout, il m’était arrivé d’entendre des orateurs parfois juste perdus, d’autre fois bien conscients de ce qu’ils faisaient, glisser des théories complotistes expliquant à quel point tout le mal que nous subissons vient de quelques figures, souvent juives, autrement à leur solde. On pourrait multiplier à l’infini les exemples.

C’est peut-être là le plus gros reproche qu’il me reste à faire à Guillemin. Le complotisme est une solution de facilité, confortable à assimiler, et somme toute inoffensive pour le pouvoir, car génératrice d’impuissance. Face à des forces si puissantes, si organisées, qui gagnent même lorsqu’elles perdent, que pouvons-nous ? L’histoire à la Guillemin tient de ça : une confortable déploration qui rassure : nos échecs sont dus à la puissance de l’ennemi, les gens de qualité sont juste trop rares. Elle permet de se placer ainsi dans le camp des bons, même lorsque l’on est en réalité, comme Guillemin, nanti d’un certain confort matériel et social. Surtout, cette histoire peut facilement renforcer la confusion, l’incompréhension du monde, mille fois plus nuancé que ce qu’en dit l’orateur. Ainsi nivelée en une sorte de complot permanent d’élites mal définies, l’histoire en devient presque un mauvais film raconté avec un incroyable talent.

Guillemin fut, d’une certaine manière, ma crise d’adolescence historiographique. Un moyen de hurler mon dépit face aux injustices du monde et, aussi, de me défouler contre mes « parents intellectuels ». Mais l’enjeu de la crise d’adolescence se trouve en réalité après : comment se rendre compte que les parents n’avaient pas tort sur toute la ligne sans pourtant fermer les yeux sur les injustices ? Comment trouver un équilibre permettant de dépasser une crise impuissante pour se donner les moyens d’évoluer, et de faire évoluer le monde ? C’est un défi constant, effrayant à relever. Mais je crois sincèrement qu’avec toujours plus de nuance, toujours plus de vérités inconfortables, l’histoire peut nous apporter bien plus qu’un roman sur mesure, agréable, mais vain. L’histoire ne nous aidera pas à changer le monde, mais elle nous aidera à grandir. Si Guillemin a su, parfois, me pousser à me poser des questions, il a aussi fini par m’apprendre que ses réponses étaient mauvaises. En cela, à défaut de saluer son travail, je peux lui être reconnaissant, fiable ou non.

 

Pour aller plus loin

Au vu de l’étendue du sujet, comme dans mon article sur ce que peut l’histoire, il me serait difficile d’être exhaustif sur les lectures qui ont nourri ma vision de Guillemin, et de la discipline historique plus largement. Rien que sur la Révolution, la liste de mes suggestions est massive ! Pour centrer sur le personnage, donc, je limiterai à quelques références spécifiques (outre ces livres et conférences, évidemment) : Jeanne devant les Cauchons, de Régine Pernoud (Seuil, 1970), et mon analyse de Silence aux pauvres ! De façon intéressante, également, la page Wikipédia d’Henri Guillemin contient une partie critique très étayée, avec des liens vers de nombreuses analyses d’historiens sur certains de ses ouvrages. Je suis heureux qu’une telle ressource ait vu le jour, là où il y avait un véritable désert il y a encore six ou sept ans. Je ne désespère pas, par ailleurs, d’étoffer un jour mon dossier Guillemin d’analyses du même calibre que celle de Silence aux pauvres !, même si ce travail demande un tel temps que je ne peux rien promettre.

Plus largement, je recommanderai, pour bien comprendre les enjeux développés ici, de lire des historiens et historiennes, tout simplement, et de comprendre leur travail. De ce point de vue, le manuel d’Initiation aux études historiques est un incontournable, de même que des entretiens avec des historiens, comme on le retrouve par exemple sur le podcast Paroles d’histoire d’André Loez.

5 commentaires sur “Henri Guillemin est-il fiable ?… la suite

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  1. Guillemin est-il toujours à la mode ? Quand j’ai regardé ses conférences (il y a bien 7 ou 8 ans) il avait l’air d’être tendance (entre autre je suppose parce qu’Usul en avait parlé dans sa vidéo sur Etienne Chouard) mais ça fait des années que je ne suis pas tombé dessus dans mes timelines ou recommandations.

    Mon hypothèse est qu’il y a bien plus de diversité de sources d’information grand public en histoire qu’il y a 10 ans.

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    1. Si j’en crois les commentaires que je continue à recevoir sous ma vidéo sur le sujet, il a encore des admirateurs, mais j’ai l’impression que ceux-ci sont de plus en plus dans la « niche » conspi. Par contre, côté chronologie, j’ai bien l’impression que c’est parce qu’il connaissait ce boom de popularité (notamment attesté à l’époque dans la presse en ligne) qu’Usul en avait parlé, plutôt que l’inverse.

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      1. Il semble donc que j’ai un peu trop pris mon cas pour une généralité concernant l’impact d’Usul.
        Finalement Guillemin qui se retrouve surtout écouté chez les conspis, c’est triste pour sa mémoire mais c’est assez rassurant : ça veut dire probablement que le grand public a d’une manière ou d’une autre su faire la part des choses.

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  2. « Pas d’histoire des « petits », pas d’histoire par le bas : ne comptent que les grands acteurs, qui deviennent simplement sous sa plume de vils manipulateurs »

    J ai décroché ici… malheureusement ce ne sont pas les « petits » qui font l histoire…

    Pour avoir regardé son « histoire du Fascisme » et « lamartine »
    Je le trouves criant de realité et similitude avec notre époque.

    Par exemple le referundum de 2005 et le traité de Lisbonne qui a renverser la volonté du peuple.
    Quand nous votons ce que le maître veut il applaudi la démocratie, il est republicain, celui qui contesterait le vote serait un fasciste mais quand nous ne votons pas dans son sens, il passe outre et écrase cette même démocratie…

    Il défini par contre l extrême droite comment étant les possedants qui sont prêt à tout pour garder leurs privilèges, ce qui n est pas notre définition actuelle, qu en pensez vous s il vous plait?

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