Schématiser la complexité : Infographie de la Révolution française, par Jean-Clément Martin et Julien Peltier

Les infographies historiques sont à la mode ces dernières années, avec celle de la Seconde Guerre mondiale publiée chez Perrin, puis celles de la Rome antique et de la Révolution française publiées chez Passés composés. Je dois le dire, le format me laissait au départ dubitatif à cause d’un précédent douteux sur mon objet d’étude : en 2013 avait en effet été publiée Titanic 101, The Great Infographic History, qui était un ouvrage à la qualité franchement douteuse. Il s’agissait d’un enchaînement de données chiffrées sans aucun contexte, jetées brutes et sans commentaires ou nuances, avec des illustrations rudimentaires (pour ne pas dire franchement moches) et, parfois, des erreurs. En somme, l’un des pires ouvrages de ma pourtant vaste collection sur le sujet.

Certes, la présence du nom de Jean-Clément Martin en couverture de l’Infographie de la Révolution française ne pouvait que me mettre en confiance, et j’ai déjà dit maintes fois mon admiration pour son travail, mais ce n’était pas forcément pour autant une garantie. Mais à dire vrai, Titanic 101 était signé par un éminent spécialiste du sujet, qui a publié plusieurs travaux de grande qualité qui occupent une place de choix dans ma bibliothèque, ce qui n’avait pas empêché le massacre. Pour dire les choses de la façon imagée dont je raffole : même cuisiné par un grand chef, un gâteau à la boue risque fort de garder mauvais goût.

Malgré tout, cette infographie, je l’ai achetée et rapidement feuilletée, constatant qu’il s’agissait heureusement d’un format bien plus riche que le sombre ouvrage sus-mentionné. Plus encore, j’ai eu l’occasion d’écouter il y a quelques jours l’auteur en parler lors d’une conférence pour l’association Nantes Histoire, et l’explication de sa démarche a fini de me convaincre de le dévorer. Je ne le regrette pas, et l’ouvrage m’inspire ici quelques réflexions.

Couverture de l'infographie de la Révolution française, représentant une vague forme blanche de la France et des silhouettes de personnages d'époques dans des tons bleus, blancs et rouges

Les faits, rien que les faits ?

Comme je l’ai dit plus haut, le principal point qui me chagrinait dans Titanic 101 était l’exposition de faits bruts, sans contexte, ni grand intérêt. Dans certains cas, l’infographie pouvait avoir une pertinence, par exemple dans l’exposition du bilan du naufrage ou du remplissage des différents canots, mais dans ces cas précis, elle restait somme toute très convenue et déjà vue dans des ouvrages plus fouillés. Souvent, surtout, il ne s’agissait que d’illustrer des évidences : représenter sur une ou deux pages seize dessins de portes étanches ou huit compas pour montrer que le Titanic en comportait autant, n’était-ce pas prendre le lecteur pour un imbécile fini ? Au-delà de ça, le manque de contextualisation des informations est un net problème : exposer le salaire des ouvriers des chantiers, par exemple, n’est pas en soi une mauvaise chose. Mais ne pas mettre la somme en perspective, ni avec les salaires moyens de l’époque, ni avec la valeur qu’ils auraient aujourd’hui, perd beaucoup de sens. On reste dans le trivial, certes, factuel. Plus encore, il est impossible alors de présenter la nuance, le doute, sur un sujet ou pourtant, celui-ci est souvent présent, comme je l’ai déjà montré.

La couverture très moche de Titanic 101
C’est moche, mal fichu, et ça à la profondeur de « J’apprends à compter avec Tchoupi », sans en garder les vertus pédagogiques : mais fort heureusement, la quatrième de couverture a la modestie d’en faire « un parfait ajout à la bibliothèque de tout un chacun ». Pour la caler, ça se défend.

Sur la Révolution française, un tel ouvrage aurait été aussi facile que désastreux et, fort heureusement, l’écueil a été très nettement évité. Dans son intervention nantaise, Jean-Clément Martin a souligné que le livre  cherchait à se restreindre au possible à ce qui pouvait être posé « factuellement » sans s’aventurer dans les analyses polémiques. Lui-même sait bien, cependant – et vous le savez aussi si vous suivez ce site – que c’est là un vœu pieu : l’analyse et sa partialité reprennent fatalement leurs droits. De ce point de vue, le livre trouve le bon équilibre. Chaque page est bien contextualisée, et apporte souvent des parenthèses historiographiques ou analytiques. On peut par exemple penser à l’excellente page sur les sans-culottes, qui tente d’en dresser le portrait tout en montrant la difficulté de l’exercice : la page révèle à la fois ce que les sans-culottes sont, ne sont pas, tout en exposant les portraits contradictoires qui, déjà, en étaient faits à l’époque, et en les mettant en vis-à-vis avec des données chiffrées sur leur appartenance sociale, dont les limites sont cependant reconnues.

Du pur Martin

Surtout, si l’ouvrage se démarque, c’est probablement par la manière dont il met à plat de façon très nette les apports et analyses que Jean-Clément Martin développe depuis des années sur le sujet. Sa vision très novatrice sur le concept de Terreur et l’évolution des différents acteurs vis-à-vis de la violence révolutionnaire fait ainsi l’objet d’une double page aussi touffue qu’éclairante. Il en va de même pour celle exposant la « galaxie Robespierre », tant du côté des alliés que des ennemis, qui permet de comprendre ce qui se joue en Thermidor au-delà des habituelles simplifications. Car si l’ouvrage schématise, il ne cède jamais à la simplification.

Couverture de La Terreur, Vérités et légendes
L’infographie de la Révolution est probablement l’une des meilleures portes d’accès aux travaux de Martin, aux côtés de sa synthèse sur la Terreur et sa biographie de Robespierre. Elle en fait aussi ressortir les points importants d’une manière originale.

On retrouve également plusieurs thématiques chères à l’auteur, qui font l’objet de plusieurs parties spécifiques : la place des femmes dans la période, la question de la Vendée et de sa mémoire. De même, si le lecteur peu familier de la période pourra être étonné des pages accordées à la contre-révolution et surtout au « grand assaut » de 1799, les habitués de Martin savent déjà à quel point à ses yeux l’épisode est crucial et trop souvent ignoré, ce en quoi il est difficile de lui donner tort ! De ce point de vue, si vous avez apprécié des conférences et interviews de l’auteur sans oser vous frotter à ses livres, celui-ci peut être une bonne porte d’entrée, car il réussit à mettre en valeur les spécificités de ses travaux, sans pour autant s’y enfermer.

La visualisation et ses limites

J’ai évoqué plus haut à travers le cas de Titanic 101 comment l’infographie pouvait n’être qu’un prétexte à mettre lourdement en image une idée simplement énonçable. Heureusement, l’Infographie de la Révolution française ne tombe que très rarement dans cet écueil du schéma inutile là où quelques mots auraient fait le travail. Et pour cause : l’ouvrage ne se privant pas de recourir aussi massivement au texte, l’infographie est pensée pour ne pas être juste une illustration toute bête. Il paraît évident que les discussions entre l’auteur et le graphiste, Julien Peltier, ont été très fructueuses pour faire naître des schémas utiles, apportant un supplément au texte.

En effet, les infographies du livre ont généralement un sens : elles permettent de jeter un autre regard sur des événements connus, par exemple en visualisant matériellement les conditions de la fuite du roi arrêtée à Varennes et de son accueil par la population, les circonstances de la prise des Tuileries, des massacres de Septembre… Lors de son intervention récente, Jean-Clément Martin a ainsi expliqué que la page sur Varennes avait été pensée pour redonner du concret à la fuite, en faisant notamment ressortir la proximité de Montmédy et des troupes de Bouillé qui n’avaient pourtant pas décidé d’intervenir en faveur du roi, mais aussi en proposant un encadré sur la berline royale, pour rappeler à quel point il s’agissait d’un véhicule luxueux et voyant, ce qui n’a rien d’anodin lors de ce qui est supposé être une fuite discrète.

Image de la berline royale toute en dorures et boiseries passant au milieu d'une foule de soldats aux uniformes tricolores
En redonnant de la matérialité à la fuite, la double page sur Varennes attire notamment l’attention sur le manque de discrétion total de la berline royale, qui ressort également bien sur cette représentation par Jean Duplessis-Bertaux.

Cette visualisation qui permet de donner une épaisseur à des informations souvent mal assimilées ou pensées dans le simple texte ressort bien, par exemple, dans la page consacrée à « La révolution militaire » et qui expose sur un même schéma toutes les campagnes militaires menées par et contre la France entre 1789 et 1799, avec les zones de troubles intérieurs, les différentes paix et coalitions. L’ampleur de la guerre (et de l’exploit que représenta le simple fait d’y survivre) prend alors un sens bien plus clair. De même, la grande carte de la Vendée, mettant en image à la fois les massacres et exactions, mais aussi les mouvements de réfugiés (dont on oublie qu’ils furent 20 à 40 000 à être aidés financièrement par les « bleus ») donne une réalité à un sujet qui en a bien perdu à force d’être brandi en étendard par des camps opposés.

Ceci étant, il faut reconnaître que certaines infographies ne sont pas simples à aborder. Plus d’une fois, je me suis pris à me demander « qu’ont-ils bien voulu dire ? » Parfois, le jeu en vaut la chandelle : pour peu que l’on fasse l’effort de le comprendre, le complexe schéma sur la difficile fixation de la notion fluctuante de « contre-révolution », par exemple, est éclairant et montre comment, progressivement, l’expression a changé de sens pour englober jusqu’aux révolutionnaires eux-mêmes. Il en va de même avec le graphique de l’emplacement des différents acteurs sur l’axe gauche-droite, assez complexe vu le sujet, mais qui a le mérite de relativiser certains clivages trop évidents pour être honnêtes. Je dois cependant reconnaître que dans certains cas, il est arrivé que des infographies me donnent le sentiment de ne pas avoir toutes les clés pour en comprendre toutes les subtilités.

Un livre pour apprendre, plus que pour découvrir

Ceci m’amène donc à un dernier point : le public visé. Le format de l’infographie, initialement proposé par l’éditeur, est certainement pensé pour toucher un plus large public, peut-être rebuté par les livres habituellement. C’est en tout cas ce que j’ai cru comprendre lors de la présentation qu’en a fait l’auteur. Cependant, je doute vraiment que l’ouvrage puisse être envisagé comme une porte d’entrée vers la Révolution française pour quiconque n’y connaîtrait pas grand-chose. J’en sais quelque chose, le sujet est à mon avis extrêmement difficile à bien vulgariser pour un public totalement néophyte, tout l’enjeu étant de réussir à aplanir certaines difficultés sans pour autant trahir les subtilités et complexités de la période.

Je ne suis donc pas certain que l’on puisse réellement découvrir la période à travers cet ouvrage qui demande, pour être apprécié, une maîtrise d’un certain nombre de bases. Je suis cependant mauvais juge : je ne sais pas comment je l’aurais perçu il y a dix ans, alors que je commençais tout juste à me documenter sur le sujet. Je sais en revanche qu’en tant que lecteur gourmand de la période, j’ai particulièrement savouré ce livre, pas tant pour ce qu’il m’a fait découvrir de nouveau (même si c’est arrivé), que par ce qu’il m’a montré sous un angle différent, avec un certain esprit de synthèse.

Trop souvent, on confond je pense « découverte » et « apprentissage » (ce qui incite ensuite à servir partout la fameuse phrase « apprendre en jouant » qui fait rugir Romain Vincent, dont je conseille l’admirable travail sur le sujet). Je ne pense pas que des travaux de vulgarisation comme mes vidéos, par exemple, « apprennent » beaucoup de choses, car apprendre n’implique pas juste d’avaler des connaissances, mais de les digérer pour pouvoir les réutiliser à bon escient. De ce point de vue, l’Infographie de la Révolution française est un très bon outil d’apprentissage : nombre de ses schémas permettent de mettre clairement à plat un certain nombre de concepts ardus à verbaliser et à intégrer. Je pense notamment que ce livre peut être un excellent outil pour quiconque aura à expliquer à d’autres la Révolution, notamment pour les enseignants. Je sais en tout cas que j’en aurais usé et abusé s’il avait été disponible lorsque j’ai entamé ma série de vidéos !

En résumé, donc un nouveau livre aussi atypique qu’incontournable, et qui m’a réconcilié avec un format sur lequel j’avais des doutes profonds. Comme quoi finalement, peut-être que le bon cuisinier peut faire des miracles…

Jean-Clément Martin et Julien Peltier, Infographie de la Révolution française, Passés composés, 2021

Vu la taille du livre, il m’a été impossible de vous proposer des images de ses pages les plus intéressantes dans une qualité décente. Raison de plus pour me croire sur parole et aller l’acheter, ou le feuilleter en bibliothèque !

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