1816-1820 : une Restauration « libérale » ?

Avec la dissolution de 1816, la Restauration s’éloignait des royalistes les plus acharnés pour tenter de mettre en place un compromis plus libéral, d’abord autour de Richelieu, puis surtout avec le ministre favori de Louis XVIII, Élie Decazes, parfait symbole de cette époque nouvelle. Dans ces années, la France se livra peu à peu à un apprentissage du parlementarisme, et vit se développer courants et politiques. Mais les ultras, de leur côté, ne comptaient pas lâcher leur idéal de monarchie aristocratique.

Un nouvel apprentissage de la politique

Rappelons pour commencer l’état du paysage politique à l’époque. Évidemment, il n’y a pas encore de partis structurés : tout au plus peut-on parler de courants, mais ceux-ci restent très flous, et les individus peuvent beaucoup évoluer ou diverger au sein d’un même courant. Schématisons donc. Tout à droite se trouvent les ultras, autour notamment du comte d’Artois : on l’a vu dans l’épisode précédent, désorganisés, peu unis, extrémistes, ils ont perdu la main, mais continuent à aspirer à ce qui fait leur principal point commun : la revanche contre la Révolution. Une droite plus modérée, mais néanmoins radicale, aspire à une monarchie forte sans forcément tendre toujours vers l’extrémisme : on pourrait y placer par exemple Chateaubriand.

À gauche, l’ensemble est tout aussi divers : on y retrouve à la fois des bonapartistes, des républicains, et des libéraux qui aspirent à ce que la monarchie soit la plus constitutionnelle possible, ce qu’elle n’est pas encore. Pour ces derniers, la Charte est un point de départ, mais n’est pas suffisante, et doit conduire à plus de parlementarisme. On retrouve parmi ces libéraux des personnages comme Benjamin Constant, ou encore un Lafayette. Sur notre échiquier politique, ces gens seraient loin d’être des dangereux gauchistes, mais à l’époque, amalgamés à des républicains et des bonapartistes, avec qui ils complotent parfois, ils sont perçus par le régime comme extrémistes.

Portrait de Royer Collard, homme grisonnant en habit austère
Royer-Collard (ici peint par Boilly en 1819) est une des grandes figures du courant de centre-gauche des doctrinaires. Incarnant une tendance trop à gauche sous la Restauration, il jugera à son tour, en 1830, que la monarchie de Juillet va trop loin…

Enfin, on pourrait placer vers le centre gauche ceux que l’on appelle les doctrinaires, nom initialement donné par leurs ennemis, mais qu’ils reprennent à leur compte. Ce sont des gens pour qui la Révolution partait de bons principes, mais a dérivé, et aux yeux de qui la Restauration doit offrir un compromis entre ordre et libéralisme. Leur souhait d’un parlementarisme exprimé peut effrayer la droite, mais leur attachement à un suffrage censitaire très restreint n’en fait pas une gauche radicale. Leur leader est à l’époque Royer-Collard, mais on retrouve également de futures figures de la monarchie de Juillet, tant à gauche qu’à droite, notamment François Guizot, Victor Cousin, Duvergier de Hauranne… Les doctrinaires ne sont pas forcément très nombreux, mais leur influence sera énorme à l’avenir : on peut y voir les fondateurs de la droite orléaniste et, par extension, libérale. Pour l’heure, cependant, ils font très peur à la droite de la Restauration.

On l’a vu, le système pensé par la Charte ouvrait la voie au parlementarisme, mais faiblement, les Chambres étant plus consultatives qu’à l’initiative des lois, qui restait au roi. Cependant, la pratique peut vite leur donner de l’importance, et c’est paradoxalement les ultras, opposés au parlementarisme, qui ont ouvert la voie par leur action au temps de la « chambre introuvable » : les députés deviennent, dans le paysage politique d’alors, de plus en plus importants. Louis XVIII, pour sa part, aspire toujours à une politique de compromis qu’il résume ainsi à son favori Decazes : « Marchons entre la droite et la gauche en leur tendant la main et en nous disant que quiconque n’est pas contre nous est avec nous ». Dans cette démarche, la corruption joue un rôle important : le gouvernement, Decazes en tête, y recourt en donnant postes et honneurs aux députés et électeurs (ceux-ci restant très peu nombreux du fait du suffrage censitaire) pour orienter la politique du pays dans la direction voulue par le roi. Cette politique a évidemment ses limites : les hommes forcés à vouer fidélité à la ligne de Decazes pour obtenir un poste, par exemple, peuvent lui rester malgré tout très hostiles et attendre que le vent tourne…

 

Rendre une place à la France

Pour l’heure, le pays a une autre préoccupation : l’occupation. Celle-ci joue un rôle évident sur sa politique. D’une part, la présence de troupes étrangères accomplit ce qui n’avait pas pu être obtenu en 1814 : le retour à la stabilité. Impossible d’avoir une répétition des Cent-Jours ou de la Révolution avec tant de troupes étrangères sur le sol français. Mais cela va avec un point négatif pour le régime : outre la réputation de régime soumis à l’étranger que cet état de fait peut lui donner, le gouvernement est également étroitement observé par les grandes puissances, qui peuvent donc dicter en partie ses choix politiques. D’autre part, les crises frumentaires qui touchent ces années entraînent malgré tout des désordres qui peuvent facilement être accentués encore par les conditions d’occupation. Cette situation ne peut donc pas se prolonger. L’occupation est en effet censée se poursuivre jusqu’en 1820, mais il est crucial pour le duc de Richelieu, à la tête du ministère, d’obtenir sa fin dès 1818. C’est dans ce cadre qu’il part négocier cette fin d’occupation à Aix-la-Chapelle.

Richelieu est, dans ce domaine, un incontournable. L’homme a déjà été présenté dans l’épisode précédent ; c’est à la fois un homme d’État guidé par le désir d’ordre et peu attiré par les honneurs et le pouvoir. Il jouit aussi d’une grande réputation diplomatique. Le duc de Wellington résume ainsi les choses : « la parole de Richelieu vaut un traité ». Sa politique prudente lui permet rapidement de négocier un traité et le paiement par la France d’une indemnité mettant fin à l’occupation. Le 30 novembre 1818, les armées devront avoir quitté le territoire. Surtout, la France rejoint à nouveau le concert des nations. À l’automne 1815 s’était formée la Sainte-Alliance, regroupant la Russie, l’Autriche et la Prusse, auxquelles s’était ajouté peu après le Royaume-Uni. Avec le traité d’Aix-la-Chapelle, la France rejoint ce qui devient la Quintuple alliance qui, pour les années à venir, sera appelée à régir la politique internationale en Europe, jusqu’à ce que le Royaume-Uni la quitte en 1824.

Caricature intitulée "Political Dandies" où ujn énorme et petit Louis XVIII embrasse un grand et maigre Alexandre Ier en le remerciant de sa générosité.
Cette caricature britannique moque « Alexandre le Grand » (de Russie) et « Louis le Gros » faisant la paix, le premier s’illustrant par une coupable indulgence tandis que le second se réjouit de voir partir troupes et dettes.

Le traité d’Aix-la-Chapelle est donc la grande victoire de Richelieu, qui libère le territoire avec deux ans d’avance, tout en rendant à la France sa stature de grande puissance. Le ministre atteint là ce qui était son principal objectif, et il avait manifestement déjà prévu de se retirer une fois cette œuvre accomplie. Mais des événements intérieurs qui se sont produits pendant qu’il assurait les négociations à l’étranger vont précipiter sa chute dans une direction qu’il n’avait pas anticipée.

 

De Richelieu à Decazes

Depuis 1815, en effet, le gouvernement Richelieu était marqué par une deuxième grande figure, Élie Decazes, qui occupait le ministère de la Police. L’homme détonne : il n’a pas 40 ans et incarne une jeune génération en politique. Déjà sous l’Empire, il a fréquenté les hautes sphères, récoltant de nombreuses informations dans les cercles de la famille Bonaparte. Avec la Restauration, il est parvenu rapidement à se rapprocher de Louis XVIII, au point de se rendre indispensable : un peu comme Fouché avant lui, il se tient informé de tout, et peut ainsi rassurer ou effrayer le roi à sa guise. Ministre de la Police, Decazes a mis en place un important système d’agents surveillant étroitement électeurs et notables, afin de savoir précisément qui corrompre, qui est utilisable, ou au contraire dangereux, et permettant de se prémunir des complots et variations de l’opinion. Louis XVIII en fait son favori, et l’appelle « son fils », à qui il proclame son amour dans une intense correspondance.

Gravure représentant Decazes, jeune, à sa table de travail
La jeunesse de Decazes joue beaucoup dans son image, au point qu’il n’aurait pas été éligible à l’époque où il devient ministre !

Au gouvernement, Richelieu et Decazes se partagent relativement les tâches : au premier, la politique étrangère, au second, la politique intérieure. Ils s’entendent bien, mais ont vite un désaccord : Richelieu se lamente en effet de plus en plus que son gouvernement doive à ce point s’en prendre aux ultras, qui menacent certes le régime, mais lui paraissent moins dangereux que la gauche libérale qui s’acoquine trop souvent à ses yeux avec de potentiels révolutionnaires et bonapartistes. Decazes, à l’inverse, aspire à une politique de compromis strictement centriste, et voudrait utiliser pour cela les doctrinaires, tout en prenant garde à ne pas se faire utiliser par eux.

Pendant l’absence de Richelieu, plusieurs affaires à la dangerosité douteuse ont permis à Decazes de jouer sur la crainte des ultras. Surtout, le renouvellement annuel du cinquième des députés de la Chambre lors des élections de 1818 a de quoi effrayer Richelieu : les ultras sont laminés, ce qui donne de l’air au gouvernement, mais la gauche monte. Decazes lui-même reconnaît que les élections annuelles, qu’il avait soutenues par le passé, lui paraissent désormais dangereuses pour la stabilité du pays, mais pour Richelieu, les choses sont pires encore : dès les élections de 1819 ou 1820, la majorité de la Chambre pourrait passer à gauche, ce qui serait son cauchemar. Or, au moment des élections de 1818, Richelieu est encore en pleines négociations, et voit bien que le résultat inquiète à l’étranger.

Un duel se noue donc entre les deux lignes, Richelieu soutenant une alliance avec la droite modérée contre la gauche, et Decazes restant partisan d’une ligne centriste combinée à une politique de balancier, consistant à satisfaire tour à tour d’un côté et de l’autre à la recherche d’équilibre. Les deux positions sont irréconciliables, et divisent le ministère. Le ministre de l’Intérieur, Lainé, dénonce ainsi « les intrigues et le despotisme » de Decazes. Fin 1818, le gouvernement démissionne donc. Richelieu aspire alors à en constituer rapidement un nouveau qui adoptera sa ligne, et annonce qu’il enverra Decazes en mission à l’étranger : une placardisation en règle, ce qui indigne et effraie profondément le roi, qui ne voudrait pas être privé de son favori. Mais Richelieu ne parvient pas à former son gouvernement, tandis que Decazes y parvient. Certes, son jeune âge ne lui permet pas de présider : il recourt pour cela à un homme de paille, le très transparent général Dessoles, dont ce sera le seul poste politique. Plus significatif, Decazes fusionne les ministères de l’Intérieur et de la Police pour se les attribuer. Le 29 décembre 1818, lorsque le nouveau gouvernement entre en fonction, Decazes n’en est donc que plus puissant.

 

Une politique libérale, ou un « juste milieu » ?

Il faut cependant nuancer dès maintenant l’impact de la transition Richelieu-Decazes : ce n’est pas pour rien que la période 1816-1820 dans son entier est généralement qualifiée de « Restauration libérale », car les grandes lois fondatrices de cette tendance datent autant de la période Richelieu que de la suivante, ce qui rappelle que la rupture ne fut pas si nette. Première de ces lois importantes, la loi Lainé de 1817 vint ainsi fixer les grandes lignes du système électoral : un suffrage censitaire fixé à l’énorme somme de 300 francs et à un âge minimal de 30 ans pour être électeur (1 000 francs et 40 ans pour être élu), se tenant à l’échelle du département, avec un renouvellement du cinquième des députés chaque année pour éviter les bouleversements brutaux. C’était là une victoire nette pour les libéraux : les ultras auraient préféré un suffrage plus large, mais à plusieurs degrés, ce qui aurait permis aux châtelains d’imposer leurs hommes. À l’inverse, le système inauguré par la loi Lainé donne la principale place à la bourgeoisie, grande mais aussi un peu plus modeste, et donc aux classes les plus acquises aux idées libérales. Les élections de 1818 et 1819 témoigneront ainsi d’à quel point la loi Lainé à déplacé le curseur en faveur de la gauche, à la grande crainte d’une partie de ses promoteurs initiaux.

Autre loi cruciale de l’époque, la loi Gouvion-Saint Cyr de 1818 établit pour un demi-siècle le statut de l’armée. Elle rétablit la conscription et établit en particulier que pour compléter le contingent au-delà des volontaires, le reste sera tiré au sort. La bourgeoisie se rassure cependant : il sera possible de payer un remplaçant, épargnant ainsi aux riches le service militaire. Elle se réjouit également du fait que désormais, les nobles n’auront plus le privilège des grades. Ici encore, c’est un héritage révolutionnaire qui est consolidé. Enfin, les ultras craignent la création d’une réserve d’active susceptible de devenir un nid de bonapartistes. Autre loi particulièrement libérale, passée sous le gouvernement Decazes cette fois, la loi de Serre de 1819 libéralise radicalement la presse, ce qui marque de fait un retour à un état qui n’avait pas été connu depuis les débuts de la Révolution. La censure et l’autorisation préalables sont abolies, et ne sont sanctionnables que les appels aux délits, les outrages aux bonnes mœurs, la diffamation et l’offense au roi. À gauche comme à droite, les publications se multiplient, en particulier du côté ultra, qui se saisit paradoxalement de cet outil contraire à ses principes pour dénoncer la politique libérale du gouvernement…

Portrait de Gouvion Saint-Cyr en campagne
Gouvion-Saint-Cyr est à l’origine de la loi qui transforme profondément le service militaire pour les décennies suivantes.

Plus largement, le libéralisme se retrouve également économiquement, du moins à l’échelle intérieure. En dépit des désirs de la droite, le retour au corporatisme n’aura pas lieu. L’idée forte est de moderniser le pays pour rattraper le retard pris sur l’Angleterre, et l’on fait pour cela appel à de nombreux experts. L’un des penseurs les plus en vue alors est le libéral Jean-Baptiste Say. Face à la crise frumentaire de 1816-1817, l’État fait également le choix de la déréglementation. Son implication est voulue comme minimale, au grand plaisir des négociants et industriels, mais aussi au grand dépit des partisans du corporatisme et d’une part des artisans effrayés par la concurrence des nouvelles techniques et des nouveaux circuits de distribution. Le libéralisme économique a cependant une limite nette : l’international. La politique économique extérieure est en effet très inspirée par le colbertisme, et le protectionnisme domine, toujours dans l’optique de la concurrence avec l’Angleterre.

Telles sont donc les grandes lignes de la politique menée sous Richelieu et Decazes. Ce dernier aspire, comme on l’a vu, à un compromis entre gauche et droite, mais est de plus en plus contraint de s’appuyer sur les doctrinaires et le centre-gauche alors qu’il perd peu à peu le soutien de la droite. Sa position est assurée par la faveur royale, certes, mais une telle faveur peut se perdre. Une fois maître du pouvoir, début 1819, Decazes procède donc à une grande épuration des administrations, et est imité par les autres ministres. Mais sa politique cherchant à s’allier à la fois à la gauche et à la droite contribue à l’éclatement du gouvernement, pourtant de taille très réduite (six ministres seulement !). Très vite, une moitié du ministère suit la ligne de Decazes, une autre tend vers le doctrinaire Serre, ministre de la Justice. L’épuration attire des critiques tant à droite qu’à gauche : si Decazes en profite pour nommer des fidèles, il lui est reproché de ne pas faire assez de réformes. Guizot, par exemple explique que son tort principal est de croire « que tout peut se guérir avec de la tisane » ! La politique du « en même temps » menée par Decazes ne satisfait finalement personne.

 

Quand la gauche inquiète

La loi Serre sur la liberté de la presse est ainsi un bon exemple de la politique Decazes : le ministre s’était par le passé opposé à cette libéralisation, et y consent ici afin d’apaiser sa gauche, ce qui ne fonctionne pas totalement. En effet, la gauche aspirerait à une loi allant plus loin encore, et avait proposé un projet plus radical, évidemment rejeté. De même, gauche et droite voudraient réformer la loi Lainé, mais dans des directions opposées, et Decazes ne peut satisfaire tout le monde. Lorsqu’il procède à la nomination de 60 pairs à sa botte pour orienter la Chambre haute dans sa direction, plus à gauche qu’elle ne l’était, il suscite de même la colère de la droite, mais ne séduit pas la gauche, pour qui une telle méthode reste autoritaire et stérile. En somme, à vouloir contenter des deux côtés, Decazes finit par se mettre tout le monde à dos, les uns lui reprochant d’aller trop loin, les autres pas assez.

Le problème récurrent de l’amnistie des régicides exilés par la loi de 1816 est une bonne illustration de cette situation : la loi de 1816 était l’œuvre de Decazes, qui en embrassait le principe, mais, désormais, les libéraux aspirent à l’amnistie. Celle-ci serait insupportable à la droite, pour qui ce serait cautionner l’exécution de Louis XVI. Le gouvernement tergiverse : à la Chambre, il peut tantôt déclarer que « Oui, même la Convention » était pacifique, puis ensuite assurer que « jamais » les régicides ne seraient amnistiés… pour que, peu après, certains le soient ! La confusion est totale, et 1819 voit exploser en France la violence politique au sein des élites : sur tout le territoire, les préfets sont inquiets. La presse diffuse les scandales : ainsi, le baron Louis, ministre des Finances, se révèle ne pas payer tous ses impôts, et réduit illégalement les taxes de ceux qui le corrompent ! Plus largement, des rumeurs folles se mettent à circuler, sur la mort du roi, la chute du gouvernement, la récupération des biens nationaux par les nobles, ou même le retour de Napoléon : ces rumeurs sont encouragées par les libéraux qui espèrent que leur propagation conduira la population à aller dans leur sens. À Paris, mais aussi à l’étranger, on se prend à craindre une révolution : Decazes est détesté, bien plus que ses prédécesseurs.

Comme l’analyse Jean-Baptiste Gallen, la stratégie de Decazes a tué le débat politique en privant les mots de leur sens. En tentant de créer un consensus mou autour de mots vides et de demi-mesures, il a entraîné un inévitable recours à la violence, les mots ne suffisant plus. Seule issue, alors : l’apparition d’une majorité tranchée à la Chambre, qui forcerait le gouvernement à adopter une ligne nette. En 1819, Decazes prépare les élections avec sa stratégie habituelle : plaire à tout le monde en présentant des hommes de gauche dans les départements de gauche, et de droite dans ceux de droite. En face, de chaque côté, les opposants décident de pratiquer la politique du pire : voter contre le gouvernement, quitte à se rallier au camp d’en face. Les résultats sont nets : le parti gouvernemental est laminé. Le système électoral défavorisant profondément les ultras, les libéraux l’emportent haut la main. Déjà, Benjamin Constant avait élu au début de l’année lors d’une élection complémentaire, ce qui était un symbole fort. Cette fois-ci, la politique du pire a conduit, dans l’Isère, à l’élection de l’abbé Grégoire, ancien conventionnel ! Certes, il n’avait pas lui-même voté la mort du roi, mais il la soutenait, et était l’incarnation du clergé constitutionnel : le symbole est insupportable aux ultras, et son élection est finalement cassée.

Estampe représentant l'abbé Grégoire, accompagnée d'un court texte faisant son éloge
L’élection éphémère de l’abbé Grégoire, grande figure révolutionnaire, fait scandale à droite.

Le résultat n’en est pas moins terrible pour Decazes : non seulement la gauche le dépasse désormais, mais une semblable élection en 1820 lui assurerait la Chambre. Un recentrage vers la droite s’impose donc. Ce virage s’incarne notamment par la volonté de Decazes de réformer la loi électorale dans un sens favorable aux ultras, ce qui est inacceptable pour une moitié de son gouvernement, plus libérale. Le ministère s’écroule donc, et Decazes en forme donc un nouveau, en 1819, dont il est désormais le chef. Sa nouvelle ligne, désormais : séduire la droite, tout en faisant quelques concessions à la gauche pour essayer de la conserver dans son sillage. La tactique est évidemment vouée à l’échec : les ultras n’oublient pas les raisons de leur détestation du ministre, et sa position est loin d’être assurée. Accusé de tous les maux, Decazes aborde donc l’année 1820 de façon fort précaire, et n’aura pas à attendre longtemps pour qu’un événement précipite sa chute : l’assassinat du duc de Berry.

 

L’assassinat du duc de Berry : un tournant ?

Pour comprendre la portée de l’événement, il faut revenir un instant sur la famille royale et les possibilités de successions. Louis XVIII, en effet, est veuf depuis 1810, n’a pas d’enfants, et a à l’époque 64 ans. Sa santé est pour le moins précaire, et à sa mort, son successeur sera donc son frère, Charles, comte d’Artois. Celui-ci n’a que deux ans de moins que lui, et on peut donc s’attendre à ce que son règne ne dure pas éternellement. Lui aussi est veuf, depuis 1805, mais a deux fils, Louis-Antoine, duc d’Angoulême, et Charles-Ferdinand, duc de Berry. Le premier, on en a déjà parlé, est l’avenir proche de la dynastie : il doit régner à la mort de son père. Mais marié à sa cousine, la fille de Louis XVI, il n’a pas d’enfants, et de moins en moins d’espoirs d’en avoir. C’est donc sur le duc de Berry, à la réputation plus volage, que repose l’avenir de la dynastie. En 1820, si on lui connaît plusieurs enfants illégitimes, il n’a de son épouse qu’une fille, inapte à régner ou transmettre la couronne. Sans fils du duc de Berry, la dynastie des Bourbons s’arrêterait donc là, cédant la place aux Orléans, connus pour leur libéralisme.

Dessin représentant le duc assassiné à la montée de son carrosse. La légende revient sur son cri de pardon envers son assassin
L’assassinat du duc de Berry est maintes fois représenté : ici, la légende revient sur le pardon formulé par le duc envers son assassin.

C’est dans ce contexte que le 13 février 1820, le duc de Berry est poignardé à l’opéra par l’ouvrier bonapartiste Louvel. L’acte n’est pas le fruit d’un illuminé : Louvel lui donnait une réelle tonalité politique et le percevait comme un tyrannicide. Si le pouvoir aspirerait à contrôler la propagation de la nouvelle, elle se diffuse bien vite. Le duc de Berry, libertin et mondain jusque-là mal vu par les ultras, devient leur héros : dans ses derniers instants, il se serait totalement racheté à leurs yeux en reconnaissant ses infidélités à son épouse, et en demandant la grâce de son assassin. Surtout, il s’avère bien vite que la duchesse du Berry était enceinte au moment de l’assassinat. Le fils qui naît quelques mois plus tard sous le nom d’Henri devient, pour les ultras-royalistes, « l’enfant du miracle » : devenu comte de Bordeaux puis de Chambord, il sera jusqu’à la fin du XIXe siècle le prétendant légitimiste au trône.

La réaction à l’assassinat est double : d’une part, chez les opposants aux Bourbons, la joie s’affirme ; une nouvelle fois, des espoirs d’un retour de Napoléon s’affirment. Les autorités et la droite voient là la confirmation qu’un mouvement d’opposition dépassant de loin les seules élites pourrait déboucher sur une déstabilisation du régime, et s’en effraient. À droite, à l’inverse, l’assassinat marque une nouvelle campagne contre le gouvernement. Plus encore que Louvel, simple bras tenant le poignard, c’est Decazes qui est ciblé : sa politique laxiste vis-à-vis des libéraux aurait rendu possible l’assassinat. Chateaubriand le résume ainsi : « la main qui a porté le coup n’est pas la plus coupable ». Lâché par la gauche, le ministre tente bien de gagner la droite à sa cause en passant des lois d’exception, rien n’y fait. Surtout, les pressions de la famille royale sur Louis XVIII lui font perdre son soutien : le souverain consent à ce que son favori soit écarté. Le 20 février, Decazes est remplacé par Richelieu, rappelé avec la promesse du comte d’Artois que celui-ci soutiendra sa politique.

Une nouvelle période de la Restauration s’ouvre donc, avec un recentrage sur la droite qui va bien vite déboucher sur un régime tourné vers les ultras. Il ne faudrait pourtant pas simplifier les choses en voyant dans le coup de poignard de Louvel une bascule fatale : la position de Decazes était déjà fragilisée, et sa politique au libéralisme relatif s’était déjà réorientée vers la droite en 1819. Plus qu’un déclencheur, l’assassinat du duc de Berry fut donc le prétexte idéal pour mettre fin à une parenthèse d’expérimentation d’une voie centriste, à défaut d’être vraiment libérale. Désormais, la gauche étant nettement déçue par le régime, la politique consistant à satisfaire tout le monde n’étant pas viable, le gouvernement va pouvoir se réorienter sur une ligne claire.

 

Pour aller plus loin

Comme pour les autres épisodes de cette série, quatre synthèses sont incontournables : les deux ouvrages d’André Jardin et André-Jean Tudesq, La France des notables volumes 1 et 2 parus chez Seuil (1973), le tome Monarchies postrévolutionnaires de Bertrand Goujon (Seuil, 2012), La Révolution inachevée de Sylvie Aprile (Belin, 2009) et La France du XIXe siècle de Francis Démier (Seuil, 2000).

Francis Démier est également l’auteur de La France de la Restauration (Gallimard, 2012), qui consacre un long chapitre spécifiquement à l’année de la « Chambre introuvable » et est, de façon générale, le pavé de référence sur la Restauration. Par ailleurs, dans le livre de Benoît Yvert La Restauration, les idées et les hommes (CNRS, 2013) sur la politique de compromis de Decazes.

Dernier conseil de lecture, est paru en 2022 aux éditions du Cerf le livre de Jean-Baptiste Gallen L’invention du « en même temps », la chute d’un ambitieux, consacré aux années 1818, 1819 et 1820 de la vie politique de Decazes : si la couverture peut laisser craindre une comparaison poussée avec la politique menée par Emmanuel Macron, et un anachronisme trop constant, ce parallèle n’est en réalité que rapidement amené en introduction et en conclusion, et le reste du propos reste pleinement historique. Il a surtout l’intérêt de replacer Decazes à sa juste position, toute en ambiguïtés, cherchant à séduire les libéraux bien plus qu’à se rallier à eux.

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