Le boulangisme sous la loupe de Bertrand Joly

Spécialiste de l’extrême-droite des premières décennies de la Troisième République, Bertrand Joly s’illustre généralement par un travail rondement mené, exhaustif, rigoureux, et un tantinet iconoclaste. Son Histoire politique de l’affaire Dreyfus était ainsi une synthèse aussi dense que passionnante sur un sujet où bien des subtilités se cachent derrière des simplifications trompeuses. Les grandes lignes de son propos étaient fort bien résumées dans cette intéressante conférence.

C’est désormais au boulangisme que Joly s’attaque : un sujet rarement traité par l’historiographie, et qui fait ici l’objet d’une brillante synthèse que l’on pourrait sans trop s’avancer qualifier de définitive : tant dans l’exposition du contexte, que dans le déroulé des événements, la présentation des protagonistes et finalement l’établissement des conséquences, l’ouvrage, massif, aborde méthodiquement tous les aspects de la question, avec maintes sources, toujours présentées avec distance.

Couverture d'Aux origines du populisme, de Bertrand Joly

La clique des gentlemen fort peu extraordinaires

Ce qui ressort en premier lieu du récit de Joly, c’est, certainement, la grande diversité des acteurs qui, pour beaucoup, s’illustrent il faut le dire par leur petitesse. Boulanger, « arriviste arrivé », est ici présenté sans fard : l’auteur souligne ses maintes compromissions, sa capacité à raconter à chacun ce qu’il veut entendre et à se dédire à tout bout de champ, et ne se laisse pas entraîner dans les légendes dorées écrites par ses différents soutiens et une historiographie parfois naïve. S’attaquant à l’analyse des idées du bonhomme, Joly semble démontrer que Boulanger est avant tout boulangiste au sens strict du terme, et ne fait campagne que pour lui, sans que l’on puisse lui attribuer une quelconque vision politique : ce sont surtout ses suiveurs qui, chacun prenant ses désirs pour des réalités, lui attribuent la pensée qu’ils espèrent le voir embrasser…

Mais cette petitesse de retrouve dans nombre des acteurs qui gravitent autour du général, qui finit par ressortir au grand jour une fois le soufflé retombé, quand vient le temps des diverses révélations et autres lavages publics de linge sale. Faible hauteur de vue, magouilles assumées, retournements de veste, bien peu de personnages embarqués dans cette sombre affaire semblent avoir su rester droits dans leurs bottes et fidèles à leurs principes, et Joly analyse successivement les différents courants embarqués dans cette branlante entreprise. Particulièrement intéressantes sont les tensions internes aux blanquistes, encore souvent trop aveuglés par leurs méthodes désormais inadaptées au contexte de cette fin de siècle, et dont une partie s’embarque avec trop d’enthousiasme dans cette affaire susceptible d’apporter une révolution (mais laquelle ?) tandis que d’autres, sans adhérer au mouvement, ne le condamnent que pour attaquer plus franchement encore la République, dans un « ni ni » déséquilibré qui tend parfois au Ponce-Pilatisme…

Caricature représentant les boulangistes et opportunistes s'affrontant dans la "bataille électorale"
La caricature mordante (ici favorable aux boulangistes) peinerait parfois à dépasser la réalité, tant certains des protagonistes semblent déjà en relever…

Autre pan du tableau, guère plus glorieux : l’incarnation du système tant détesté par les mécontents. Opportunistes puis radicaux rejetant le boulangisme sont ici présentés dans toutes leurs contradictions, dans leur incapacité à saisir les enjeux du moment, et dans leur recours fréquent à des méthodes au moins aussi discutables que celles de leurs ennemis. Car, et le point est essentiel, Joly insiste bien sur les causes profondément structurelles de la crise boulangiste, considérant que, le général eut-il péri au combat des années auparavant, une autre secousse aurait pris sa place.

 

Suivez l’argent !

Mais, contrairement à beaucoup d’historiens de la chose politique, Joly ne se limite pas aux aspects hautement idéologiques. Renvoyant notamment Sternhell dans les cordes avec quelques piques bien senties – et probablement pas imméritées ici – Joly balaye la question de l’origine française du fascisme (qui est, somme toute, surtout une question de terminologie et d’instrumentalisation) pour mieux s’intéresser aux ressorts concrets de l’aventure. Catégoriser ou définir le boulangisme ? La chose n’a selon lui que peu d’intérêt, tant, en réalité, chacun peut se découper un boulangisme sur mesure pour servir sa démonstration. C’est justement son caractère profondément polymorphe, fourre-tout, ambigu au possible, qui fait le boulangisme : lorsqu’il suscite l’adhésion, c’est avant tout parce que chacun y met ce qu’il veut.

Surtout, l’auteur souligne la grande part de cynisme terre-à-terre qui accompagne l’aventure. Car, avec le boulangisme, tout est question d’argent. Les législatives de l’automne 1889 en sont une belle illustration : ici, les fonds (surtout royalistes) sont dilapidés sans réflexion ni organisation solide, auprès de candidats qui, bien souvent, empochent la monnaie sans, ensuite, réellement livrer bataille. Bien des hurluberlus plus ou moins douteux se lancent dans l’affaire pour leur profit personnel, et Boulanger lui-même mène grand train, vit au-dessus des moyens, et s’il se défend de taper dans la caisse, tout donne à penser que jusqu’à sa mort, il parvient à se maintenir financièrement à flot grâce à la générosité de ses soutiens…

Que dire, enfin, de l’argent qui permet d’inonder les rues d’affiches et de journaux, de propagande diverses, mais aussi de celui auquel le camp d’en face recourt également ? Car la République sort les griffes, et l’on constate que certains journaux peuvent changer de bord lorsque les fonds sont au rendez-vous et, surtout, que l’état-major boulangiste est gangréné par les mouchards qui se vendent au plus offrant. Le problème ne peut qu’être endémique lorsque la vénalité guide au moins autant, et souvent plus, que les idéaux !

Caricature représentant Mermeix livrant un sac de têtes de poisson contre une bourse d'argent tendue avec un bâton par un journaliste du Figaro
Les révélations de l’ancien boulangiste Gabriel Terrail, dit Mermeix, contribuent à alimenter le feuilleton de la déchéance du mouvement sur fonds de règlements de comptes et d’affaires de gros sous…

 

Plus de fumée que de feu

Reste enfin ce qui me paraît être le plus gros pavé que lance Bertrand Joly dans la mare de l’histoire politique de l’époque : celui de la réelle force du boulangisme. Déjà, au sujet de la crise politique entourant l’affaire Dreyfus, Joly avait appelé à revoir son impact à la baisse : jamais, à l’époque, la République n’avait été aussi menacée qu’on a pu le croire. Ici aussi, il montre bien à quel point la force de frappe du boulangisme était surestimée, l’est encore trop souvent, et comment les images sont trompeuses. Il en va ainsi des fameuses rumeurs de coup d’État le soir de l’élection de janvier 1889 : si Boulanger ne l’envisagea même pas, c’est avant tout parce que l’opération n’avait aucune chance d’aboutir, et que tous en avaient conscience sur le moment, quitte à enjoliver l’histoire après coup.

De même, l’irrésistible ascension du général est ici bien relativisée par Joly qui rappelle que la succession de victoires aux élections partielles est trompeuses : l’état-major boulangiste a en effet des techniques bien rodées pour présenter des candidatures sans le faire réellement, afin de tâter le terrain lors des élections peu favorables, et de pouvoir se retirer sans honte quand l’échec est garanti. Les succès électoraux de Boulanger furent donc souvent très contextuels, et avant tout dus, semble-t-il, à la participation de la droite. Surtout, affirme Joly en particulier à propos de la célèbre élection parisienne de janvier 1889, le vote Boulanger lors d’une partielle sans réelles conséquences ne peut être mis sur le même plan que le vote boulangiste aux élections générales qui ont suivi. Vote de protestation ponctuel, le vote boulangiste ne se transforma jamais en vote d’adhésion plus générale, et pour cause : il aurait pour cela fallu que le boulangisme eût un programme ! Si les électeurs purent ponctuellement exprimer un mécontentement lors d’élections partielles, ils n’étaient pas prêts à accélérer la marche au chaos par un vote boulangiste plus généralisé.

De ce point de vue, la victoire républicaine qui conclut finalement l’affaire paraît pour le moins évidente et attendue. De fait, comme le conclut Joly, les boulangistes finirent par conforter leurs ennemis opportunistes et radicaux dans leur immobilisme. Après la crise, les espoirs de révision constitutionnelle étaient définitivement enterrés, et la fiction de la concentration républicaine put se maintenir un peu plus longtemps, tandis que, marginalisés, les anciens boulangistes s’éparpillaient, notamment vers la nébuleuse antisémite dont la puissance d’action restait, souligne Joly, quasi-nulle. Un coup d’épée dans l’eau, donc, dont les conséquences furent pourtant très nettes tant le traumatisme marqua durablement la pensée républicaine en France.

En définitive, cet ouvrage sur un véritable ovni politique est un solide incontournable, dont la lecture n’est que plus intéressante à notre époque où beaucoup perdent leur boussole politique et sont prêts, bien souvent, à des alliances contre-nature…

Bertrand Joly, Aux origines du populisme, Histoire du boulangisme (1886-1891), CNRS éditions, 2022

Un commentaire sur “Le boulangisme sous la loupe de Bertrand Joly

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  1. Il y a une petite coquille vers le début :
    «Mais cette petitesse DE retrouve dans nombre des acteurs qui gravitent autour du général […]»

    Je m’en voudrais de ne commenter à chaque fois ces billets très intéressants qu’avec ce genre de remarque, alors je vais sortir de ma réserve habituelle et développer un petit message autour.

    J’ai écoutée avec attention la conférence de Bertrand Joly sur l’affaire Dreyfus. Il déroule ses enseignements avec une habileté charmante et dangereuse. Ses explications sont très bien structurées, argumentées dans un ordre cohérent et lumineux et il est très agréable à écouter. C’est pourquoi il m’a fallu garder mon attention pour ne pas souscrire à ses interprétations là où elles me semblent – tout bien réfléchi – moins solides qu’ailleurs.

    En expliquant les évènements par le prisme des intérêts de chacun dans le cadre de la 3ème république (des intérêts financiers et/ou électoraux, qu’il s’agisse du boulangisme et/ou de l’affaire Dreyfus), il décrit certainement le cadre de pensée des dirigeants de l’époque avec fidélité.

    Cependant, je pense qu’il en tire des conclusions litigieuses sur l’équilibre des forces en présence. Bertrand Joly semble dire (et c’est aussi ça qui ressort de ton résumé de lecture, si je ne m’abuse) que ni le boulangisme ni l’affaire Dreyfus n’étaient en capacité de re-distribuer le pouvoir politique, via un coup d’état, une guerre civile, une révolution ou que sais-je…
    Et cette incapacité à provoquer une crise explosive serait due au manque d’adhésion idéologique, à chaque fois. Comme Georges Boulanger n’avait pas de programme mais seulement des intérêts et des mensonges, il n’aurait pas pu y avoir d’adhésion radicale à le suivre ; comme les députés au moment de l’affaire Dreyfus sont plus obnubilés par les élections et le souci de conserver le pacte républicain, il n’aurait pas pu y avoir de combat jusqu’au-boutiste contre l’injustice faite à Dreyfus.

    Je pense que Bertrand Joly accorde là plus d’importance qu’elles en ont réellement aux passions exaltés des hommes politiques (auxquels on peut ajouter ou inclure les militaires). Les adhésions passionnées ou l’absence d’adhésion passionnée n’ont pas le poids pour décider en amont des bascules entre régimes politiques, à mon avis. C’est une fois que ces bascules ont eu lieu que l’on peut éventuellement les expliquer faussement à posteriori en suggérant qu’elles sont le produit de l’adhésion massive à une force idéologique ou charismatique qui était déjà puissante auparavant. En fait, c’est justement le moment de bascule qui change ce statut : on passe d’un mouvement « avec une force de frappe relativement faible » à un mouvement de première importance. Une fois le mouvement de bascule commencé, il s’agit moins de connaitre la puissance du phénomène à l’instant T que le moment où ce phénomène va s’arrêter.

    Pour comparer avec un phénomène auquel nous nous sommes habitués (et qui n’a sans doute aucun lien à part le fait de suivre certains principes de la statistique), ce n’est pas tant le taux de contamination au coronavirus à l’instant T qui importe, mais plutôt la vitesse à laquelle il se propage et la durée pendant laquelle on le laisse garder cette vitesse.

    J’imagine que je pars avec un handicap de taille (et justifié) s’il s’agit de te convaincre : ta confiance désespérée en la stabilité des institutions de la 5ème république (et qui s’étend peut-être à d’autres régimes politiques, du coup). Alors pour utiliser d’autres arguments que ma familiarité avec des principes statistiques et les effets de seuil (qui ne te semblent d’ailleurs pas forcément pertinents sur ces sujets-là, mais qui me le semblent à moi car on parle de changement dans l’organisation de sociétés à une grande échelle, loin de l’échelle individuelle), on peut réfléchir à une bascule qui a effectivement eu lieu et qui est abondamment documentée : la prise de pouvoir par Charles de Gaulle.

    Une façon de raconter cette prise de pouvoir serait de parler du personnage et de comment il a su incarner le symbole « France » grâce à son extraordinaire charisme. Il y a bien une conférence du CHRD qui va dans ce sens (celle dont le sujet est précisément Charles de Gaulle), mais j’ai peur de la trouver exceptionnellement mauvaise pour une conférence retransmise par le CHRD de Lyon. Selon la plupart des autres intervenants et intervenantes, si j’ai bien compris, les forces de frappe de la Résistance sont extrêmement modestes au moins jusqu’en 1943 (en particulier les forces de frappe militaires de la Résistance intérieure mais aussi celles de la France libre). L’appel du 18 juin 1940 n’a pas eu un franc succès dans l’immédiat. De même, la libération du pays n’a été que très secondairement le fait des armées résistantes françaises. Et même une fois la guerre terminée en 1945, Charles de Gaulle n’avait pas encore réussi à capter tout le mérite sur lui-même et il lui faudra encore attendre jusqu’en 1958 pour achever son couronnement. Si l’entreprise fut longue, elle a tellement réussi que l’on en garde encore aujourd’hui un puissant consensus (surtout au sein de la classe politique) pour valoriser le personnage, longtemps après sa mort. Mais, comme d’habitude, on ne devrait pas fournir une interprétation téléologique de sa montée en puissance : je pense que peu de monde en 1943 aurait pu considérer que la force de frappe de Charles de Gaulle fusse comparable à celle qu’avait eue Georges Boulanger 50 ans plus tôt ni qu’elle la surpasserait bientôt (et je pense que oui : on peut définitivement inclure les militaires parmi les hommes politiques).

    Merci pour ce billet et pour m’avoir lu jusqu’au bout.
    J’espère que je ne me suis pas trop ridiculisé quand je sortais de mes domaines de compétence.

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