Naufrage du Titanic : a-t-on sacrifié les pauvres ?

Comme à chaque diffusion du film de James Cameron à la télévision, le Titanic fait réagir ; et depuis ma vidéo fleuve de cet été, vous êtes plusieurs à penser à moi lorsque le sujet est évoqué. Je vous en remercie, évidemment ! Les discussions sont souvent intéressantes, et toujours un plaisir de mon côté, et hier, quelques échanges sur Twitter m’ont poussé à creuser cette question fameuse : a-t-on vraiment sacrifié les passagers de troisième classe lors du naufrage ?

Dans ma vidéo sur le film de 1943 réalisé sur demande des Nazis, j’avais déjà évoqué le fait que cette idée était en décalage avec la vérité, plus complexe ; je l’avais également indiqué dans un article rappelant comment une grille de lecture politique trop rigide peut déformer les faits pour les faire cadrer avec notre analyse. Dans cet article, je vais donc revenir plus précisément sur les faits eux-mêmes, afin de montrer pourquoi, même si les passagers de troisième classe payèrent un lourd tribut au naufrage, ils ne furent pas volontairement sacrifiés par l’équipage.

 

Pourquoi le Titanic ne devait pas couler

Comprendre pourquoi tant de personnes sont mortes avec le Titanic implique pour commencer de comprendre pourquoi, dans l’esprit de beaucoup de ses passagers, membres d’équipage, et même concepteurs, il ne pouvait pas couler. Le début du XXe siècle est une ère d’essor technologique sans précédent, en matière de construction navale. Un ordre d’idées simple : en 1912, le Titanic est le paquebot le plus volumineux du monde avec un peu plus de 46 000 tonneaux, mais dix ans plus tôt, le Celtic, également plus gros paquebot jamais construit à son époque, n’en jaugeait que 21 000 ! Dix ans plus tôt encore, la White Star n’avait pas encore franchi les 10 000. La construction navale se perfectionnait et repoussait ses limites.

Vue en contreplongée de l'immense coque du Celtic en construction
En 1901, le Celtic était le plus gros paquebot au monde. Dix ans plus tard, le Titanic et l’Olympic étaient plus de deux fois plus gros…

Surtout, la compartimentation des navires semblait les prémunir contre tout. Le Titanic était ainsi divisé en 16 compartiments étanches, qui pouvaient être fermés en cas de danger par commande électrique depuis la passerelle de navigation, une dizaine de ponts plus haut : encore un miracle technologique ! Tel qu’il était conçu, le Titanic n’avait rien à craindre si deux compartiments contigus étaient percés : de fait, si un autre navire venait à lui foncer dedans, il survivrait sans problème. Généralement, trois compartiments contigus ne seraient pas non plus une difficulté, et à l’avant, endroit qui subit habituellement les plus gros chocs, quatre compartiments endommagés ne le mettraient pas en danger. Cela signifiait qu’un choc frontal devrait l’endommager sur plus du quart de sa longueur environ pour le mettre en danger : statistiquement très improbable. Tout cela n’avait d’ailleurs rien de nouveau : dix ans plus tôt, déjà, on disait des navires récents que leurs compartiments les rendaient insubmersibles. Le jumeau du Titanic, l’Olympic, l’avait bien prouvé : abordé par le croiseur de combat Hawke, il s’en était tiré avec de belles brèches, de gros travaux, mais avait pu rejoindre Belfast sans problème ! Et le Hawke était un croiseur conçu pour éperonner ses ennemis ! Inutile de dire que la confiance du public dans de tels paquebots en sortait renforcée.

Photographie du naufrage du Republic
En 1909, le naufrage du Republic a fait sensation : malgré une terrible collision, le navire avait tenu plus d’une journée, permettant de sauver tous ses passagers et membres d’équipage, sauf les quelques tués par le choc. Impossible de penser qu’un navire comme le Titanic ne tiendrait pas trois heures après avoir en apparence à peine frotté un iceberg.

Et quand bien même le choc était grand, les compartiments ralentissaient l’inévitable. En 1909, le Republic l’avait prouvé : éperonné par le paquebot Florida, il avait mis une quarantaine d’heures à couler. Les secours, prévenus par radio, avaient ainsi pu sauver tout le monde, et ce malgré le brouillard terrible qui avait fortement ralenti la recherche du navire blessé. Jack Binns, l’opérateur radio du Republic, était alors devenu un héros international. Dans ces conditions, les canots de sauvetage n’avaient qu’une utilité : transborder tranquillement les passagers vers un navire de secours. Nul besoin de places pour tout le monde : le navire était, en réalité, son propre canot de sauvetage. De fait, le Titanic, conçu pour transporter jusqu’à 3 500 personnes (il n’en avait que 2 200 lors de son voyage unique) disposait de canots pour précisément 1 178 personnes, nettement plus que ce que lui demandait la loi, au demeurant.

 

Quelques données structurelles

Repérons-nous rapidement à bord : le Titanic est un navire vaste. Le pont le plus élevé, le pont des embarcations, accueille les 20 canots présents à bord. On y trouve la passerelle de navigation, mais aussi des espaces de promenade pour la première classe (au centre du navire) et la deuxième (à l’arrière) : la troisième classe dispose pour sa part des plages avant et arrière, quelques niveaux plus bas. Sous le pont principal se trouvent sept ponts abritant des cabines, nommés de haut en bas par les lettres A à G. Les passagers de première classe sont logés sur les pont A à E (plus quelques cabines sur le pont des embarcations, nouveauté du Titanic), les deuxième et troisième classes ayant leurs cabines des ponts D à G. Mais la répartition n’est pas que verticale : pour des questions de stabilité et d’espace, la première classe occupe avant tout le centre du navire. La deuxième classe, plus modeste des trois classes en capacité d’accueil, se situe à l’arrière de la première. Enfin, la troisième récupère les parties tout à l’avant et tout à l’arrière. Ajoutons que, traditionnellement, de longue date, pour notamment éviter les viols, femmes et hommes célibataires ont des logements très nettement séparés, les premières à l’arrière, les seconds tout à l’avant, tandis que les familles logent généralement quelque part entre les deux.

Ceci est bien entendu très schématique, d’autant que par souci d’efficacité, certaines cabines de première classe peuvent éventuellement abriter des passagers de deuxième et, de même, certaines cabines de deuxième peuvent servir à la troisième, selon les besoins. Reste un autre facteur : dans la mesure où elles sont situées là où se trouvent les fameuses cloisons étanches, les cabines de troisième classe sont souvent dans des endroits qui peuvent paraître bien labyrinthiques, lorsqu’on les compare aux coursives de première classe, au plan fort rectiligne. Et surtout, dans l’éventualité où l’on fermerait les portes étanches, ces espaces changent alors totalement de morphologie : un certain nombre d’accès habituellement utilisés sont désormais obstrués, et il faut trouver un autre chemin vers les ponts supérieurs. Bref, être passager de troisième classe implique d’avoir un meilleur sens de l’orientation qu’en première !

Vue des canots arrière du Titanic
Sont visibles ici les canots 9 à 13, situés à tribord arrière, sur la promenade de deuxième classe.

Vient enfin la question des canots. Ceux-ci sont au nombre de 20, répartis en trois types. 14 canots standards d’une capacité de 65 personnes, deux canots dits « de secours » pour 40 personnes, et quatre « radeaux pliants » pouvant contenir 47 personnes. Ces capacités sont cependant toutes théoriques et, dans les faits, les canots peuvent paraître fort pleins même lorsqu’ils sont largement en dessous de ces seuils. Les canots de secours sont numérotés 1 et 2 (les numéros pairs étant à bâbord et les impairs à tribord), et se situent tout à l’avant du pont des embarcations, à côté de la passerelle. Lors des traversées, ils sont d’ores-et-déjà déployés et prêts à descendre, en cas d’homme à la mer, par exemple. Les canots standards sont numérotés de 3 à 16, avec la même répartition entre pairs et impairs. De chaque côté, on trouve trois canots à l’avant, au niveau de la promenade des officiers et du début de la section de première classe, et quatre à l’arrière, sur la section de deuxième classe. Enfin, les radeaux sont plus compliqués : ceux nommés C et D reposent démontés à côté des canots 1 et 2. Quant aux radeaux A et B, ils sont installés, démontés eux-aussi, sur le toit du quartier des officiers, non loin : la manière dont on les fait descendre de là est par ailleurs fort floue pour l’équipage. Dans tous les cas, les radeaux sont conçus pour descendre par les mêmes bossoirs que les canots de secours, une fois que ceux-ci seront partis. De fait, ils partiront en tout dernier.

Canots avant tribord du Titanic
Les canots avant tribord du Titanic (de droite à gauche, les 1, 3, 5 et 7). On remarque également la promenade vitrée du pont A, en dessous, nouveauté du Titanic qui a profondément compliqué le chargement des canots bâbord.

Ces informations qui peuvent sembler rébarbatives pour les non-initiés seront importantes pour comprendre les différences de traitement et de remplissage, par la suite. Mais ici, une chose doit surtout être notée : si l’on résume, pour des passagers de première classe, il est aisé d’accéder aux huit canots avant (dont deux « de secours ») et éventuellement aux radeaux ; les passagers de deuxième classe pour leur part, accèdent par leur escalier principal (qui parcourt toute la hauteur du navire) aux huit canots arrière. Pour la troisième, les choses sont plus complexes : des hommes montant directement sur le pont avant peuvent, ensuite, gagner les canots avant par divers escaliers extérieurs, qui leurs sont interdits en temps normal (le seul obstacle étant un portillon, éventuellement verrouillé). À l’arrière, notamment pour les familles plus susceptibles d’émerger par le pont de poupe, c’est plus complexe, aucun escalier extérieur ne menant aux ponts supérieurs : si certains passagers escaladent alors les grues de chargement, d’autres seront plus heureusement guidés par des membres d’équipage à travers des escaliers de service dont ils auront difficilement eu connaissance. Pour résumer, si les passagers des deux classes supérieures savent depuis le début du voyage comment on accède aux canots, ceux de troisième vont pour beaucoup devoir le découvrir « sur le tas ».

 

Face au choc, indécision et difficultés

La gestion de la crise par l’équipage s’annonce donc décisive, et ceci implique que la situation soit vite évaluée. Après la collision, le capitaine et les officiers mènent plusieurs expéditions dans les fonds du navire, ainsi que son architecte, Thomas Andrews. On estime qu’il a fallu une quarantaine de minutes après la collision pour que celui-ci rende son verdict : le navire a moins de deux heures à vivre (de fait, la collision a lieu à 23 h 40 et le Titanic sombre à 2 h 20). Le capitaine Smith avait cependant anticipé la situation et commencé à faire préparer les canots dès minuit. Vers minuit 20, il donne donc ordre d’envoyer des signaux de détresse et de faire monter femmes et enfants dans les canots. Le premier (le n°7, à tribord) part vers minuit 40, une heure après la collision.

Le film de James Cameron rend assez peu compte de la lenteur des événements, car, malgré ses 3 h 15, il consacre finalement une durée relativement courte au naufrage, et avec un rythme assez effréné pour ses héros. Pour le passager lambda, qui n’a pas de bien aimé à aller libérer à coups de hache des entrailles du navire, les événements sont bien différents. Jusque vers deux heures du matin, si le navire s’enfonce, il ne penche pas suffisamment pour que la situation soit terriblement perceptible : assez pour que l’on sente un problème, mais trop peu pour que l’on ait la certitude que le navire va sombrer. Ce n’est souvent qu’une fois dans les canots que passagers et membres d’équipage découvrent à quel point le géant est en mauvaise posture. Or, ceci affecte vivement les comportements : difficile pour un steward qui ne sait pas précisément que la situation est grave de bien faire ressentir aux passagers l’urgence qu’il y a à gagner le pont ! De même, les officiers survivants reconnaîtront volontiers que s’ils avaient mieux saisi le drame qui se nouait, ils auraient nettement plus rempli les canots. Mais le navire est grand, l’information circule mal, et il y a des risques à ce qu’elle circule trop : l’évacuation des passagers implique notamment que bien des membres d’équipage acceptent d’attendre leur tour. Connaître l’urgence réelle de la situation pourrait dégénérer en ruées, émeutes et autres applications de la loi du plus fort, qui ont pu par exemple conduire au terrible bilan du naufrage de La Bourgogne. De fait, pour le capitaine Smith, il faut choisir entre deux maux : affronter ou bien une relative indifférence, ou bien la panique.

Couverture d'une partition sur le naufrage de La Bourgogne représentant des scènes de chaos
La panique qui avait accompagné le naufrage de La Bourgogne était de sinistre mémoire : l’équipage avait souvent sauvé sa vie au détriment des passagers, une situation que les officiers du Titanic étaient décidés à éviter.

La troisième classe se trouve également pénalisée structurellement dans cette étape du naufrage. Lorsque les stewards ont ordre de prévenir les passagers qu’ils doivent prendre leurs gilets de sauvetage et gagner le pont, ils doivent en premier lieu le faire pour les passagers auxquels ils sont habituellement affectés. Or, un steward de première classe ne travaille en temps normal qu’avec une dizaine de cabines, tandis qu’en troisième classe, les stewards sont bien moins nombreux – quoi que le service soit bien meilleur sur le Titanic que sur la plupart des autres navires. De fait, il est bien plus facile de gérer l’évacuation de la première classe. Ceci étant, beaucoup de passagers des trois classes prennent les devants et sont eux-mêmes allés voir ce qui se passait : dans son récit (dont vous pouvez lire ici ma traduction), Lawrence Beesley raconte ainsi ses multiples allers-retours entre le pont et sa cabine de deuxième classe, et l’incertitude qui accompagne la première heure – au bas mot – du naufrage.

Les passagers de troisième classe ont pourtant un – tout relatif – avantage : certains, logés à l’avant, se réveillent littéralement avec les pieds dans l’eau. C’est le cas du jeune Daniel Buckley, rescapé du naufrage, qui racontent cependant que ses camarades de chambrée n’ont pas écouté son avertissement et lui ont rétorqué un ferme et définitif « tu n’es pas en Irlande ici, tais-toi, on dort. » De fait, Buckley a survécu, contrairement à ses congénères. Mais pour beaucoup de passagers de troisième classe, cette situation inhabituelle impliquait avant tout de retrouver des proches : une famille ou un groupe d’amis pouvait être éparpillé en divers endroits du navire, et il est probable que beaucoup de minutes ont été perdues à se chercher, se rater, et finalement se trouver, ce qui restait plus facile à faire en première classe.

 

De premiers canots difficiles à remplir

L’état d’insouciance généralisée à bord n’aida pas à remplir les premiers canots : entre le solide paquebot et une barque, devant descendre dans la nuit vers un océan à peine visible depuis le pont, en parcourant plusieurs dizaines de mètres de hauteur, à la merci d’une fausse manœuvre de l’équipage, le choix était vite fait. Si tous les canots qui furent mis à l’eau depuis le Titanic le furent sans encombre, ce fait ne doit pas cacher que la procédure était dangereuse et effrayante : plusieurs membres d’équipage ont souligné avoir déjà vu des accidents lors d’entraînements sur ce genre de manœuvre, et il est assez extraordinaire que, cette nuit-là, aucun n’ait eu lieu. On notera quand même qu’il s’en fallut de peu que le canot 13, l’un des plus remplis, ne soit écrasé par la descente de son voisin, le 15. Jusqu’assez tard, monter dans un canot était une perspective plus effrayante que rester à bord, à plus forte raison s’il fallait quitter un mari.

Sur ce point, il est à noter que si, dans les canots tribord, l’officier Murdoch appliqua assez souplement la règle des « femmes et des enfants d’abord » en complétant ensuite avec des hommes, permettant de fait à des couples de partir ensemble, à bâbord, les officiers qui se chargèrent de la mise à l’eau appliquèrent strictement la règle en ne laissant pas monter d’hommes hors de l’équipage. Ceci aboutit notamment à la célèbre scène d’Ida Straus refusant de quitter son mari Isidor, près du canot n°8 dans lequel on l’invitait à monter. Ainsi, les chances de survie d’un homme, fut-il en première classe, dépendaient fortement de l’endroit et du moment où il sortirait sur le pont.

Portrait d'Ida et Isidor Straus
Ida Straus est l’une des quatre femmes de première classe à périr dans le naufrage. Elle refusa en effet de quitter son mari Isidor, qui lui-même refusait catégoriquement d’embarquer si d’autres hommes n’y étaient pas autorisés. Qui sait quel aurait été leur destin s’ils s’étaient plutôt trouvés du côté tribord ?

Le taux de remplissage des canots est matière à spéculation, car si l’on retient désormais que 712 personnes ont survécu au naufrage, la somme des estimations du remplissage des canots par les témoins aboutissait à des chiffres allant jusqu’à 854 : de fait, les témoins, notamment l’équipage, ont pour des raisons évidentes surestimé les chiffres. Les estimations que j’évoquerai ici sont celles de l’équipe de Samuel Halpern (voir la bibliographie).

Dans les premières étapes de l’évacuation, William Murdoch et le troisième officier Pitman, ensuite aidés du cinquième, Lowe (vraisemblablement réveillé sur le tard) furent les plus rapides : entre minuit 40 et minuit 55, ils mirent à l’eau les canots 7, 5 puis 3, avec dans chacun une trentaine de passagers. Si ces canots étaient seulement à moitiés remplis, ils semblent cependant avoir été, notamment les deux derniers, jugés pleins par l’équipage qui n’estimait manifestement pas prudent de plus les remplir. Les témoins évoquent aussi qu’aucune femme supplémentaire n’était disponible dans les environs.

Le canot 6 et sa vingtaine d'occupants photographiés depuis le Carpathia
Photographié depuis le Carpathia, le canot 6 contient environ 24 personnes. S’il paraît déjà bien rempli, sa capacité théorique était de 65 individus !

À bâbord, il fallut attendre une heure pour que parte le premier canot, le 8, avec 25 personnes, en sous-remplissage évident. L’officier Lightoller assura cependant avoir craint que plus de monde dedans ne rende la descente difficile. De façon générale, plusieurs officiers affirmèrent qu’ils ne pensaient pas que les canots pourraient supporter une descente à pleine capacité et espéraient pouvoir ensuite les faire remplir plus une fois en mer : cela ne fut pas praticable. Dix minutes plus tard, le canot n°6 partit, et une photographie prise le lendemain matin permet d’estimer l’effectif à 24 personnes. Quant aux deux autres canots avant de bâbord, ils étaient alors coincés : le capitaine avait envisagé de les faire remplir depuis le pont A, avant de réaliser que le pont promenade y était vitré à cet endroit, et qu’il fallait trouver quelqu’un disposant des outils permettant l’ouverture des fenêtres : les canots 2 et 4 furent ainsi les deux derniers à partir, hors radeaux. Bâbord prenait du retard.

Entre temps, à tribord, vers 1 h du matin, le canot de secours n°1 partait. D’une capacité de 40 personnes, il n’en comptait que 12 : une majorité de membres d’équipage, et cinq passagers de première classe, dont trois hommes. Tout porte à croire que personne n’était alors disponible pour monter, ce qui s’explique peut-être en partie par le fait que l’on tirait des fusées de détresse juste à côté. On pourrait alors reprocher aux officiers d’avoir fait partir le canot sans attendre d’autres passagers, mais c’était alors prendre le risque de ne pas avoir le temps de faire partir les autres. De fait, une fois le 1 parti, l’équipage qui œuvrait à bâbord partit à l’arrière pour s’occuper des canots où s’accumulaient les passagers de 2e classe, et certains de 3e.

Le canot 1, peu rempli, accostant près du Carpathia
Avec ses seulement 12 occupants pour 40 places, le canot n°1 est le moins rempli de tous. Cette photographie prise lors de son déchargement sur le Carpathia montre cependant qu’il était de taille assez réduite.

Les canots de l’arrière et le début des tensions

À l’arrière, le chargement semble avoir été confus : à tribord, les passagères furent invitées à descendre sur le pont promenade A pour embarquer depuis cet endroit, ce qui permit un assez efficace remplissage des canots, principalement de passagères de deuxième et troisième classe. Mis à l’eau à la chaîne entre une heure 30 et une heure 40, les canots 9 à 15 étaient de plus en plus remplis, de 40 personnes dans le premier à une estimation de 68 (au-dessus de sa capacité !) pour le dernier, dont une occupante expliqua qu’il était si bas dans la mer que ses cheveux touchaient l’eau lorsqu’elle se penchait par-dessus bord. Manifestement, l’équipage prenait de plus en plus de risques pour évacuer du monde. Quelques hommes purent également y embarquer, notamment Lawrence Beesley.

Couverture de La disparition du SS Titanic
Pour illustrer ma traduction du livre de Beesley, Loma a choisi de représenter la descente périlleuse du canot 15 manquant d’écraser le n°13 qui avait dérivé sous sa trajectoire. Il s’en fallut de peu que le canot de Beesley ne coule sous le poids de son voisin, qui était le plus rempli de tous. Sur son site, Loma vous montre les étapes de la réalisation de son dessin.

Avant cela, ce fin observateur avait remarqué que le plus gros de la foule restée sur le pont supérieur (principalement des hommes) s’était rué à bâbord sur fond de rumeur. En effet, peu avant le départ des canots 9 à 15, avaient commencé à partir les canots 16, 14 et 12, remplis d’une quarantaine à une cinquantaine de personnes, là aussi principalement issues de troisième et deuxième classe. La règle était cependant strictement appliquée pour empêcher les afflux en grand nombre et l’officier Lowe, commandant le canot 14, expliqua avoir tiré quelques coups le long de la coque en avertissement aux « Italiens » qui menaçaient de sauter dans l’embarcation, ce qui aurait pu mettre en péril la vie de ses occupants. On le comprend, à ce moment du naufrage, les choses commençaient à prendre un tour plus critique : le paquebot avait moins d’une heure à tenir, et de plus en plus de gens pouvaient prendre conscience de l’urgence de sauver leur vie.

Vers deux heures moins le quart, enfin, partirent successivement les canots 10, 2 puis 4. Le premier contenait vraisemblablement un peu moins de soixante personnes, et était certainement le plus rempli de bâbord (il fut, chose intéressante, chargé par Murdoch qui avait fini les canots de « son » côté, radeaux non compris). Les canots de l’avant semblent pour leur part anachroniques à un moment où la situation se tendait : le canot de secours 2 ne contenait que 17 personnes selon l’estimation la plus solide, et le 4 une trentaine. Ce dernier, cependant, récupéra quelques personnes qui avaient sauté à l’eau : plusieurs membres d’équipage, notamment firent ce pari risqué en partant du principe que ce serait leur seule chance de sauver leur vie. L’un d’entre eux, le matelot Lyons, ne survécut cependant pas à son séjour dans l’eau. Avec le canot 4 partait le dernier des canots solides du Titanic. Restaient à bord quatre radeaux et peut-être un peu plus de 1 600 personnes, alors que l’eau approchait du gaillard d’avant.

 

Quatre radeaux pour plus de 1 500 personnes

Pour beaucoup, les radeaux du Titanic étaient vraisemblablement inconnus : plusieurs membres d’équipage sont ainsi convaincus d’être partis dans « l’un des tout derniers canots » en ignorant que ces quatre embarcations restaient à bord. Il faut dire que ces canots étaient particuliers : avec un fond de bois, ils disposaient de bords en toile qu’il fallait monter. Et ne parlons pas des deux qui se trouvaient sur le toit du quartier des officiers ! Le premier à partir fut le C, à tribord, avec vraisemblablement 43 personnes (pour 47 places). Ce canot est source de controverse, car s’il contenait principalement des passagères de troisième classe, on y trouvait aussi deux passagers de première, dont Bruce Ismay, président de la compagnie. Avait-il usurpé sa place ? Certains témoignages ont mentionné que le chef officier Wilde lui-même lui aurait demandé d’embarquer afin de participer aux enquêtes : une version tout à fait possible, mais que Wilde, mort dans le naufrage, ne pourrait confirmer… Ismay a lui-même dit qu’il avait sauté dans le canot au dernier moment, alors qu’il n’y avait plus de femmes en vue : de fait, il restait des places dans le canot, même après son embarquement, et on ne pourrait l’accuser d’avoir pris celle d’un autre. Mais le pont était-il alors vide ? Les témoignages sont très contradictoires, ce qui n’est guère étonnant : au vu des mouvements de foule qui avaient alors lieu, il est fort probable que beaucoup, voyant le C presque plein, soient partis tenter leur chance de l’autre côté. Ismay, resté près du canot, aurait alors profité d’un effet d’aubaine…

Vue du canot D approchant du Carpathia, avec ses bords en toile
Le radeau D approche du Carpathia, et ses flancs en toile sont clairement visibles. Il est nettement plus chargé que lors de sa mise à l’eau : une dizaine d’occupants du canot 14 y ont en effet été transférés dans la nuit.

Cinq minutes après partit le radeau D, avec une vingtaine de gens à bord, plus trois passagers de première classe qui tentèrent leur chance en sautant à l’eau en le voyant partir. C’était le dernier canot à être proprement lancé, alors que le gaillard d’avant passait sous les flots : le Titanic n’avait plus que quinze minutes à vivre, et il ne faudrait plus que quelques unes avant que l’eau n’arrive sur le pont des embarcations, à l’endroit où l’on s’affairait à préparer les A et B.

À tribord, Murdoch semble avoir réussi à faire descendre le radeau A proprement sur le pont, et à commencer à y faire embarquer des passagères. Il espérait encore avoir le temps de faire descendre proprement l’embarcation. Il semble y avoir eu à cet endroit un mouvement de foule et des coups de feu : deux témoins ont mentionné que deux personnes auraient alors été abattues par l’officier, qui aurait ensuite retourné son arme contre lui. D’autres ont nié avoir assisté à une telle scène. Tout porte en tout cas à croire que la situation était tendue. Finalement, l’arrivée de l’eau sur le pont réduisit à néant ces efforts : la coque pas encore montée du A fut balayée par une vague, ses occupants chassés, et la coque à moitié inondée dériva. Quelques dizaines de personnes peut-être trouvèrent refuge à son bord, condamnés à attendre la suite des événements en baignant en partie dans l’eau gelée. Plusieurs des occupants y moururent, et lorsque le canot 14 vint finalement à leur secours, à l’aube, une douzaine seulement, dont une femme, étaient encore en vie.

Le canot A, avec ses flancs démontés et au ras de l'eau, récupéré par l'équipage de l'Oceanic
Le radeau A est récupéré quelques semaines après, à la dérive, par l’Oceanic. Ses occupants avaient été sauvés par le canot 14. On voit que ses bords n’avaient pas été montés, et l’on imagine sans peine le calvaire que vécurent ses occupants, dont une part non négligeable mourut. Trois cadavres étaient encore à bord lors de sa récupération.

Enfin, le radeau B ne put être proprement descendu du toit du quartier des officiers : l’officier Lightoller et quelques personnes qui l’aidaient parvinrent à le pousser sur le pont au moment où l’eau y arrivait, mais l’embarcation tomba retournée et flotta ainsi. Une trentaine d’hommes dont Lightoller se réfugièrent sur cette coque, un refuge précaire dont ils furent finalement tirés à l’aube par les canots 4 et 12.

Vignette de la vidéo sur ce que le Titanic m'a appris sur l'histoire ; dessin représentant l'officier Lightoller et d'autres hommes debout sur un canot retourné.
Pour la vignette de cette vidéo, Loma s’est inspirée d’une scène du film A Night to Remember représentant l’officier Lightoller maintenant l’équilibre précaire de la coque du canot B. Pendant plusieurs heures, la survie d’une trentaine d’hommes reposa sur leur capacité à maintenir cette coque à flot.

Enfin, peu après le naufrage, Lowe rassembla quelques canots autour du sien et y transféra ses passagers. Réunissant un équipage, il attendit que les cris des personnes appelant à l’aide se soient suffisamment estompés pour qu’il soit possible de revenir sur les lieux sans que ce soit suicidaire, afin de récupérer d’éventuels survivants. Il récupéra vraisemblablement trois ou quatre personnes au maximum, dont une mourut dans son canot. On notera que dans les cas des radeaux B et A, et des récupérés par le canot 14, il s’agissait d’une survie particulièrement éprouvante : seule une femme se tira de telles conditions, et la plupart des hommes qui survécurent étaient jeunes. Plusieurs en tirèrent des séquelles plus ou moins durables.

 

Quelques évidences statistiques

Ce récit du sauvetage permet de mettre en lumière le procédé et de constater un premier élément : les canots avant qui partirent le plus tôt partirent en premier car ils étaient proches de la passerelle et donc les plus proches des locaux de l’équipage. Conséquence de cela, ces canots, partis plus vides que les autres, étaient aussi principalement accessibles aux passagers de première classe, dont les sorties étaient proches. Ceux qui, à l’avant, partirent plus tard, continrent des passagers des trois classes sans réelle distinction, notamment le radeau C qui en était quasi exclusivement rempli.

Les statistiques du bilan du naufrage font également ressortir certaines données :

  • À une exception près (la petite Lorraine Allison), tous les enfants de première et de deuxième classe survécurent. Seule la moitié des enfants de troisième classe eut la même chance. Encore les détails peuvent-ils surprendre : deux enfants venus de Syrie ottomane qui voyageaient sans leurs parents et vraisemblablement sans parler anglais purent trouver leur chemin dans un canot, tandis que des familles entières périrent ensemble.
  • Seules quatre femmes de première classe périrent : dans trois des cas, un refus d’embarquer est documenté. Il semble par ailleurs que beaucoup d’autres femmes refusant de quitter leur mari aient été forcées à embarquer.
  • Les hommes de deuxième classe sont la catégorie la plus touchée du naufrage, avec seulement 8 % de survivants (13 individus). La plupart ont survécu en embarquant dans les canots tribord arrière lorsque des places restaient disponibles.
  • Une douzaine de femmes périrent en deuxième classe : certaines sont documentées comme ayant refusé de quitter leur mari, d’autres n’apparaissent pas du tout dans les témoignages et les circonstances de leur mort sont donc inconnues.
  • Environ la moitié des femmes de troisième classe ont péri. Il est intéressant de noter que parmi les femmes victimes dans cette classe, la quasi-totalité voyageaient en famille ou au moins en couple, tandis qu’une grande proportion des femmes voyageant seules a survécu. Se dessine ici, on y reviendra, la possibilité que beaucoup aient souhaité rester en groupe.
  • Enfin, n’oublions pas l’équipage : les femmes ne composaient qu’une petite vingtaine des presque 900 membres d’équipage, presque toutes ont survécu. Parmi le reste de l’équipage, le personnel de pont (matelots, vigies, quartiers-maîtres), le plus apte à gérer les canots, a été le plus massivement sauvé. Chauffeurs, soutiers, cuisiniers et stewards n’ont été qu’une bien plus faible proportion à survivre. À noter également qu’un grade important équivalait presque à condamnation à mort : hormis quelques officiers envoyés dans les canots, la quasi-totalité de ceux qui avaient à bord une grande responsabilité (chefs stewards, commissaires de bord, mécaniciens…) ont péri dans le naufrage.

 

Le racisme fut-il un facteur ?

Un autre facteur peut être envisagé : le racisme. La question est d’autant plus d’actualité que ces dernières années, un hoax a connu un relatif succès sur Internet, expliquant que des membres d’équipage noirs du Titanic auraient été volontairement tués à bord, et qu’ils n’auraient, d’ailleurs, été déclarés que comme marchandise. Cette théorie a été démolie de façon assez exhaustive, mais la question demeure : y avait-il du racisme sur le Titanic, et a-t-il joué dans le naufrage ? Au sens où on l’entend actuellement, le racisme avait peu d’espace à bord : la très grande majorité des passagers seraient aujourd’hui qualifiés de blancs. On ne compte en réalité qu’un passager noir, Joseph Laroche, ingénieur qui voyageait avec son épouse française et leurs deux petites filles (qu’une passagères a décrites comme de très jolies « petites japonaises »). Joseph Laroche périt dans le drame, certes, mais comme la grande majorité des hommes de deuxième classe. Environ 80 syriens venus de l’Empire ottoman étaient également à bord, principalement en troisième classe, et ils forment l’une des nationalités qui y eut le plus haut taux de survie (seuls les Chinois et les Australiens en ont un meilleur : il faut dire que les premiers étaient huit, les seconds… un). Les passagers asiatiques n’eurent pas plus de discrimination à subir pour l’embarquement : sur les huit Chinois à bord, tous marins d’une autre compagnie rejoignant leur affectation, six parvinrent à survivre (dont un repêché par le canot 14). Signe des préjugés de leur temps, il fut assez fréquemment supposé que ces Chinois (souvent qualifiés de Philippins dans les témoignages) étaient des passagers clandestins. Quant au seul Japonais à bord, il fut l’un des treize hommes de deuxième classe survivants.

Joseph Laroche pose avec sa femme et ses filles
Joseph Laroche, seul passager noir du Titanic, ingénieur haïtien installé en France, voyageait avec sa femme et ses deux filles pour retourner dans son pays d’origine. Comme la plupart des hommes de deuxième classe, il mourut dans le drame, mais ses deux filles et sa femme survécurent, et celle-ci donna bientôt naissance à un petit garçon prénommé Joseph.

La société de 1912 n’était cependant pas exempte de préjugés, bien évidemment : on retrouve sur le Titanic des traces d’antisémitisme dans le récit d’Eleanor Cassebeer, qui se plaint à un compagnon de voyage à la perspective de devoir partager sa table avec « un juif ». Découvrant que son interlocuteur l’est également, elle s’excuse cependant et les deux passagers sympathisent en discutant – entre autres – des préjugés antisémites. Mais les passagers juifs sont bien accueillis à bord, la compagnie sollicitant même les services d’un cuisinier kasher pour former ses équipes à accueillir convenablement cette clientèle.

Si des préjugés racistes s’expriment finalement, c’est à travers la bouche de l’officier Lowe lorsqu’il désigne comme « Italiens » des passagers presque bestiaux, à la peau que l’on suppose foncée en lisant son discours, qui auraient guetté les canots comme des prédateurs prêts à bondir. La description coche toutes les cases du discours raciste, au point qu’après avoir témoigné en ces termes devant la commission américaine, Lowe fut amené à s’excuser publiquement à la demande du consulat italien. On notera que par « italiens », il impliquait plus largement tout ce qui venait d’Europe du sud et de l’est… Voire peut-être tout ce qui trouvait au sud de la Manche !

Un dernier point a fait couler beaucoup d’encre : à bord, le « Restaurant à la carte », particulièrement somptueux (et qui, contrairement à la salle à manger de première classe, impliquait de payer un supplément), était géré par le restaurateur londonien Luigi Gatti avec une équipe composée principalement de Français et d’Italiens. À part le secrétaire de Gatti, Paul Maugé, qui parvint à gagner le pont « en civil », et les deux caissières britanniques, toute l’équipe du restaurant périt dans le drame, et il est parfois supposé que c’est par racisme que l’équipage britannique les aurait maintenus à l’intérieur. Plus probablement, cependant, ce personnel qui ne faisait pas proprement partie de l’équipage n’avait-il pas sa place en priorité dans les canots. Difficile, donc, de penser de façon générale que les préjugés racistes aient joué sur les taux de survie. D’autres dynamiques sociales furent en revanche à l’œuvre.

 

Le poids des structures familiales et sociales

Un facteur qui impressionne quiconque parcourt la liste des passagers de troisième classe, ce sont les blocs de même noms de famille qui se succèdent tous comme victimes. Les Goodwin, les Lefèbvre, les Palsson, les Panula, les Skoog, les Rice, à chaque fois, ce sont des ensembles de plus de cinq personnes qui toutes périssent, jusqu’au macabre record des onze membres de la famille Sage, tous disparus. Cette loi n’est bien entendu pas immuable : certaines grandes familles comme les Asplund ont pu être « cassées » au moment de rejoindre les canots, certains survivants, d’autres non. Mais un fait subsiste : le nombre d’enfants morts en troisième classe s’explique en bonne part par le fait qu’ils appartenaient à des familles nombreuses qui ont vraisemblablement refusé de se séparer. Or, il est plus facile de trouver deux ou trois places dans des canots que sept ou huit d’un coup ! Or, démographiquement parlant, la troisième classe est la seule où l’on retrouve des familles nombreuses. On ne retrouve en effet que quelques enfants en première classe (le nombre variant selon où l’on place la limite de ce qu’est un enfant, généralement vers 12/13 ans à l’époque), et en deuxième, la plupart des fratries n’en comptent que deux, les trois jeunes Becker faisant exception. Encore ont-ils la chance de ne voyager qu’avec leur mère, ce qui permettra à toute la famille de réchapper au drame.

Portrait de la famille Goodwin
Les sept membres de la famille Goodwin présents sur cette photo, ainsi que leur bébé Sidney, périrent tous dans le naufrage.

Ce poids de la structure familiale est donc un facteur qui paraît décisif dans les chances de survie des passagers de troisième classe : les récits des rescapés tendent à montrer que ceux qui avaient les meilleures chances étaient ceux qui réagissaient vite, et tôt, ou celles qui avaient la chance de tomber sur un des stewards venus escorter les femmes vers le pont. Or improviser, voire s’infiltrer discrètement dans un canot, est plus facile lorsque l’on est un individu isolé. La panique, enfin, et la foi, ont pu jouer un rôle : plusieurs rescapés ont témoigné avoir vu dans le salon de troisième classe des passagers réunis autour d’un prêtre pour une prière collective, ce qui donne à penser qu’ils cherchaient à sauver leur âme plutôt que leur vie.

Enfin, il était une structure sociale qui s’opposait à la survie des hommes, principalement les plus riches et célèbres cette fois-ci : le poids du stigmate et de la honte. Le riche Benjamin Guggenheim demanda ainsi à une rescapée de faire savoir à son épouse qu’il était mort dignement, sans chercher à prendre la place d’une femme. Un tel comportement semble avoir été assez général, notamment car il était assez évident aux yeux de ces hommes que leur survie se payerait très cher en honneur et en réputation. De fait, en survivant, Bruce Ismay fut un homme détruit médiatiquement et professionnellement quand bien même les enquêtes démontrèrent que les accusations à son encontre (avoir pris la place de quelqu’un dans les canots, avoir voulu que le Titanic aille trop vite…) étaient sans fondement. De même, Sir Cosmo Duff Gordon paya chèrement sa survie à bord du canot n°1, notamment car son embarcation, peu remplie, ne revint pas chercher de rescapés. On ne fit pourtant pas les mêmes reproches aux occupants d’autres canots disposant de tout autant de places libres, en particulier lorsqu’ils étaient remplis de femmes. Le Japonais Masabumi Hosono semble avoir également été la cible d’une grande campagne de dénigrement dans son pays, dont l’ampleur est cependant peut-être exagérée à postériori. L’explication de cette campagne fait débat : était-elle liée à la mentalité japonaise dont il aurait brisé les codes, ou s’agirait-il plutôt d’une honte que le seul ressortissant du pays n’ait pas eu le comportement sacrificiel de nombreux anglo-américains ? Loin d’être une spécificité japonaise, cette mise au pilori serait alors à mettre sur le compte d’une volonté de se placer à l’égal des Occidentaux…

Onze des douze rescapés du canot 1 posent pour une photo de groupe sur le Carpathia
À bord du Carpathia, onze des douze rescapés du canot 1 posent pour une photo de groupe. Ce geste valut bien des critiques à Sir Cosmo Duff Gordon, de même que les 5 livres sterling (somme coquette à l’époque) qu’il tint à remettre à chaque membre d’équipage présent à bord pour compenser la perte de leurs revenus et bagages…

Quoi qu’il en soit, cette honte pointant du doigt les hommes semble être proportionnelle à leur poids social. Et pour cause ! Un homme de troisième classe n’était somme toute qu’un anonyme vite disparu, mais on manque bien souvent de témoignages permettant de savoir précisément comment ils furent perçus et accueillis par leur entourage. De même, Lawrence Beesley (2e classe), s’il insiste sur le fait qu’il fut invité à monter dans un canot par un officier, ne cherche pas pour autant à particulièrement justifier sa survie. Pour les membres d’équipage, c’est encore un autre enjeu, car il en va de leur professionnalisme : bien des témoignages de ceux-ci mentionnent les ordres qui leur ont été donnés d’embarquer. C’est particulièrement vrai pour les stewards, dont la légitimité dans les canots faisait beaucoup débat.

Ceci étant, ces normes sociales étaient discutées, comme le rapporte Beesley dans son ouvrage. À bord du Carpathia, la règle des « femmes et enfants d’abord » était critiquée, et discutée : un père de famille, souvent clé de la survie financière du foyer, n’était-il pas plus important à sauver qu’une femme sans enfants ? Des passagers masculins n’auraient-ils pas été tout aussi aptes à ramer que des stewards ? Ceci étant, un point faisait consensus : de telles questions ne devraient pas avoir à se poser, et chacun devrait avoir sa place dans les canots.

 

Barrières physiques, barrières mentales

Reste alors la question de savoir si les passagers de troisième classe étaient volontairement retenus à l’intérieur du navire. On a vu que dès l’ordre d’évacuation donné, des stewards se sont rendus en troisième classe pour escorter des femmes jusqu’aux canots, ce qui n’était pas chose simple. Il est probable, en revanche, que les hommes aient été maintenus en arrière (ce qui ne fut pas le cas longtemps, comme en témoigne le chargement agité du canot n°14), mais il n’est pas aisé de dire où, ni comment. Trois passagers de troisième classe, Olaus Abelseth, Daniel Buckley, et Benoît « Berk » Pickard ont été invités à témoigner devant la commission d’enquête américaine, et ont considéré que leur classe avait un égal accès aux canots. Toutefois, Buckley mentionne, au début du naufrage, un portail fermé (vraisemblablement celui séparant le pont avant des promenades de première classe) qui aurait finalement été forcé par un groupe de passagers.

Les fameuses grilles sont un élément omniprésent dans le film, qui joue beaucoup dans le côté dramatique et oppressant de certaines scènes. Mais rien ne garantit qu’elles aient existé, et probablement pas à ce genre d’emplacement stratégique.

Une chose est en revanche certaine : les immenses grilles à des lieux stratégiques que l’on voit dans le film de James Cameron n’ont pas existé. Il n’y a tout simplement pas d’endroit où il aurait été possible de les situer à bord. En réalité, les « goulots d’étranglement » étaient surtout à l’extérieur, soit à l’avant où l’accès fut probablement un temps interdit, soit à l’arrière où aucun escalier extérieur n’était prévu. D’autres grilles ont-elles existé ? On sait que les normes sanitaires impliquaient une séparation stricte entre les classes, mais un passager de troisième classe aurait été tellement repérable dans les classes supérieures que, dans les faits, ces séparations pouvaient parfois ne consister qu’en une porte non verrouillée. Si des grilles ont existé, elles n’apparaissent pas sur les plans, ni sur les (rares) photos de ces endroits, et l’épave n’en a pas révélé. Reste qu’un nombre suffisant de témoignages évoquent des portes fermées sous les yeux des témoins par l’équipage (qui a parfois laissé passer lesdits témoins avant, cela dit). Mais là aussi, faute de précisions, difficile de situer la scène : s’agissait-il de portes fermées préventivement pour éviter à des passagers de faire d’inutiles détours ? Par définition, il est impossible de savoir ce qui se trouve derrière une porte close, et ce n’est pas forcément la voie vers le salut. Ajoutons enfin que la fermeture des portes étanches a dû bloquer certaines voies auxquelles étaient habituées les passagers : peut-être que certaines étaient les fameuses « portes fermées » mentionnées par certains témoins, d’autant que les portes d’un pont comme le E devaient être fermées manuellement, parfois par les stewards. Enfin, on ne peut exclure des confusions : certains stewards non informés du danger ont très bien pu souhaiter cantonner des passagers à leur classe, non par volonté de leur empêcher l’accès au canot, mais par ignorance de la situation. Faute de pouvoir situer ces incidents dans le temps, la chronologie est, là aussi, complexe à établir.

Un exemple particulièrement marquant illustre ce problème de chronologie. Dans son témoignage, Lawrence Beesley mentionne qu’alors qu’il attendait que débute le chargement des canots arrière tribord, il a vu deux femmes de deuxième classe tenter d’aller à l’avant, et un membre d’équipage leur demander de retourner vers leurs canots. Il en déduit donc qu’une ségrégation pouvait ponctuellement s’appliquer. Pourtant, si l’on situe temporellement l’événement (après les premières fusées tirées, notamment), il est probable que la scène ait eu lieu alors que les canots tribord avant (hors radeaux) étaient déjà en train de partir. Le marin les aurait alors détourné non pas pour des questions de classe, mais parce que, logiquement, il n’y avait plus de canots à l’avant dans l’immédiat. Du fait de l’obscurité et des distances, il était impossible pour Beesley de disposer de cette information globale.

On rajoutera qu’une barrière moins physique a très certainement joué, bien plus que les fameuses portes et grilles que beaucoup de passagers ont dans tous les cas réussi à contourner, le cas échéant : la barrière de la langue. Un seul interprète se trouvait à bord, alors que de nombreuses langues étaient représentées. En troisième classe, il apparaît de façon évidente que certaines nationalités, telles que les Bulgares (une trentaine), n’ont eu aucune chance de survie. De même, les Austro-hongrois n’avaient pas de grandes chances de survie. On peut également imaginer que si Marie Lefèbvre, qui voyageait seule avec ses enfants, a péri sans trouver de place dans un canot, c’est que sa non-maîtrise de l’anglais limitait fortement ses capacités d’action. Alors qu’il s’agissait de vite appréhender la situation, parler anglais pouvait être un atout non négligeable. Ceci étant, ce facteur seul n’explique pas tout, car l’écrasante majorité des passagers anglais de troisième classe périt dans le drame (et l’on notera qu’un cinquième des victimes anglaises de 3e classe est composé des seules familles Sage et Goodwin : encore une fois, le poids du groupe joua certainement).

 

Quelques leçons apprises

En somme, il n’y a eu à aucun moment une volonté construite et exprimée de sacrifier la troisième classe, et les choses ont été beaucoup plus circonstancielles :

  • Structurellement, les premiers canots à partir, plus proche de la passerelle de navigation, étaient aussi plus proches de la première classe. Et celle-ci étant située le plus haut dans le navire, initialement pour des questions de confort, a été la première sur les lieux.
  • De fait, les passagers de deuxième et troisième classe ont dû se partager les canots arrière (et les derniers de l’avant), qui ont en conséquence été plus remplis. Cela explique notamment le terrible bilan des hommes de deuxième classe.
  • Les canots de tribord, accueillant les hommes, sont en moyennes partis nettement plus remplis, et plus vite. Or, il semble également que les mouvements de foule aient été plus massifs à bâbord.
  • Les décisions personnelles ont beaucoup joué : le destin d’un individu, plus que de sa classe, dépendait certainement d’où il débouchait sur le pont, à quel moment, et de sa capacité à quitter sa famille. Même pour un homme marié, les chances de survie étaient sans nul doutes plus grandes une fois sa famille placée en sécurité dans un canot : il ne s’agissait plus alors de trouver plusieurs places, mais une seule.
  • Structurellement, le manque d’accès extérieur entre les différents ponts arrières a posé problème, les échelles étant difficilement praticables (notamment pour les femmes, au vu de leurs habits) et certains allant jusqu’à escalader les grues.
  • Enfin, s’il est impossible de nier que le Titanic n’avait pas de places pour tous ses passagers dans ses canots, il n’en reste pas moins que seules 712 personnes y embarquèrent quand il y avait de la place pour 1 178. L’espoir de compléter les effectifs depuis les portes de coupée, notamment, s’est révélé vain : la procédure était tout bonnement impossible.

Les conséquences furent bien entendu tirées. Dès son arrivée à New York, Ismay décréta que tous les navires de l’IMM, le conglomérat qu’il dirigeait et auquel appartenait la White Star, auraient interdiction d’embarquer plus de passagers que ce que leurs canots pouvaient contenir. De fait, dans l’immédiat, cela revenait à réduire drastiquement la capacité de certains navires. Sur l’Olympic, jumeau du Titanic, des canots furent immédiatement rajoutés. Il en alla de même sur le Britannic, troisième de la série, encore en construction, qui fut profondément modifié de ce point de vue : des escaliers furent rajoutés à l’arrière pour combler le manque mais, surtout, la plage arrière fut reconçue afin que des canots y soient installés, directement accessibles aux passagers de troisième classe. Les exercices d’embarquement furent également multipliés.

Vue de profil de l'Olympic en 1934
Cette photo de l’Olympic en 1934 en témoigne : les canots recouvraient désormais toute la longueur du pont des embarcations.

Ces mesures avaient cependant leurs limites : notons pour commencer que le naufrage du Titanic fut, d’un point de vue purement cynique, le naufrage « idéal » : le paquebot coula sans trop gîter sur un côté (même si une légère gîte sur bâbord compliqua notamment le chargement du canot 10). Dans d’autres naufrages, plus rapides ou violents (pensons au Lusitania), une forte gîte pouvait tout simplement rendre inutilisable la moitié des canots. De fait c’est une chose d’avoir assez de canots pour tout le monde, encore faut-il avoir le temps de les remplir ! Concrètement, on a vu dans quelle urgence les radeaux du Titanic étaient partis dans le dernier quart d’heure. S’il avait eu plus de canots, le Titanic aurait-il eu plus de rescapés ? Rien n’est moins sûr, car c’est justement le manque de canots restants qui a incité à plus remplir les derniers. S’il en était resté un grand nombre, peut-être seraient-ils partis moins remplis, et une chose reste probable : le Titanic aurait coulé en emportant avec lui un grand nombre de ses embarcations. Au-delà des moyens techniques, les moyens humains, en effectifs comme en formation, faisaient défaut.

Les pauvres du Titanic n’ont pas été cyniquement sacrifiés. Ils l’ont, en réalité, été structurellement, car il s’est avéré que dans une société aussi hiérarchisée que celle de 1912, les plus riches se trouvaient aussi être en meilleure posture pour survivre. Notons que ce résultat indigna profondément les contemporains des classes supérieures : lorsque les inégalités apparaissent de façon aussi criante, il devient essentiel de les gommer en partie, pour ne pas remettre en cause plus largement les structures qui les créent. Par les temps qui courent, la métaphore du Titanic devrait prêter à réfléchir : elle est celle non pas d’un système qui décide de tuer les pauvres, mais d’un système conçu dans d’autres buts, et qui a pour effet collatéral de les pénaliser en temps de crise. En un sens, ce n’est pas la malveillance de quelques riches qui a tué les pauvres, comme voudrait le penser – le lui-même très riche – James Cameron : c’est la société dans son ensemble.

 

Pour aller plus loin

Comme d’habitude quand il est question du Titanic, je suis bien en peine de citer ici tous les livres et documents qui ont nourri cette réflexion. Sur les aspects très pratiques (ordre de chargement des canots, taux de remplissage, question des grilles…), le livre dirigé par Samuel Halpern, Report into the Loss of SS Titanic, A Centennial Reappraisal (2011, The History Press) est d’une grande utilité, mais attention, il est fort technique et recommandé aux passionnés. Les témoignages des enquêtes officielles, retranscrits sur le Titanic Inquiry Project, sont également un incontournable. Pour le reste, je renvoie à la bibliographie de ma vidéo Ce que le Titanic m’a appris sur l’histoire, et au dossier que le site consacre à ce sujet.

4 commentaires sur “Naufrage du Titanic : a-t-on sacrifié les pauvres ?

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  1. Merci pour tous ces détails instructifs, et qui font s’imaginer un film (dans la tête) bien plus passionnant encore. Une interrogation tout de même, je me demandais pourquoi pas plus d’individus n’ont pas pris des initiatives pour construire des radeaux de fortune, est-ce documenté ? (c’est peut être naif de ma part, mais avec tous les meubles et autres fournitures cela semble possible, potentiellement) tout le monde ne devait pas être crédule, certain ont bien du prendre les devants … je serais très heureux de connaître ta réponse sur ce point, respectueusement, Fred.

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    1. On a quelques initiatives du genre, par exemple le boulanger Joughin qui a méthodiquement jeté chaises en rotin et transats par dessus bord pour ménager quelques refuges temporaires, mais au final, très peu de gens ont survécu comme ça pour une raison simple : le simple fait de passer dans cette eau gelée, même pour en sortir aussitôt, était déjà hautement mortel. Dans le film, Rose survit sur sa planche, c’est vrai, mais en réalité, avec une robe légère trempée d’eau gelée depuis plus d’une heure, elle serait probablement morte, planche ou non. D’autant que parfois, le simple fait de tomber dans l’eau pouvait générer un choc tel que le cœur ne suit plus. Bref, les radeaux de fortune trop petits n’étaient pas d’un grand secours (et il fallait une énergie folle pour y rester accroché, sans parler du risque que d’autres veuillent prendre la place… Bref).

      Il faut ajouter à ça qu’on est sur un navire, et donc que le mobilier est la plupart du temps fixé au sol pour mieux gérer les tempêtes et autres. Du coup, impossible de déplacer des gros meubles facilement pour les balancer à l’eau. J’espère avoir répondu à la question !

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      1. Merci à toi d’avoir pris le temps de me répondre, j’avais pensé aux raisons que tu développes, mais pas à celle des meubles fixés au sol, il est vrai. Je m’interroge encore (tout de même), car on peut imaginer que l’eau ait été au niveau du second pont par exemple, et ce pour un laps de temps relativement long, qui aurait permis de faire « glisser » un radeau de fortune directement au niveau de la surface et donc éviter tant que possible le contact avec l’eau froide. Mais comme tu le dis, la panique et le chaos auraient compromis tout cela, intéressant en tout cas. (j’en profite pour te remercier pour tes vidéos que je regarde toujours avec plaisir, l’éthique est primordiale pour moi, reconnaître nos propres biais aussi, et tenter de réaliser cet équilibre n’est pas chose aisée, je préfère une vérité non romancée à l’inverse et les faux mythes qui entretiennent les mensonges et les récupérations).

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