Tableau d’une France en pleine transformation

Les neuf épisodes précédents ont dépeint l’évolution, principalement politique, de la France à travers ses deux monarchies restaurées. Maintenant que nous avons atteint la date finale de 1848, le moment est donc venu de nous retourner un moment pour observer le chemin parcouru. Les trois décennies concernées par cette série ont en effet vu la France évoluer profondément, au-delà du pur champ du jeu politique. Que ce soient les idées, les pratiques économiques et sociales, ou encore le rapport au territoire, ces années ont été celles de grandes nouveautés, à l’image par exemple de l’introduction du chemin de fer.

Ce tableau ne pourra évidemment être exhaustif : l’étude de ces phénomènes a fait l’objet de bien des ouvrages détaillés, sans parler de la myriade de thèses et d’articles. Il ne s’agit donc ici que d’en donner un avant-goût.

Une France encore rurale et éclatée

Du point de vue démographique, la France connaît une croissance de la population qui reste cependant modeste en comparaison des autres pays d’Europe. Entre 1821 et 1846, elle gagne ainsi cinq millions d’habitants. La population reste majoritairement rurale, et surtout très jeune, même si elle vieillit peu à peu. La natalité baisse nettement, du fait d’un contrôle des naissances de plus en plus fréquent, qui se double aussi d’une augmentation des naissances hors mariage : les mœurs évoluent. La mortalité ne diminue pour sa part que de façon limitée : la mortalité infantile reste en effet très élevée, tandis que l’alcoolisme et les épidémies, cumulés à une mauvaise hygiène, continuent à tuer beaucoup de monde.

Le pays reste très rural : on compte au début de la période 80% de ruraux environ, bien que les villes se peuplent de plus en plus vite. Malgré tout, à la fin de la période, 44% du revenu national vient encore de l’agriculture. La propriété est répartie de façon très inégale, avec de grands propriétaires très bien dotés, et malgré tout une petite propriété qui se développe énormément. Un véritable attachement à la terre se développe chez les ruraux, qui joue un rôle politique non négligeable : cet attachement à la propriété privée est en effet aussi souvent un attachement à la stabilité politique et à l’ordre, loin des revendications plus égalitaristes des mouvements ouvriers. Il n’en reste pas moins que les campagnes comptent aussi beaucoup de journaliers et de paysans sans terres louant leurs bras pour survivre : la campagne n’est pas un monde uniforme d’indépendance financière.

Tableau représentant les bâtiments des forges d'Abainville, les fumées industrielles contrastant avec les arbres aux alentours.
Ces forges d’Abainville (Meuse) peintes en 1837 par François Bonhommé illustrent une industrialisation impressionnante, mais qui est loin d’être uniforme sur le territoire français, encore grandement rural et paysan.

Ces campagnes sont par ailleurs presque surpeuplées et ce qui entraîne une diversité des activités. L’activité industrielle rurale reste très forte, notamment dans l’industrie textile, mais il faut aussi y ajouter des occupations plus marginales, du braconnage à la mendicité. On assiste aussi à des phénomènes de migrations temporaires permettant de ramener un revenu dans le pays d’origine : maçons creusois, porteurs d’eau auvergnats et petites bonnes bretonnes partent ainsi à la ville (souvent Paris) pour faire de l’argent. La main d’œuvre est donc tout à fait mouvante. Ces migrations saisonnières se doublent d’ailleurs, de plus en plus, de migrations définitives pour ceux qui n’ont, semble-t-il, pas d’avenir dans leurs campagnes.

Les campagnes sont aussi souvent des terres d’archaïsmes, où il est difficile de faire évoluer les techniques et pratiques, du fait du manque d’investissements. Seuls quelques grands propriétaires s’impliquent réellement et tentent de transformer au mieux leurs exploitations. Il y a cependant des exceptions, comme le développement de la betterave sucrière dans l’Artois. De même, si on défriche beaucoup, l’intérêt de ces entreprises reste souvent limité. Ces défrichements sont par ailleurs contestés par une population attachée aux terres communes pour la pâture, et par l’industrie et l’État, qui tiennent à conserver des forêts exploitables.

C’est également une époque où l’identité rurale commence à se figer : ce début du XIXe siècle est marqué par l’ancrage de certaines traditions, notamment les costumes folkloriques. Face à la modernisation rampante, un passé idéalisé semble se fossiliser. Il reste également dans les campagnes une industrie traditionnelle très présente, et parfois extrêmement spécialisée : c’est par exemple le cas de l’horlogerie comtoise, au fort rayonnement.

 

Un pays qui se modernise économiquement

Les grandes évolutions économiques connues par la France dans ce premier XIXe siècle pourraient en elles-mêmes occuper une série entière. Pire, elles nécessiteraient pour être bien traitées des compétences d’historien économiste, ce que je ne suis pas. Je ne peux donc que passer très rapidement sur la nature des grandes innovations organisationnelles et financières qui ont accompagné ces transformations, en renvoyant les personnes intéressées au chapitre synthétique fourni par Barjot, Chaline et Encrevé dans leur France du XIXe siècle.

Le négoce et les banques occupent évidemment une place centrale, mais le secteur bancaire est nettement moins développé qu’en Angleterre. Il finance malgré tout de grands projets, parfois avec l’aide de l’étranger. C’est aussi une époque où l’industrie et le machinisme se développent, mais de façon limitée, et avec des oppositions réduites. Les mouvements luddites et les bris de machine restent par exemple peu nombreux, sauf lors de soulèvement plus larges comme celui des canuts lyonnais.

L’économie française souffre de handicaps, en particulier pour ce qui concerne le prix du charbon, nettement concurrencé par la production britannique. Pour contrebalancer ce phénomène, le pays a beaucoup recours au protectionnisme, et on a vu dans les épisodes précédents comment les espoirs libre-échangistes d’un Guizot s’étaient heurtés aux volontés des industriels. De façon générale, la période est ponctuée de crises économiques (1816/17, 1827, 1836, 1846) qui durent ensuite plusieurs années. Ces crises combinent de plus en plus des facteurs anciens (mauvaises récoltes, temps peu clément, épidémies) et d’autres nouveaux, tels que la surproduction et la spéculation, la crise de 1846/1847 étant le summum de ce profil mixte.

Tableau représentant la galerie du passage Pommeraye, avec sa riche décoration et sa verrière, fréquentée par la bonne société.
Ce tableau représentant le Passage Pommeraye de Nantes en 1843 illustre bien le nouveau visage des villes à l’époque ; un visage qui n’est cependant que celui des beaux quartiers…

Les villes connaissent une croissance inégale, mais se modernisent : on reprend ainsi des projets d’urbanisation en suspens depuis la Révolution. Apparaissent aussi des passages couverts (à l’image du passage Pommeraye, à Nantes), dont la décoration somptueuse et les nombreux magasins deviennent symboles de nouvelles formes de consommation. Le rapport à la ville change aussi avec de nombreuses innovations, qu’il s’agisse du développement de l’éclairage public (favorisant une vie nocturne), des premiers transports en communs, de fontaines et de systèmes d’égouts.

Cette modernisation des villes est cependant très inégale. Elles deviennent en effet la cible de migrations massives, et en 25 ans, Paris double presque de population. Les autres villes grandissent moins vite, à l’exception de certains pôles industriels. Mais de façon générale, cette croissance entraîne le développement très rapide de faubourgs insalubres où se multiplient les indigents. La pauvreté s’y concentre, l’hygiène y est déplorable, et la mortalité y explose. Plus largement, la ville devient aussi objet de fantasmes, illustrés par la série de livres d’Eugène Sue, très lus à l’époque, Les mystères de Paris. C’est en effet une époque où la statistique est de plus en plus en vogue, et permet de mettre en lumière certains problèmes comme la criminalité et les épidémies. S’ils n’augmentent pas effectivement, leur étude et leur quantification crée cette illusion, renforçant encore les stéréotypes sur une ville aussi inquiétante que dépravée.

 

Révolutions des transports

La Restauration a été l’occasion d’investissements massifs dans les réseaux de canaux, à une époque où le transport fluvial reste le meilleur moyen de faire transiter de grandes quantités de marchandises. Mais c’est aussi l’époque de l’établissement d’un réseau de routes, notamment départementales, par les pouvoirs locaux. La technologie évolue également : la navigation fluviale à vapeur fait ses débuts, de même qu’un chemin de fer au départ centré sur des activités proprement industrielles. Tout cela a un impact économique énorme, car en diminuant les prix du transport, il ouvre aux industriels de nouveaux marchés. Cela a pour conséquence de renforcer certains pôles spécialisés, au détriment d’autres : cette nouvelle dynamique des transports détermine donc aussi les lieux de l’industrialisation.

Vue de côté d'un "ombibus" (dilligence tractée par des chevaux), en peinture.
Cet omnibus peint à la fin des années 1820 par Auguste Raffet rappelle que la période n’est pas marquée par le seul transport ferroviaire : la route implique aussi ses propres investissements !

La monarchie de Juillet a une politique particulièrement pragmatique, et impliquée : les investissements du régime dans les transports sont énormes. En 1836, la loi Thiers oblige les communes à entretenir leurs chemins et à en créer de nouveaux, afin d’aider au développement rural. En 1837, les routes sont classées, afin de déterminer ce qui doit être amélioré de toute urgence. Le réseau est en effet très inégal : certaines régions sont densément couvertes, d’autres souffrent d’un réseau de routes obsolète et limité à quelques ilots. Au-delà des routes elles-mêmes, l’investissement permet aussi la création de relais de poste, de compagnies de fiacre, et de services de roulage en convoi, afin de faciliter le transport de courrier, biens et personnes par la route.

Le chemin de fer est évidemment au cœur des investissements sous la monarchie de Juillet. Ceux-ci sont à la fois nationaux, pour les infrastructures, et privés, pour ce qui concerne l’exploitation puis le remboursement, avec une possibilité de nationalisation à terme. C’est donc un système bâtard qui a été mis en place par les législations de Guizot en 1842, malgré les demandes des partisans d’un système nationalisé, Lamartine en tête. Cela crée une grande spéculation, avec d’importants investissements étrangers : la fameuse « railway mania ». Si le chemin de fer est d’abord destiné au trafic minier, il est ensuite appliqué aux passagers. Mais cette technologie effraie également : bien des médecins théorisent que les vitesses atteintes par le train (pourtant à l’époque fort réduites) pourraient avoir un terrible impact sur le cerveau des passagers. On retrouvera le même genre de propos, un siècle plus tard, à propos de l’avion. Plus concrètement, les accidents terrifient. En 1842, la catastrophe ferroviaire de Meudon, qui voit mourir des dizaines de personnes dont le navigateur Jules Dumont d’Urville, choque ainsi l’opinion : c’est le premier drame de ce type en France. Plus largement, le réseau ferroviaire français garde un net retard par rapport à son équivalent anglais, quatre fois plus développé. Il n’en reste pas moins que durant la monarchie de Juillet, la France est plus que jamais connectée, facilitant la circulation des hommes, et des idées.

Peinture représentant l'explosion du train de Meudon.
Cette peinture représentant l’accident de Meudon fait ressentir l’horreur perçue par les contemporains devant ce drame de feu et d’acier d’un genre nouveau.

 

Un dynamisme intellectuel

La France est ainsi très nettement influencée par les apports culturels étrangers après le repli impérial. D’Angleterre et d’Allemagne vient ainsi le romantisme, qui casse totalement les codes du classicisme. L’heure est à la déprime, à l’insatisfaction, au mal-être, le fameux « mal du siècle », qui conduit à relativiser le passé, notamment par une redécouverte d’un Moyen Âge glorifié, fantasmé. La peinture manifeste d’un attrait parfois morbide pour la violence, tandis qu’un renouveau religieux ambigu se fait jour : la ferveur revient en force, mais de manières qui n’entrent pas toujours dans le cadre des dogmes professés par l’Église. Le courant romantique est par ailleurs complexe, politiquement parlant : initialement conservateur et critique de la Révolution et de la modernité (comme en témoigne Chateaubriand), il finit par se révéler déçu de la Restauration, et une nouvelle vague de romantiques adopte au contraire une attitude révolutionnaire. L’évolution politique radicale de personnalités comme Lamartine, et surtout Hugo en témoignent.

Gravure représentant les affrontements dans la salle lors de la représentation d'Hernani
La célèbre bataille d’Hernani rappelle que les disputes artistiques et littéraires suscitent des passions loin d’être anodines.

L’heure est également à un renouveau historique, tant à gauche qu’à droite, avec des buts politiques. On a vu dans les épisodes précédents comment Guizot, par exemple, est un historien avant tout, dont la vision politique est aussi formée par son rapport au passé, notamment la révolution anglaise. De même, on a vu la manière dont Louis-Philippe a espéré faire de l’histoire un facteur d’unité nationale. Mais l’heure est aussi à un début de scientifisation de l’histoire : on prend conscience des évolutions progressives des choses, de l’importance du contexte ; on apporte surtout une intention beaucoup plus grande aux archives, qui sont triées, publiées, mises en valeur. C’est l’époque où Michelet débute, avec une œuvre tentant de se détourner des grandes figures pour s’orienter vers « le Peuple », non sans a priori… L’époque est aussi à la publication de nombreuses histoires de la Révolution, qui, pour certaines, ancrent des clichés durables, comme l’Histoire des Girondins de Lamartine. Ces ouvrages restent souvent avant tout des œuvres littéraires, tournées vers les idées bien plus que les sources : il ne faut pas y voir un âge d’or, mais plutôt un point de départ vers l’histoire scientifique actuelle. L’époque pose en effet les bases de la future science : c’est sous la monarchie de Juillet que Mérimée est chargée de la protection des monuments, tandis que Guizot crée un Comité des travaux historiques, chargé de publier les grands documents de l’histoire de France.

Cette fascination pour le passé infuse d’ailleurs aussi loin des milieux de l’université, et favorise une forme de sociabilité : la société savante. À la fin de la période, on en compte plus de 300, consacrées à l’archéologie et à l’histoire notamment. Elles regroupent de petits érudits locaux qui se lancent dans de grandes monographies, entament des fouilles, accumulent des collections. De qualité inégale, ces travaux fournissent malgré tout souvent une immense base de départ pour des travaux futurs, et participent aussi à la sociabilité d’une élite intellectuelle.

Les sciences connaissent également une période dynamique, nombre de scientifiques formés sous la Révolution et l’Empire poursuivant leur carrière ensuite, autour de l’Académie des sciences, Polytechnique, l’École normale, le Muséum… Les mathématiques jouent notamment un grand rôle, qui a un écho dans d’autres disciplines. C’est ainsi qu’en 1846, par le calcul, Urbain Le Verrier détermine la position de Neptune avant qu’elle soit observée. La physique connaît aussi de grandes innovations, en thermodynamique, en électricité, de même que la chimie avec les travaux de Gay Lussac, ou encore par l’élaboration des daguerréotypes, ancêtres de la photographie. Les sciences naturelles ne sont pas en reste : on inventorie les espèces, et apparaissent les premiers jalons de l’idée selon laquelle elles se transforment, notamment avec Lamarck. L’heure est aussi à de grands progrès médicaux, et à une prise de conscience hygiéniste, poussée notamment par la terrible épidémie de choléra, en 1832.

Daguerreotype représentant Louis-Philippe, âgé et assis dans un fauteuil.
Grâce au daguerréotype, procédé précurseur de la photographie, un nouveau regard sur l’époque nous est offert, ainsi que l’apparence réelle de Louis-Philippe.

 

Pensées politiques d’avant-garde… et nostalgies du passé

L’heure est à l’élan des socialismes ultérieurement qualifiés d’utopiques. Ils sont notamment marqués, assez souvent, par la religion, Jésus étant perçu comme le premier des socialistes. Les courants sont très divers, mais se réunissent autour de la dénonciation des inégalités du système. Si on les qualifie d’utopiques, c’est souvent car ils paraissent peu concrets, et élaborent un système idéal, tel que la « cité idéale » de Cabet. À l’inverse, pour Blanqui, il faut d’abord faire la révolution, et ensuite réfléchir à la question sociale. Tous ces courants s’opposent également sur la place que doit occuper l’État, ou encore celle qui doit revenir aux associations.

Un courant particulièrement important durant tout le siècle est celui initié par Saint-Simon, pour qui le pouvoir doit quitter les mains des « inutiles » (militaires, rentiers, fonctionnaires), pour être récupéré par les producteurs (savants, industriels, ouvriers), grâce à qui le niveau de vie de l’ensemble de la société (et donc des masses) sera amélioré. Cet idéal repose donc beaucoup sur l’idée que le progrès sera forcément positif, et que les fameux « producteurs » (dont les rapports de pouvoir entre eux sont parfois sous-estimés) sont mus par la bonne volonté. Les héritiers de Saint-Simon partent ensuite dans divers courants, certains tendant vers un socialisme affirmé, avec un rejet de la propriété héréditaire, tandis que d’autres évoluent vers un mysticisme de tendance sectaire. Il n’en reste pas moins que le Saint-Simonisme, dans sa forme la plus compatible avec le monde capitalisme, influence fortement plusieurs acteurs économiques importants du Second Empire.

Représentation d'un phalanstère, dans "L'Avenir" de Victor Considérant
Le phalanstère, sorte de communauté autonome, est un des modèles de société emblématiques proposés à cette époque.

Dans d’autres registres, Charles Fourrier théorise le phalanstère, une sorte de communauté autogérée, tout en dénonçant les mondes de l’industrie et du commerce. Plusieurs tentatives de concrétiser sa pensée ont par la suite vu le jour, notamment aux États-Unis, propices à ce genre de communauté, mais sans succès. Le mouvement a en revanche nettement influencé le mouvement coopératif. Cabet, pour sa part, théorise une société communiste, l’Icarie, mais là aussi, une tentative de concrétisation échoue. On peut cependant souligner que ces fameux « utopiques » ont su, parfois, tenter de donner un tour bien concret à leurs idées. Tout aussi concrètement, Buchez théorise et met en pratique les associations ouvrières, comme illustré par le journal L’Atelier. Pour sa part, Louis Blanc imagine un secteur nationalisé offrant aux ouvriers le bénéfice de leur travail : il aura l’occasion d’appliquer, de façon très partielle, ses idées en 1848. Dans un tout autre registre, Proudhon théorise pour sa part l’anarchisme, avec une critique radicale de la propriété. Bien que très différents, ces courants se sont réunis par l’inquiétude qu’ils suscitent chez les propriétaires, gros comme petits. La paysannerie reste en effet totalement hermétique à ces courants, ce qui est évidemment crucial pour comprendre l’issue de 1848 : dans une France encore majoritairement rurale et attachée à une petite propriété chèrement acquise, les idéaux socialistes se heurtent à un mur.

À l’autre bout de l’échiquier politique, il ne faut évidemment pas négliger les théoriciens de la contre-révolution, à l’image de gens comme Louis de Bonald et Joseph de Maistre. La Révolution y est pensée comme une calamité à laquelle il faut remédier, tout en purgeant la monarchie des erreurs qui y ont conduit. Face au rationalisme des Lumières et à une société régie par un contrat social, ils opposent la notion de droit divin, et de société ordonnée par la Providence, où chacun tient son rang. Leur pensée est évidemment catholique, et condamne protestantisme et judaïsme comme facteurs de subversion. À la même époque prospère également une lecture complotiste de la Révolution, née dès les années 1790 sous la plume de l’abbé Barruel, selon laquelle elle serait le fruit d’un complot maçonnique. Au-delà de cette lecture, la dénonciation de la philosophie des Lumières (quitte à en gommer la diversité) devient une constante chez les réactionnaires.

Enfin, la pensée libérale bénéficie aussi de ses théoriciens, que ce soit autour des journaux d’opposition de la Restauration, ou encore dans les écrits de Tocqueville, qui publie dans les années 1830 De la démocratie en Amérique. À travers cette étude, il réfléchit plus largement aux évolutions politiques et à leurs impasses. Tandis que Guizot pense pouvoir figer la démocratisation du pays, Tocqueville la juge inévitable, et considère qu’il faut s’y préparer pour en limiter les dangers. En premier lieu, selon lui, l’égalitarisme trop poussé peut conduire à la tyrannie. En définitive, donc, nous avons là une période où, à la faveur d’une liberté croissante de la presse, les idées circulent, et la pensée est stimulée. Bien évidemment, les réalités de la vie politique et de ses conflits ramènent ensuite cette pensée à ses aspects plus concrets…

 

Féminismes et ordre masculin

Le début du XIXe siècle est marqué par l’ancrage d’un ordre strictement patriarcal, incarné par le Code civil napoléonien. Le retour de la monarchie est loin d’incarner une amélioration : en 1816, Louis de Bonald interdit le divorce, vu comme une menace pour l’ordre social et familial. Sociétés révolutionnaires et contre-révolutionnaires s’unissent donc dans le sexisme, et le rétablissement du divorce reste l’un des objectifs majeurs des mouvements féministes jusqu’à la loi Naquet de 1884. Pouvoir se libérer de la tutelle d’un mari est en effet une étape évidente dans l’émancipation d’une femme.

La période est donc l’objet de deux mouvements opposés. D’une part, l’approche scientifique en vogue à l’époque conduit à tenter de rationaliser l’infériorité des femmes selon des critères biologiques, afin de légitimer l’état des choses. D’autre part, les femmes ne restent pas inactives, et luttent pour leur droit. On les retrouve très présentes dans les courants socialistes utopiques. Des femmes comme Claire Bazard, Cécile Fournel et Marie Talon jouent ainsi un grand rôle dans le mouvement saint-simonien, quitte parfois à s’en éloigner lorsqu’elles ne s’accordent plus avec ses positions. Il n’en reste pas moins que le saint-simonisme, ainsi que le fouriérisme, donnent une place nouvelle aux femmes. Ce n’est évidemment pas universel à gauche : on connaît notamment le sexisme de bas étage d’un Proudhon.

Couverture du premier numéro de "La Femme libre"
Ce premier numéro de La Femme Libre, en 1832, montre bien les passerelles érigées entre féminisme et mouvement prolétaire.

La liberté de la presse est aussi une liberté pour les femmes. Jeanne Deroin dénonce ainsi en 1831 la « soumission des femmes », et donne un tour concret à sa pensée lorsqu’elle refuse, lors de son mariage, de prendre le nom de son époux. Pour cette chrétienne, la sacralité du rôle des mères ne doit pas justifier leur exclusion de la vie politique, mais est au contraire étroitement liée à leur implication dans la vie collective. En 1849, elle se présentera même comme députée, malgré des critiques générales, y compris dans son camp, et est l’une des premières à dénoncer un suffrage universel strictement masculin.

D’autres figures méritent d’être relevées, comme Désirée Veret, qui lance en 1832 La Tribune des femmes. Mais la plus célèbre est probablement Flora Tristan, femme indépendante qui est même la cible d’une tentative d’assassinat de son mari après leur séparation, et qui se rapproche là aussi des mouvements ouvriers. Les liens entre ces derniers et le féminisme sont en effet fréquents, ce qui explique aussi le rôle non négligeable des femmes lors des révolutions de 1830 et 1848. Si, à chaque fois, ces mouvements ont ensuite été renvoyés dans les cordes par les nouveaux pouvoirs, il ne faut donc pas oublier que la société patriarcale faisait déjà, à l’époque, l’objet de critiques, et que le combat féministe était loin d’être incompatible avec la lutte des classes.

 

Pour aller plus loin

La bibliographie des épisodes précédents reste évidemment de mise ici, qu’il s’agisse des deux livres d’André Jardin et André-Jean Tudesq, La France des notables volumes 1 et 2 parus chez Seuil (1973), le tome Monarchies postrévolutionnaires de Bertrand Goujon (Seuil, 2012), La Révolution inachevée de Sylvie Aprile (Belin, 2009), La France du XIXe siècle de Francis Démier (Seuil, 2000), et le manuel La France au XIXe siècle de Dominique Barjot, Jean-Pierre Chaline et André Encrevé (PUF, 3e édition en 2014), ainsi que le petit livre d’Hervé Robert La monarchie de Juillet (CNRS éditions, 2017).

Pour cet épisode, le deuxième volume de Jardin et Tudesq est particulièrement important, car il étudie la France de l’époque au fil des grandes régions, faisant ressortir les disparités du territoire en s’appuyant sur de nombreuses études de détail. Évidemment, l’ouvrage commence à dater, avec ses cinquante ans, mais son approche est assez incontournable. Les livres de Barjot/Chaline/Encrevé, Goujon et Aprile contiennent pour leur part chacun des parties plus thématiques qui ont été très précieuses pour cet épisode.

Enfin, sur la question de la place des femmes à l’époque, je recommande L’âge d’or de l’ordre masculin, La France, les femmes et le pouvoir, 1804-1860, d’Éliane Viennot (CNRS éditions, 2020).

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