Le 1er janvier 2016, Mein Kampf, texte fondateur du nazisme, entrera dans le domaine public, son auteur étant mort depuis 70 ans cette année. La date était attendue depuis déjà quelques temps pour les questions qu’elle soulèverait : comment un texte aussi marqué historiquement évoluerait une fois dans le domaine public, alors que plusieurs législations en interdisent la publication depuis des décennies ?
L’éditeur Fayard en annonce d’ores et déjà une republication, accompagnée de commentaires d’historiens, ce qui a suscité la colère de Jean-Luc Mélenchon, dans une tribune publiée sur son blog : « Non ! Pas Mein Kampf quand il y a déjà Le Pen ! » N’ayant jamais lu de cet ouvrage plus que les classiques extraits dans les manuels scolaires, je ne m’aventurerai pas à donner d’analyse sur le fond du texte : l’historien Christian Ingrao, spécialiste du sujet, s’est déjà livré avec talent à l’exercice, de même que l’excellent blogueur Jean-Christophe Piot. Je voudrais en revanche essayer de creuser d’autres questions posées par ce débat.

Y-a t’il encore des textes interdits ?
Interdire les textes immoraux, la pratique est ancienne et a été souvent exercée, qu’ils s’agisse de traquer les hérésies, les atteintes aux bonnes mœurs ou les incitations à la haine. Bien entendu, dans le cas de Mein Kampf, la nature nauséabonde du texte fait quasi-consensus, aussi sa censure n’est-elle pas aussi inquiétante que d’autres. Néanmoins, l’entrée dans le domaine public pose la question de la large diffusion des textes. Doit-il y avoir des exceptions ? Faut-il ôter définitivement des œuvres du domaine public pour en interdire la publication ? Le cas échéant, qui pourra choisir en toute neutralité ce qui doit être conservé ou non ? Autant de vastes questions qui nécessitent d’être posées pour des textes beaucoup moins marqués que Mein Kampf, pour vraiment saisir quelle toile nous pourrions tisser autour de nous.
Cette question reste cependant assez dérisoire à l’heure d’internet. Si beaucoup parlent d’évolution du droit d’auteur, c’est avant tout parce que le web a abattu bien des frontières et facilite totalement l’accès à l’écrit. Comme le souligne Christian Ingrao, des PDF de Mein Kampf sont, d’ores et déjà, très faciles d’accès via Google, et l’annulation d’une édition papier ne changera probablement rien à la donne : ceux qui cherchent l’ouvrage l’ont probablement déjà trouvé. En réalité, (s’)interdire de publier Mein Kampf ne suscitera qu’un malheureux effet Streisand. Dans la mesure où le public qui adhère déjà à ces idées y adhère car « ce sont des vérités qu’on n’a pas le droit de dire », ce serait au contraire une claire consolidation de leurs discours.

Plus que Mein Kampf lui même, c’est donc sur la thématique globale qu’il faut s’interroger : une non-publication, même par autocensure, ne risquerait-elle pas de créer un précédent qui toucherait ensuite des œuvres qui font bien moins consensus contre elles ?
Peut-on raconter l’histoire en coupant les écrits litigieux ?
Le grand public n’en a pas forcément conscience immédiatement, mais le travail de l’historien repose avant tout sur l’étude d’une multitude de documents, dont énormément de textes, souvent engagés. L’exercice du commentaire de texte est, de fait, la base des études d’histoire et cela amène forcément l’historien à se confronter à des documents qui, de notre point de vue, sont dérangeants.
En creusant dans des archives pour étudier l’histoire du paquebot Normandie dans mon mémoire de Master, j’ai parfois eu la surprise de trouver au détour d’un document quelques lignes de pur antisémitisme, qui rappelaient brutalement le climat de la France des années 1930. Pour dérangeantes qu’elles aient été, ces quelques lignes étaient pourtant également une source de compréhension nécessaire de l’esprit de l’époque, et de ce qu’il a créé.

De la même manière, il m’arrive chaque année de faire étudier à mes étudiants les textes de conservateurs du XIXe siècle qui feraient souvent passer Christine Boutin pour une progressiste gauchiste, ou encore des extraits de Drumont, figure de proue du mouvement antisémite en France à l’époque. En faisons-nous pour autant l’éloge ? Bien au contraire, il s’agit d’en démêler la forme et le fond pour comprendre comment des gens ont pu, en toute sincérité, penser et écrire ce qui apparaît aujourd’hui à la plupart comme une énormité.
Comprendre le passé, ou le juger ?
Nous sommes, depuis longtemps, formés à juger et critiquer. Nous distribuons les bons et mauvais points, avons des convictions très ancrées sur ce qui est juste et injuste, sur ceux qui ont tort et raison. Au quotidien, cette vision binaire des choses nous empêche bien souvent de comprendre l’autre, et pousse chacun dans ses derniers retranchements, coupant court à toute discussion constructive. Quand il s’agit d’histoire, la chose est pire : face à ses documents, l’historien monologue et construit son analyse à partir de sa vision des choses.
Il est facile de sombrer dans des jugements hâtifs du passé, pour plusieurs raisons. D’une part, nous avons des convictions qui, bien généralement, sont plus progressistes que par le passé : bien des documents d’époque nous semblent donc arriérés par leur racisme, leur misogynie et ainsi de suite. Surtout, nous avons la chance de connaître la suite de l’histoire. Il est facile de condamner les partisans de la paix en 1938 quand nous savons qu’Hitler a envahi la Pologne un an plus tard. Eux ne le savaient pas. Il est aisé de critiquer celui qui n’a pas vu venir ce qui nous semble évident, car nous savons ce qui s’est passé. Cette tendance au jugement aisé est ce que je critiquais particulièrement chez Henri Guillemin. En effet, l’historien doit aller plus loin.

Il est donc sans intérêt de juger l’homme du passé pour ses archaïsmes : notre principal mérite en la matière est d’être arrivés après lui. Nous pouvons donc nous moquer de leurs aveuglements, de leurs erreurs… Nous ne les comprendrons alors jamais. Analyser leur pensée, leur façon de l’exprimer ; comprendre quel était leur vision à eux, fondée sur leurs codes, leur culture, leurs croyances : voila qui peut nous permettre de bien saisir l’origine de leurs erreurs… Et de mieux apercevoir celles que nous pouvons connaître aujourd’hui.
Ne pas se tromper de cible
Analyser Mein Kampf, comme tout texte du passé, c’est donc s’interroger sur une pensée aujourd’hui dépassée. Bien entendu, il est évident pour l’écrasante majorité d’entre nous qu’Hitler avait tort. À vrai dire, cela importe peu car lui comme le nazisme sont morts et même les mouvements d’extrême droite actuels évitent de s’en revendiquer. Ce qui importe réellement, c’est de comprendre comment des millions d’individus ont pu adhérer à un texte qui paraît aujourd’hui totalement outrancier. La question peut concerner bien d’autres aveuglements, des affiches de propagande totalitaires aux fanatismes religieux. Dans tous les cas, nous devons toujours nous souvenir que si les errances du passé nous semblent incompréhensibles et énormes, nos propres errances paraîtront évidentes à nos descendants, alors que nous n’en avons aucunement conscience.
Il est peu probable que les antisémites de nos jours brandissent à nouveau Mein Kampf, tout comme les racistes de tout poil n’agitent pas Tintin au Congo en étendard, et il ne faudrait donc pas se tromper de cible. Ce genre de texte, inscrit dans un contexte déjà dépassé, n’a ni la puissance ni l’efficacité de bien d’autres discours actuels, tout aussi tendancieux, mais bien plus néfastes car rendus efficaces par leur actualité. C’est vers eux, avant tout, qu’il faudrait se tourner. Hitler ne tuera plus, mais bien d’autres sont prêts à prendre la relève.
Magnifique article. Franchement c’est les mêmes arguments que j’aurais pu dire.
J’aimeJ’aime
Mais reste une question : à partir de quand un texte devient-il un objet historique ?
La loi actuelle fait passer un texte dans le domaine publique 70 ans après la mort de son auteur. Cette durée a évolué dans le temps (augmentation constante sous pression des éditeurs). C’est au final un décision arbitraire. Aurait-on pu faire domber le tabou sur « mon combat » dès 1946 ?
J’aimeJ’aime
Note : je poste ce commentaire en Octobre 2019, tandis que le débat sur la publication en 2020 par les éditions Fayard d’une édition commentée de Mein Kampf refait surface.
—
Ce débat me rappelle, dans une certaine mesure, celui sur les statues d’esclavagistes aux États-Unis. Il y a deux ans, j’avais discuté avec un Afro-américain lors d’un voyage à la Nouvelle-Orléans au sujet de la statue d’Andrew Jackson qui trônait au milieu d’un parc de la ville. Son point de vue était le suivant : il n’est pas question d’interdire ou de renier le passé et l’Histoire. En revanche, une statue comme celle-ci pourrait très bien être un objet de musée, accessible à l’étude et l’analyse par les historiens, plutôt qu’un monument public devant lequel lui-même, dont la famille a subi l’esclavage, passe tous les jours. C’est une position qui m’a semblé très pertinente.
Je me pose donc la même question ici sans arriver à réellement trancher. Ne pourrait-on pas imaginer interdire la publication en n’interdisant pas l’œuvre (au sens littéraire du terme, hein) ? Je pense raisonnable la demande d’une interdiction de publication, qui plus est par des gens ayant été directement ou indirectement confrontés au nazisme. Comme tu l’as souligné dans tes tweets, on ne connaît pas la forme que prendra cette réédition, ni même si le livre sera facilement accessible. J’ai du mal à croire qu’on le trouvera en tête de gondole à la Fnac pour être honnête. Néanmoins, et je me trompe peut-être, je n’ai pas l’impression que l’édition sera purement à destination des historiens.
Je serais ravi d’avoir ton avis à ce sujet 🙂
J’aimeJ’aime
Ma position s’en approcherait sans être totalement la même. Une statue est, par définition, un objet unique (ou presque) qui occupe l’espace public. La déplacer de cet espace public (où c’est un hommage) à un espace de mémoire comme un musée (où ça devient une pièce historique) est donc à la fois pertinent et efficace pour sortir la statue et le personnage de la dimension d’hommage initiale. Dans le cas des écrits, c’est plus compliqué, car l’écrit n’est pas unique, il circule et se reproduit. En d’autres termes, Mein Kampf est de toute façon voué à tourner, que ce soit en PDF diffusés sur des sites crades, ou dans son éditions par les NEL, maison d’extrême droite qui l’a initialement publié et continue à le diffuser. Quand bien même elle n’en aurait plus le droit, combien d’exemplaires continueraient à circuler chez les bouquinistes et autres, et gagneraient alors un caractère inédit et sacré ? Du coup, ce serait improductif. D’autant que quand on parle d’interdiction, je me méfie toujours de qui se donne le pouvoir d’interdire, par peur qu’il interdise autre chose ensuite.
Pour moi, une édition telle que celle de Fayard (1000 pages, avis d’experts, et ainsi de suite), avec probablement un prix qui sera une barrière supplémentaire, n’est pas destinée à être vendue à grande échelle. Et c’est aussi à l’éditeur et aux libraires de prendre leur responsabilité. S’ils choisissent de le mettre en avant sur les présentoirs, ils font le choix de le diffuser au-delà de son public cible, et je désapprouve. S’ils ont deux/trois exemplaires en réserve, éventuellement un en rayon d’histoire universitaire, et qu’ils le vendent au public concerné, c’est très bien.
Du coup, plus qu’une interdiction, je pense que c’est à la maison d’édition et aux médias et distributeurs de prendre leurs responsabilité : soit ils le vendent comme n’importe quelle édition commentée de texte historique, c’est-à-dire à peu de tirage, sans grosse promotion, et ils auront fait leur boulot. Soit ils font une grosse promo, plein d’articles et tout un bordel, et là, ce sera honteux de leur part.
J’aimeJ’aime