Vente aux enchères, buzz et souvenirs : le télégramme du Titanic

J’ai déjà eu l’occasion de montrer dans ces lignes à quel point le naufrage du Titanic, par son caractère à la fois universel et exceptionnel, pouvait être un véritable laboratoire d’étude pour plein d’aspects de l’histoire telle qu’on la traite. J’ai ainsi déjà évoqué l’obsession d’un appel aux sciences dures pour prouver tout et n’importe quoi (le fameux marronnier des rivets défectueux), ainsi que les récupérations politiques plus ou moins grossières.

Je ne pensais pas remettre le sujet sur le tapis avant quelques temps, jusqu’à ce que je voie passer sur Twitter un titre pour le moins racoleur du Soir Mag : « Titanic: l’incroyable télégramme qui aurait pu sauver des vies a été retrouvé« . Mon sang n’a alors fait qu’un tour, et j’ai resaisi mon clavier pour profiter de l’occasion afin de :

  1. Casser du titre putaclic, sport ô combien jouissif
  2. Évoquer rapidement le sujet des objets de mémoire et de collection et de leur marchandisation, histoire de quand même avoir un sujet de fond sérieux dans cet article, non mais.
Remis en contexte, le caractère sensationnaliste du titre ressort tout de suite plus, en côtoyant les souris passeuses de drogue et les unes racoleuses.
Remis en contexte, le caractère sensationnaliste du titre ressort tout de suite plus, en côtoyant les souris passeuses de drogue et les unes racoleuses.

 

L’objet du scandale

Comme souvent lorsque le Titanic apparaît dans la presse ces derniers temps, l’origine de l’affaire touche à un objet mis en vente pour un prix dérisoire (20 000 dollars seulement). Il s’agit cette fois d’un télégramme envoyé la nuit du naufrage : on ne sait pas précisément quand. Une bonne partie des caractères sont effacés partiellement, notamment le lieu de réception (que je n’arrive pas à lire mais qui se trouve à New York. La ligne suivante mentionne la station de Cape Race, à Terre-Neuve, avec laquelle communiquait le Titanic le soir de la collision. C’est par elle que passaient la plupart des messages qu’il destinait à la terre ferme, nous y reviendrons.

Le texte peut être traduit ainsi : "CQD CQD SOS SOS ; Du MGY (RMS Titanic) ; Nous avons heurté iceberg ; Coulons vite ; Venez à notre secours ; Position : Lat 41°46 N. Long 50°14 O." Pas vraiment un message que l'on enverrait à sa compagnie pour la prévenir de la situation.
Le texte peut être traduit ainsi : « CQD CQD SOS SOS ; Du MGY (RMS Titanic) ; Nous avons heurté iceberg ; Coulons vite ; Venez à notre secours ; Position : Lat 41°46 N. Long 50°14 O. » Pas vraiment un message que l’on enverrait à sa compagnie pour la prévenir de la situation.

Le contenu, pour sa part, est semblable à la plupart des messages émis par le paquebot que nous connaissons déjà (recensés ici, traduction ). Une répétition des signaux de détresse utilisés ce soir-là, CQD et SOS, l’indicateur télégraphique du Titanic, MGY, également répétée, l’annonce que le paquebot a heurté un iceberg et coule vite, un appel à venir rapidement à son secours, et sa position (par ailleurs erronée, comme cela a été découvert bien plus tard).

En soi, le texte n’apporte rien de nouveau. Il pourrait correspondre à un télégramme reçu par Cape Race à 22 h 35 (heure de New York). L’objet, quant à lui, a été authentifié : le papier, l’encre… Tout semble effectivement dater de cette nuit-là. Cela n’est, du reste, guère étonnant : plusieurs stations ont capté les signaux de détresse du Titanic et les ont rapportés, tant en mer que sur terre, et il n’est donc guère surprenant qu’on en retrouve aujourd’hui. Bien conservés et mis en valeur, ils peuvent valoir très cher. Et dans le cas qui nous intéresse, l’emballage promotionnel est alléchant à plusieurs titres.

Sauveur de vies ?

Revenons tout d’abord sur le titre à tendance buzzesque de l’article du Soir. Je lui reconnais aussitôt une qualité : il attire l’œil, d’autant que le côté « des vies ont été perdues à cause d’un tout petit bout de papier », romanesque à souhait, garantit forcément une propagation virale efficace. Peu importe qu’ensuite, jamais cette histoire de vies potentiellement sauvées ne revienne dans l’article ! Et pour cause : ce titre est, dans les faits, mensonger et indéfendable.

Rappelons quelques éléments : les premiers signaux de détresse ont été émis par le Titanic vers 22 h 25, heure de New York. Cette question des heures est primordiale : à l’époque, chaque navire calculait son heure en fonction du soleil et de sa course : ce 22 h 25 correspond donc à 00h15 sur le Titanic, mais un autre navire se trouvant précisément à la même longitude que lui aurait pu avoir une heure sensiblement différente s’il naviguait plus vite ou plus lentement. Bref, cette concordance des heures entre navires est un véritable casse tête et nous nageons toujours dans l’approximation, surtout en ce qui concerne les heures d’envoi des messages. Retenons néanmoins quelques heures importantes : le Titanic a heurté un iceberg à 23 h 40 (après quoi l’équipage a mis un certain temps à prendre conscience de la gravité de la situation), a mis son premier canot à l’eau vers minuit 40, et a totalement sombré à 2h20 du matin. Le dernier canot mis à l’eau en bonne et due forme est parti vers 2 heures 5, après quoi l’équipage a tenté de mettre à l’eau les deux dernières embarcations, plus difficiles d’accès, et qui n’ont pu servir que de radeaux de fortune.

A l'exception du Californian, dont la radio était éteinte durant le naufrage, les gros navires présents aux alentours ont entendu les appels du Titanic et y ont répondu. Aucun, pourtant, n'a pu intervenir à temps. (Schéma par AvelKeltia, CC0 sur WM Commons)
À l’exception du Californian, dont la radio était éteinte durant le naufrage, les gros navires présents aux alentours ont entendu les appels du Titanic et y ont répondu. Aucun, pourtant, n’a pu intervenir à temps. (Schéma par AvelKeltia, CC0 sur WM Commons)

Ces explications sont nécessaires pour comprendre le temps dont a disposé l’équipage : l’évacuation du navire s’est faite en environ une heure et demie. Dans ce temps, 18 embarcations ont été mises à l’eau, avec à leur bord un peu plus de 650 personnes, auxquelles on ajoutera la quarantaine de survivants récupérés sur les deux autres canots, partis totalement à l’arrache, soit un total de 711 rescapés (le chiffre varie parfois légèrement, les listes n’étant pas exemptes de défauts). La capacité totale des canots était de 1 178 personnes. Ce sont donc plus de 450 places qui n’ont, pour diverses raisons, pas été occupées. Lorsque, après 2 h 20, un millier de personnes se sont retrouvées agonisantes dans l’eau glacée, il a été impossible aux canots, même en partie vides, de revenir. Les risques de submersion étaient trop grands. Même l’officier Harold Lowe, célèbre pour être « celui qui est revenu », a attendu que les cris s’éteignent pour aller chercher d’éventuels survivants. Il n’en trouva pas une dizaine.

Tout autre navire qui aurait amené des canots supplémentaires se serait retrouvé dans la même situation. Soit il serait arrivé avant 2 h 20 : il aurait alors fallu faire descendre ses propres canots, les faire remonter au niveau des ponts du Titanic, les charger et les redescendre (et cela alors même que l’équipage du Titanic n’avait pas eu le temps de mettre à l’eau tous les canots déjà à sa disposition !), soit il serait arrivé après, et se serait retrouvé face au même dilemme qu’Harold Lowe.

De jour, les opérations de récupération des canots ont pris 4 heures. Sauver des naufragés de nuit, et sans lune, aurait été encore plus laborieux.
De jour, les opérations de récupération des canots ont pris 4 heures. Sauver des naufragés de nuit, et sans lune, aurait été encore plus laborieux.

Surtout : dans la mesure où ce télégramme n’est pas le seul envoyé, loin de là, tous les navires des environs pourvus d’une radio en état de marche étaient au courant, qu’il ait été envoyé ou non. C’est là que le titre du Soir est le plus mensonger : pour que ce message change la donne, il aurait fallu qu’il soit le seul. Or, nous savons depuis 1912 que le Titanic a envoyé en continu de tels signaux, jusqu’à la fin. Sur ce terrain là, donc, il n’apporte rien. Mais, ici, Le Soir joue sur la corde sensible du petit détail qui aurait pu tout changer : c’est un schéma auquel nous sommes très réceptifs.

A charge contre la compagnie ?

Fort heureusement, le vendeur du télégramme n’use pas de ficelles aussi grosses pour souligner son caractère inédit. Il profite du fait que le télégramme est destiné à Philip Franklin, vice président New Yorkais de la White Star Line. En effet, la nuit du naufrage et le lendemain, celui-ci a longtemps tergiversé, déclarant ne rien savoir de précis (la presse elle-même supposait le paquebot encore à flot, à l’exception du New York Times, qui avait tenté d’annoncer le naufrage sans en avoir de preuve formelle, et y a gagné une certaine notoriété). Ce télégramme pourrait alors prouver que Franklin savait déjà que le fleuron de sa compagnie avait coulé, et a menti. C’est sur cette supposition que repose une grande partie de la valeur du bout de papier.

Seulement, là encore, le télégramme n’apporte pas grand chose de plus. Il ne semble pas que le Titanic ait directement cherché à prévenir Franklin : le télégramme émane ici de la station de Cape Race, qui a très bien pu, recevant les signaux de détresse du Titanic, choisir de les transférer au plus tôt à la compagnie. Ceci est renforcé par le fait que le message appelle à venir au secours du paquebot. À moins d’abriter également les assurances Crimson (les vrais comprendront), le siège New Yorkais de la compagnie aurait eu bien du mal à venir au secours du navire en perdition. Il n’était donc pas la cible première de ce télégramme, qui ne différait pas de tous les autres messages de détresse dont la presse avait déjà connaissance. Presse qui, pourtant, ne croyait pas à la disparition du navire.

Au matin du 15 avril, alors que le Titanic a coulé depuis plusieurs heures, les journaux affirment qu'il est remorqué au Canada après un accident sérieux, mais non fatal.
Au matin du 15 avril, alors que le Titanic a coulé depuis plusieurs heures, les journaux affirment qu’il est remorqué au Canada après un accident sérieux, mais non fatal.

Par ailleurs, si nous savons que le message a été reçu le 15 avril (date lisible), rien n’indique à quelle heure il est parvenu à son destinataire… s’il lui est parvenu. Dans tous les cas, il n’aurait pas reçu d’information supplémentaire par rapport à ce que tout le monde savait alors. C’est là qu’il convient de se replacer dans le contexte de l’époque : l’information, circulant plus lentement, laissait beaucoup plus la place aux rumeurs et intoxications. Deux jours après le naufrage, des journaux français continuaient à croire que le Titanic s’en était tiré ! Cette confusion est un élément nécessaire pour cerner le déroulement des faits.

En bref, ce télégramme n’a pas un caractère plus exceptionnel que les autres télégrammes liés au Titanic, il ne nous apprend rien que l’on ne savait déjà, et le discours lui conférant un caractère inédit tient surtout à des spéculations. Ce discours, pourtant, assurera une visibilité à l’objet, qui permettra de faire augmenter son prix déjà élevé, ce qui nous amène à parler de ces objets historiques devenus un véritable business.

Collectionnite et enchéromania

L’Histoire est une source inépuisable de richesse pour les collectionneurs d’objets : les uns chérissent les médailles du papy qui a fait Verdun, les autres regardent avec tendresse de vieilles éditions de livres rares, et les objets liés aux personnes célèbres attirent toujours autant les amateurs. Dans le cas du Titanic, il ne se passe pas une année sans que de nouveaux objets surgissent et soient mis aux enchères.

Les prix ont de quoi donner le tournis. De simples cartes postales originales faisant la promotion d’autres navires de la White Star peuvent déjà atteindre, sur Ebay, des prix dépassant les 50 € (l’équipe de VVS au grand complet se souvient d’ailleurs d’une épique veillée pour aider une amie à décrocher un de ces chers objets !). Lorsque le Titanic est l’objet de la carte en question, le prix peut vite augmenter, pour des objets pourtant produits en masse.

Lorsqu’un caractère inédit s’y joint, les choses sont alors beaucoup plus vivaces. Ainsi, une lettre écrite par Lady Duff Gordon, survivante du naufrage, dans les mois qui ont suivi, a été vendue en janvier pour 12 000 dollars. Ici, nul besoin d’affabuler : la simple signature du document suffisait à son aura. Le 30 septembre dernier, nouvelle vente groupée : un menu original du Titanic, sauvé par un passager, s’est vendu pour 80 000 €, tandis qu’un billet pour les bains turcs, également venu du paquebot, se vendait à 10 000 € : ici encore, nul besoin de broder : le fait qu’il soit certain que les objets se sont trouvés à bord suffisait à assurer un gros prix, sans qu’il soit besoin de leur créer une légende.

Des objets provenant du Titanic se vendent à des prix astronomiques, comme récemment un menu pour 80 000 euros.
Des objets provenant du Titanic se vendent à des prix astronomiques, comme récemment un menu pour 80 000 euros.

D’autres fois, néanmoins, un enrobage est nécessaire. Ainsi, un violon appartenant au chef d’orchestre Wallace Hartley (chose certifiée) est devenu le violon dont il jouait le soir du naufrage (chose qui a soulevé maints débats chez les spécialistes), ce qui lui a fait gagner une forte valeur… sans parler de la publicité. En d’autres cas, le business prend une tournure nauséabonde, comme dans le cas d’une série de montres… en acier supposé repêché sur l’épave.

Et là vient un souci : lorsque l’Histoire devient du merchandising, et lorsque les sommes visées sont si élevées, les manipulations deviennent courantes et, en un sens, nécessaires. Bien souvent, les expertises sont aussi formelles sur certains points (ici, l’authenticité du télégramme, que nul ne remet en doute) qu’elles sont vagues sur d’autres (ici, le contexte, spéculé). Si, dans le cas présent, la chose reste anecdotique, cela peut avoir des effets désastreux. Pensons, par exemple, aux dégâts historiographiques que pourrait causer une fausse lettre attribuée à un homme influent.

Dans le cas présent, une connaissance des faits permet de retourner le marketing sans problèmes. Encore faut-il les connaître. Mais la simple logique devrait également lever des doutes pour démonter le storytelling des vendeurs. Ici, cela consisterait par exemple à se demander pourquoi un navire naufragé écrirait à son patron new yorkais… en lui demandant de venir à son secours. On relèvera du reste que les lignes permettant de modérer les ardeurs des vendeurs (notamment celle mentionnant l’expéditeur) sont les plus effacées d’un document en dehors de ça assez lisible. Coïncidence ?


 

EDIT : le cas Rolling Stone

Le téléphone arabe a parfois des effets surprenants : le titre déjà sensationnaliste du Soir Mag se fait ainsi voler la palme par Rolling Stone qui annonce carrément : « le Titanic aurait pu être sauvé« . Bien entendu, le contenu de l’article ne détaille en rien comment, et se contente de reprendre les infos données par les vendeurs qui ne parlent de rien de tout ça.

Puis, désireux de conclure, l’anonyme auteur ajoute :

Le naufrage reste quoiqu’il en soit mystérieux plus de cent ans après. Si les causes d’un tel accident sont bel et bien connues de tous, beaucoup pensent qu’une telle tragédie aurait pu être évitée. Le bateau n’a vu arriver les secours seulement après plusieurs minutes. Suffisamment longtemps pour que 1513 personnes meurent noyées…

« Le bateau n’a vu arriver les secours seulement après plusieurs minutes » ? Outre que la phrase ne veut rien dire, elle est fausse ! Le premier navire arrivé sur les lieux le fut… quatre heures après les messages de détresse et deux heures après le naufrage. Une simple recherche sur Wikipédia l’aurait confirmé. Quand même le copier-coller n’est plus maîtrisé…

3 commentaires sur “Vente aux enchères, buzz et souvenirs : le télégramme du Titanic

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  1. Merci pour ce très belle article. Cela m’apprend beaucoup de chose (avec vos autres articles) sur le titanic.

    Sinon, j’aimerais savoir quand est ce que vous sortirez la vidéo sur calligula.

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    1. Merci ! Ce ne sera pas la prochaine vidéo, c’est certain. Peut-être la suivante, ou celle encore après : ça va dépendre de comment j’amènerai les choses. J’ai pas mal de sujets sous la main, reste à voir quand et comment ils viendront !

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